Dans le secteur de la tech, les annonces d’investissements hors norme succèdent aux prévisions pessimistes. L’IA génère des dépenses sans précédent, mais les gains business associés aux promesses initiales pourraient se faire attendre pour de nombreuses entreprises.
Le montant des investissements dans l’IA générative donne le tournis. Tout le secteur de la tech est saisi d’une fièvre acheteuse. En 2024, Meta prévoit de dépenser 30 à 40 milliards de dollars, des dépenses majoritairement tournées vers l’intelligence artificielle générative. En 2024 toujours, selon Gartner, les investissements dans les datacenters devraient bondir de 24%. Enfin selon l’International Data Corporation (IDC), les dépenses dans le cloud public, tirées par l’innovation dans l’IA devraient doubler entre 2024 et 2028. Pour autant, les bénéfices ne sont pas encore au rendez-vous. À date, seul OpenAI semble tirer son épingle du jeu.
Combien faudra-t-il générer de revenus pour rembourser ces investissements et mieux, dégager des bénéfices ? C’est la fameuse question à 600 milliards, comme le détaille une note de David Cahn publiée en juin pour Sequoia. Cette note qui parle même du risque d’une “bulle IA“ a connu un important écho.
Et cet été le climat des affaires s’assombrit. “Il y a effectivement de nombreux articles de presse, analyses, études, dont un rapport de Goldman qui alimentent toute une école pessimiste sur les investissements dans l’IA, sans ROI avant 10-15 ans. Selon eux, tout ce battage financier n’intéresse que les grands du cloud. Même pour les entreprises clientes, il n’y aurait pas de ROI. Plus on avance, plus c’est coûteux effectivement”, complète Georges Nahon, Tech Analyst, ancien patron d’Orange Silicon Valley.
Ce pessimisme est-il justifié ? Quels peuvent être les profits espérés et attendus des dépenses liées à l’IA ?
Des sorties d’argent massives
Dans cette course à l’IA, les entreprises ont engagé des investissements colossaux. Impossible d’échapper aux sirènes de la technologie selon Kévin Polizzi, président de la société de cloud Unitel Group: “La première révolution c’était les micro-ordinateurs, la deuxième la création d’Internet, la troisième le cloud, le 4G. La quatrième révolution c’est l’IA”.
Et pour déployer un modèle de LLM, il faut mettre en place des centres de données, qui reposent sur les GPU, ces puces génératrices de calcul, ou processeurs graphiques, qui ont permis à NVidia de consolider sa position de leader. L’année dernière, les achats, par crainte d’une pénurie ont été massifs. “Il y a eu effectivement des risques de pénuries côté silicium. NVidia a eu du mal à livrer ses chipsets et a annoncé un retard lié à ses dernières puces. Ce qui a donné lieu à une anticipation de carences, voire à du surstock », relate Georges Nahon. Et désormais, si les craintes de pénuries s’éloignent, le besoin de versions améliorées de ces produits continue de tirer la demande.
Outre les processeurs et cartes-mémoire, les dépenses concernent aussi les infrastructures et autres centres de coûts physiques. Les data centers et les baies actuelles ne peuvent pas répondre aux demandes de calculs que nécessite l’IA. “Une baie dans un datacenter classique nécessite environ 3 à 4 KW de puissance électrique, avec une consommation d’environ 10 à 20 KW par rack. Ce chiffre a été multiplié par 7 ou 8 pour une même surface au sol, ce qui nécessite également un changement des systèmes de refroidissement”, commente Kevin Polizzi. Evidemment, les dépenses concernent aussi le capital humain : il s’agit de s’entourer des meilleurs ingénieurs, analystes, développeurs, gestionnaires de projet.
D’où l’équation à 600 milliards de Cahn basée sur les prévisions de revenus de NVidia à laquelle une marge brute est ajoutée pour refléter la marge des entreprises qui achètent les ressources de calcul. Un chiffre estimé jusque l’année dernière à 200 milliards.
Mais dans ces dépenses effrénées, il faut aussi voir un sujet d’image. Il s’agit de faire la course en tête quitte à faire passer la rentabilité au second plan. C’est un enjeu de croissance mais aussi de réputation. “La plupart des dirigeants sont persuadés qu’il vaut mieux surinvestir que se réveiller un jour en voyant qu’on a sous-investi. Cette peur du FOMO (fear of missing out) a pu être tournée en dérision, mais les acteurs principaux disent que ce surinvestissement correspond à une vraie demande que les acteurs du cloud ont du mal à satisfaire”, avance Georges Nahon.
