Dans la classe immersive installée sur le Campus Microsoft à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), en juin dernier, les enfants d’une école voisine achèvent une séance sur Matisse et les papiers découpés. Projetées au sol, des œuvres de l’artiste sont à comparer. Bougeant, grâce à un système de reconnaissance gestuelle, les enfants font l’activité. D’autres se livrent à un exercice sur leur tablette, et un troisième groupe fait des recherches sur un ordinateur.
Pour cette enseignante à la retraite, qui, dès 1984, avait introduit l’ordinateur dans sa pédagogie, « les enfants d’aujourd’hui ont du mérite d’aller dans des classes moins bien équipées que chez eux ! » A ses yeux, non seulement ces technologies sont ludiques, mais celles-ci rendent les enfants « acteurs de la construction de leur savoir, favorisent le travail en équipe » et les préparent au monde actuel. En deux années scolaires, Microsoft a accueilli 150 classes, pour moitié d’écoles primaires, dont six viennent régulièrement. Et, la demande ne cesse de croître.
A la Gaîté Lyrique à Paris, mi-juin, dans le cadre de Futur en Seine – le festival des innovations numériques –, les éditeurs scolaires du groupe Editis (Nathan, Bordas, Retz), présentaient la classe du futur. Des décors moins colorés que chez Microsoft, mais conçus par des élèves de l’ENSCI (Ecole nationale supérieure de création industrielle), pour adapter le mobilier scolaire traditionnel, composé de roulettes et structures métalliques, et le rendre propre à des dispositions modulables, comme à l’accueil
Un enjeu de souveraineté nationale
Voilà quelques illustrations de la révolution en marche à l’école qui dépasse largement le passage du tableau noir au tableau interactif et du cahier à la tablette. Ces outils conduisent à tout repenser : la pédagogie, le rapport enseignant-élève, l’organisation des classes… Si longtemps, on a cherché à faire entrer les technologies numériques à l’école, depuis la Loi de refondation de 2013, l’ambition consiste à faire entrer l’école dans l’ère du numérique.
Avec le plan national e-education, l’un des 34 plans de la nouvelle France industrielle, présenté début juillet, le développement d’une filière du numérique éducatif est érigé en enjeu stratégique pour le pays. François Hollande l’a mentionné dans son discours du 14 juillet : « Je voudrais que la France soit exemplaire sur le numérique à l’école, que l’on soit les meilleurs, si c’est possible. » Economiquement, le marché mondial de l’e-education est évalué à 91 milliards de dollars (69,3 milliards d’euros) avec une perspective de croissance annuelle de 23 % d’ici à 2017. Mais, c’est surtout un « enjeu de souveraineté nationale, si on veut préserver le modèle français d’éducation, garder les centres de décision et les ressources éducatives en France », explique Deborah Elalouf, fondatrice de Tralalere (producteur de contenus éducatifs). Elle a été désignée chef du projet e-education, il y a un an, par Arnaud Montebourg, avec Jean-Yves Hepp, président de Unowhy.
Avec 20 % d’élèves en difficulté, il y a urgence. « Sans parler du recul des performances des jeunes Français dans le classement international Pisa, qui va s’accentuer dès lors que celui-ci va évaluer la capacité des systèmes éducatifs à développer le travail collaboratif », remarque Thierry de Vulpillières, directeur des partenariats éducation de Microsoft. L’e-education apparaît comme porteuse de solutions pour remobiliser les élèves, personnaliser les enseignements. Et préparer aux emplois de demain où l’on recrutera davantage sur « des réalisations que sur des diplômes », poursuit Thierry de Vulpillières.
Le plan e-education complète le programme gouvernemental « écoles connectées » qui, dès la rentrée, attribuera une aide de 400 euros à 9 000 écoles, pour accéder à l’Internet haut-débit. Le projet « industriel » e-education prévoit de combler le retard français en équipement, avec 70 % des élèves du primaire et de collèges, et 100 % des enseignants dotés d’un PC-tablette d’ici à 2020. Les budgets d’achat de ressources pédagogiques doivent être consacrés à 60 % à des ressources numériques.
