Le grand raout annuel du Cigref a consacré Emmanuel Sardet comme successeur de Jean-Claude Laroche, lequel a fortement insisté sur les manques technologiques de la France et de l’Europe.
Si le clou du spectacle de l’assemblée générale du Cigref du 16 octobre dernier était le passage de témoin entre l’ex-président de l’association, Jean-Claude Laroche et le nouveau, Emmanuel Sardet (DSI adjoint et Chief Technical Officer du groupe Crédit Agricole), un autre invité de marque s’est invité à la fête : la dépendance technologique de la France et de l’Europe.
Dès l’entame de son discours, Jean-Claude Laroche, encore président pour une poignée de minutes pose le problème : « Aujourd’hui, l’un des enjeux majeurs auxquels sont confrontés notre continent, ses entreprises et ses administrations publiques, c’est celui des dépendances technologies croissantes que l’Europe a laissé s’installer depuis une trentaine d’années. »
En effet, les infrastructures et les technologies dont dépendent notre continent et son économie sont de façon de plus en plus profonde contrôlées par des acteurs non européens et principalement américain. Jean-Claude Laroche regrette que « Microsoft Amazon Web Services, Google cloud ou Nvidia, par les positions dominantes qu’ils exercent sur le marché européen, capturent une part croissante de la valeur ajoutée générée par nos activités. »
Dans cette concentration économique, comment l’Europe peut-elle maintenir sa compétitivité et son autonomie ? Ces dépendances créent une situation de vulnérabilité croissante pour les entreprises européennes exposées aux décisions unilatérales de ses fournisseurs américains et à des législations a portées extraterritoriale.
Maîtrise technologique qui nous échappe
Le futur ex-président du Cigref cite l’exemple récent de Broadcom qui a brutalement modifié les conditions tarifaires de VMware après son acquisition. Cette décision démontre à quel point nous sommes désormais confrontés à des risques économiques, juridiques et géopolitiques majeurs lorsque la maîtrise technologique nous échappe.
Il devient impératif pour l’Europe de restaurer son autonomie technologique. Cela ne signifie pas pour lui de rompre tout lien avec les fournisseurs américains mais de renforcer la capacité de l’Europe à choisir et à gérer ses interdépendances technologiques.
Certains suggèrent pourtant dans ce contexte que l’Europe concentre ses efforts, par exemple sur l’intelligence artificielle et abandonne la bataille du cloud. Ce serait une lourde erreur, estime Jean-Claude Laroche : « L’intelligence artificielle tout comme le quantique demain reposent sur des infrastructures matérielles puissantes faite de hardware de data center, de réseaux, de télécommunications et de sources d’énergie décarbonée, Sur lesquels nous devons également restaurer une forme de contrôle. Cette reconquête de notre autonomie ne se fera pas par ailleurs, en faisant l’économie d’une régulation beaucoup plus stricte. » Face aux pratiques anticoncurrentielles, aux abus de position dominante et des comportements prédateurs de certains acteurs, nul besoin de renforcer le cadre législatif européen pour réguler ces pratiques, souligne le dirigeant, mais bien de disposer d’une volonté politique, ferme et ambitieuse pour le mettre en œuvre avec rigueur et détermination au service des intérêts de l’économie européenne.
Transfert constant de valeurs vers l’économie américaine
Prenant l’exemple du Digital Markets Act européen, le responsable se demande pourquoi, alors que trois géants américains préemptent plus de 70% du marché des services cloud en Europe, la Commission n’a pas encore été capable de les désigner comme « gatekeeper ».
En tant que composante essentielle de la productivité, l’un des effets les plus marquants des dépendances technologiques que l’Europe a consenties est le transfert constant de valeur vers l’économie américaine. Alors que nos entreprises utilisent massivement ces technologies pour maintenir leur compétitivité, elles voient une part croissante de leur gain de productivité captée par les acteurs étrangers, regrette Jean-Claude Laroche. Qui cite alors le rapport que Mario Draghi a remis en septembre dernier à la présidente de la Commission européenne : « Il ne dit pas autre chose. Selon son analyse, le retard de l’Europe en termes de productivité est principalement dû à sa faible performance dans le secteur technologique. La faiblesse de l’Europe, notamment dans le développement de technologies critiques comme le cloud ou l’intelligence artificielle a creusé un fossé avec les États-Unis. »
Dans l’attente d’une volonté politique forte
Mario Draghi souligne en effet que ce fossé pourrait encore se creuser si l’Europe n’accélère pas en matière d’innovation technologique. Il met en lumière l’importance pour l’Europe de maintenir sa présence dans certains secteurs et lesquels nécessitent qu’elle développe des politiques de souveraineté technologique et cite explicitement les services de cloud de confiance : « Il appelle ainsi l’Europe, Et nous ne pouvons que le suivre, à investir dans ses propres technologies pour limiter ces vulnérabilités face aux monopoles technologiques américains et chinois. Dans ce contexte, les défis auxquels nous sommes confrontés ne sont pas uniquement technologiques. La rivalité sino-américaine redessine, la grande vitesse, les cartes du pouvoir économique et technologiques », complète Jean-Claude Laroche.
L’Europe pour sa part, doit naviguer habilement dans cette nouvelle géographie en renforçant ses alliances tout en protégeant ses intérêts stratégiques : « Il faudra à ne pas douter beaucoup de temps, une volonté politique sans faille et inscrite dans la durée et des efforts considérables à consentir pour que l’Europe restaure sa position face à celle des États-Unis ou de la chaleur », insiste-t-il encore.
Notre continent en est-il capable ? Mais avons-nous vraiment le choix ? « Pour ma part, il me semble que non. Et l’Europe le doit d’ailleurs aux générations futures. Il nous appartient de prendre en main notre destin technologique pour que le numérique reste un facteur de progrès et non une source de nouvelles vulnérabilités et de nouvelles suggestions. »
Jean-Claude Laroche, de conclure en endossant pour la dernière fois son costume de président du Cigref : « En tant que dirigeant et praticien du numérique, il est de notre responsabilité collective de défendre une vision européenne rénovée et ambitieuse d’un numérique durable, responsable et de confiance qui maîtrise ses dépendances. Je vous livre ce panorama peu réjouissant, j’en conviens, assorti des quelques convictions que j’ai pu développer comme président du Cigref pour lancer un appel à notre communauté de praticiens et dirigeants du numérique. »
Ces mises en garde et cet appel effectués, il était temps pour Jean-Claude Laroche de passer le témoin à Emmanuel Sardet, lequel s’est montré optimiste : « Je suis convaincu qu’on va réussir, défaire les obstacles avec le même brio que Bruno Marie-Rose (chief information and technology officer des JOP de Paris 2024, ancien sprinter et lui-même intervenant ce soir-là, NDLR) les a passés il y a quelques années, moi aussi j’étais devant ma télé, épaté par ces passages de témoins. Bien sûr, on peut trouver dans notre écosystème quelques intérêts divergents parfois, mais ce sont toujours des intérêts de court terme, et ils ne tiendront pas face à l’ardente exigence de réussir ce futur désirable. En fait, nous voulons ce futur désirable pour les générations de demain, un futur construit sur la science, la raison et un usage raisonné de la technologie. Ces générations sont là, elles nous regardent. » Nous aussi.
*Crédit photos : Fabrice Mateo
Que faire d’ici 2040 ?
A l’occasion de sa 54ème Assemblée générale, le Cigref a dévoilé l’édition 2024 de son Rapport d’orientation stratégique, « 5 ambitions : que faire d’ici 2040 ? ».