A court-terme, seuls les géants de la tech en tirent des profits
Alors, comment définir ce ROI attendu de l’IA, métrique clé de la pertinence des investissements ? Un ROI n’est pas univoque selon Gwendal Cosson, dirigeant d’Agence Media. “Les gains peuvent être de plusieurs natures, des économies de coûts, des gains de productivité ou des augmentations de revenus”.
Si l’on dézoome, trois familles de métiers autour de l’IA sont monétisables selon Kevin Polizzi. D’une part les services autour de l’audio, tels que les chatbots, les callbots, les call centers. Ensuite celles autour de la computer vision, de la recommandation assistée par ordinateur. Enfin le dernier modèle qui focalise tant l’attention: celui des LLM même s’il reste difficile à monétiser tant il est généraliste.
En ce qui concerne les augmentations de revenus, liées à des achats de produits ou services directement liés à l’IA générative, les exemples probants sont peu nombreux. David Cahn rappelle qu' »OpenAI détient toujours la part du lion des revenus de l’IA ». Les revenus de la start-up d’IA s’élèvent désormais à 3,4 milliards de dollars, loin, très loin des autres acteurs du secteur. Ensuite les revenus diffèrent en fonction des acteurs selon l’expert Georges Nahon. “Pour les fournisseurs de technologies, un doute subsiste quant aux revenus qu’ils pourront tirer de ChatGPT, un doute sur la pérennité du modèle. Pour les acteurs du cloud, leur base cliente existe déjà, ils paient seulement des services additionnels mis à disposition dans le cloud. Ce segment-là de marché sera selon moi beaucoup plus solide”.
A moyen-terme : le grand pari c’est l’amélioration de la productivité
Si ce n’est pas par les augmentations de revenus, le retour sur investissement repose dans la capacité de l’IA à remplacer des activités humaines. A moyen-terme, l’attente est celle d’un temps de travail humain économisé et remplacé par celui d’une machine. Moins que la délivrance de services ou de produits boostés à l’IA, le pari porte avant tout sur le remplacement d’une ressource par une autre. Un peu comme pour les RPA où il s’agissait de confier à la machine des tâches répétitives, si ce n’est que l’IA permet également de réaliser des tâches créatives. On citera l’exemple de la création littéraire, de la traduction, de la réalisation de diagnostic médical, du sous-titrage, de la réponse à appels d’offres, etc.
Un rapport de McKinsey “The economic potential of generative AI: the next productivity frontier”, quantifie ces gains. Le cabinet spécialisé estime que l’IA générative et d’autres technologies ont le potentiel d’automatiser les tâches auxquelles les travailleurs consacrent actuellement 60 à 70% de leur temps de travail. La moitié des activités serait automatisée entre 2030 et 2060.
“L’utilisation intelligente de l’IA permet de régler ses problèmes de recrutement en déléguant les activités de faible valeur ajoutée à la machine et en spécialisant ses collaborateurs sur des activités à plus forte valeur ajoutée”, complète Kevin Polizzi.
Economie du geste et exploitation de données
Aller plus loin encore que le gain de main-d’œuvre. “L’adoption de l’IA encourage une économie du geste, pour une optimisation de la productivité, et à la fin une meilleure compétitivité”, estime le dirigeant.
D’ici 2040, l’IA générative pourrait ajouter de 0,1 à 0,6 point de croissance par an à la productivité du travail, sous réserve d’une acculturation rapide et de la réaffectation du temps non employé à d’autres activités. L’application de bons modèles permet des économies de main-d’œuvre, de matière, de cycle de production. Et permettre également de limiter l’empreinte environnementale.
Enfin, autre point crucial, l’usage de l’IA serait très précieux pour faire parler des données “dormantes”, comme le souligne Georges Nahon. “La promesse de l’IA générative c’est d’exploiter toutes les données non structurées d’une entreprise, vidéos, comptes-rendus, etc Les données structurées ne constitueraient que 10% des données actuellement disponibles ». Une exploitation de données déterminante pour sortir des insights et aiguiller la prise de décisions.
Les différents acteurs interrogés font preuve d’un optimisme que n’ont pas les notes des analystes. Selon eux, parier sur l’IA, c’est aussi une question de patience. Pour bénéficier des retombées d’une telle révolution, “il faut compter trois à sept ans”, sourit Kevin Polizzi. “Trois ans quand on est bien entouré et qu’on met les moyens”.