Ainsi, après des années d’expérimentations tous azimuts lancées par l’Etat, les collectivités territoriales et les établissements scolaires, la prise de conscience est là. Pour entrer dans la phase de généralisation, il faut articuler équipement des classes et des élèves, qualité du réseau, développement des contenus pédagogiques numériques et formation des enseignants. Il n’est qu’à voir fonctionner une classe d’élèves équipées de tablettes, dans un lieu où le réseau Wifi est poussif, pour se rendre à l’évidence que si chacun met 10 minutes à charger un contenu, le bénéfice des outils numériques est anéanti.
Le plan propose aussi d’établir un cadre de référence des achats numériques éducatifs. De fait, aujourd’hui, les expériences menées ici ou là ont amené à une complète hétérogénéité. Par exemple, entre tablettes très verrouillées, réservées à l’usage scolaire, ou tablettes du marché qu’il faut adapter (ce qui présente aussi un coût), chaque collectivité a pris son option…
Côté contenus, les éditeurs scolaires ont numérisé tous les manuels, les enrichissant de ressources, de parcours, les accompagnant de sites Internet… « Le manuel numérique est le moyen d’amener les professeurs les moins geeks à la pédagogie numérique, estime Guillaume Scottez, directeur du numérique éducatif chez Hachette Livre. Peu à peu, l’utilisateur apprend à personnaliser le contenu, et à ajouter ses propres ressources… ».
La commande publique peine à suivre
Selon le Syndicat national de l’édition, sur un marché de l’édition scolaire qui pèse 220 millions d’euros par an, 25 millions seulement ont été investis en trois ans dans l’ensemble des ressources numériques, et les crédits dans les collèges ont baissé. « Quand les éditeurs scolaires américains tirent 30 % de leur chiffre d’affaires des manuels numériques, c’est moins de 5 % en France », a constaté Deborah Elalouf. Des 30 millions d’euros promis au précédent plan numérique, appelé Dune ou plan Chatel, qui insistait aussi sur les ressources numériques, seuls 16 millions ont été dépensés. Le changement de majorité en 2012 interrompant les projets.
Les organismes publics développent des contenus. C’est le cas de Canopé (ex-CNDP), qui se transforme en producteur de contenus transmédias, et en formateur d’enseignants à la pédagogie avec ces contenus. Il ouvrira un atelier Canopé (learning training center) par département cette année, et une centaine d’ici à trois ans. Le plan e-education insiste sur la nécessité d’une étude sur la concurrence entre édition scolaire publique et privée, afin que chacun trouve son rôle.
Enfin, pour fonctionner ensemble, équipements et contenus ont besoin de plateformes. Les années précédentes ont mis l’accent sur les intranets d’établissement, appelés Environnement numérique de travail (ENT), dont la société iTop est un des leaders en France. Du simple réseau de liaison, entre professeurs, administration, parents et élèves, les ENT intègrent de plus en plus les contenus, les parcours pédagogiques…
Cloud et big data au programme
La prochaine étape est le développement du cloud éducatif. Le plan prévoit de labelliser des cloud sécurisés. Et avec la personnalisation des parcours permis par l’e-education, le big data va s’inviter dans le jeu, pour proposer à chaque élève un contenu adapté. La France n’a pas encore d’équivalent de l’Américain Knewton dans le domaine. Il récolte des milliers de données d’étudiants dans les écoles et universités clientes, comme le temps passé à répondre aux questions d’un quiz, le nombre de réponses correctes. Il les intègre dans un algorithme et propose ensuite un parcours personnalisé pour chaque élève.
Pour Thierry de Vulpillières, quelles que soient les évolutions engagées, la pédagogie restera conditionnée par deux éléments déterminants : le mode d’évaluation, qui, en France, continue à reposer sur des examens comme le Bac, éloigné d’un enseignement collaboratif et interactif d’une part ; l’architecture des écoles, d’autre part. Si le département de Seine-Saint-Denis inaugure cette rentrée de nouveaux collèges intégrants, dès le début, l’e-education dans chaque classe ; dans les espaces communs, les vieilles bâtisses de la IIIe République n’offrent pas la même souplesse.
Trois questions à Hervé Borredon, président de l’Afinef (Association française des industriels du numérique, de l’éducation et de la formation) et PDG de iTOP :
Qu’est-ce que l’Afinef ?
Fondée en 2012, l’association vise à regrouper les industriels de la filière du numérique éducatif. L’objectif étant de structurer cette filière et montrer qu’elle peut être un interlocuteur pour mieux travailler avec les institutions, dans un domaine qui dépend en partie des politiques publiques. Il s’agit aussi de se regrouper pour aller ensemble vers l’international [comme au BETT, à Londres, salon international dédié aux technologies numériques pour l’éducation, où, en janvier dernier, le pavillon français comptait 7 sociétés membres de l’Afinef sur 12, NDLR]. Aujourd’hui, l’Afinef, membre du pôle de compétitivité francilien Cap Digital, compte 60 membres représentant 70 entreprises.
Le plan-éducation gouvernemental annoncé début juillet, vous satisfait-il ?
Nous l’avons salué. Il articule avec cohérence le soutien à une politique massive d’équipement et d’acquisition de ressources numériques. On y retrouve une partie des 25 propositions formulées il y a un an par l’Afinef. Les deux chefs de projets, Deborah Elalouf (tralalere.com) et Jean-Yves Hepp (Unowhy), désignés par le ministère du Redressement productif pour élaborer ce plan, sont tous deux membres de l’Afinef.
La France est-elle prête pour faire entrer l’éducation dans l’ère numérique ?
Nous avons les logiciels et les ressources. La transition est déjà en cours, c’est une réalité. Même à l’international, l’image de l’enseignement scolaire français reste forte, on l’a vu au BETT, ou au Brésil où nous sommes allés. Ce qui bloque, ce n’est pas la « transition numérique », mais la transition « budgétaire ». Nous attendons les arbitrages et sommes un peu échaudés par ce qu’il est advenu aux plans d’autres filières dites « stratégiques ».
E&N : l’édition scolaire 2.0
Lancé en août 2013, Education&Numérique (E&N) propose un outil open source, de publications d’activités et d’exercices de révision du collège au bac, et plus marginalement pour le primaire, sur PC, tablettes, exportables sur un blog, un site… Ce sont les enseignants qui proposent ces activités, pour leurs propres élèves, et pour les partager avec leurs confrères. Cela va d’un test d’anglais en 15 minutes à un exercice de conjugaison, une révision sur Charlemagne, une vidéo suivie d’exercices pour comprendre les probabilités… En juillet 2014, 700 auteurs étaient inscrits, dont une cinquantaine de producteurs réguliers, et 600 000 activités ont été consultées en juin.
La qualité des contenus est contrôlée et pour les meilleurs, E&N échange avec l’auteur, le conseille pour apporter des améliorations. « Identifier les bons auteurs, extraire les meilleurs contenus, c’est le nouveau métier d’éditeur scolaire », affirme Claire Touchard, PDG d’E&N, venue de l’édition traditionnelle (Nathan, puis Dunod sur la collection Microsoft Press). Bertrand Eveno, autre fondateur, fut aussi PDG de Larousse-Nathan. Si l’usage de l’outil est gratuit pour les enseignants, E&N veut vendre sa plateforme aux régions, départements, qui peuvent la mettre à disposition des enseignants de leurs lycées et collèges, via les Environnements numériques de travail (ENT). Les activités proposées sur E&N peuvent en effet accompagner les apprentissages des élèves tout au long de l’année, et pas seulement en période de révision.
Tangara : l’apprentissage du code au collège aussi
L’ex-ministre de l’Education, Benoît Hamon, a annoncé que l’apprentissage du code informatique en primaire pourra se faire à la rentrée 2014 dans le cadre des activités périscolaires. On connaît Simplon.co, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), qui propose des ateliers de code pour enfants, avec le langage Scratch (conçu au Massachusetts Institute of Technology/MIT). Plus discrète, l’association Columbbus a été créée en 2000 par de jeunes ingénieurs télécoms, pour faciliter l’appropriation des outils numériques. D’abord au Togo, Bénin, Venezuela, puis en se recentrant sur la France. Depuis 2006, elle a animé 26 ateliers Tangara dans 19 collèges auprès de plus de 400 collégiens. Grâce à son logiciel libre Tangara, associé à des contenus pédagogiques, les jeunes peuvent apprendre à programmer sur ordinateur pendant le temps scolaire, en liaison avec les équipes enseignantes.
Avec le collège Gérard-Philippe dans le XVIIIe arrondissement de Paris, l’association Columbbus participe depuis deux ans à un projet de prévention du décrochage. Celle-ci sort pendant cinq semaines des élèves du cadre scolaire, et tente de les remobiliser avec une pédagogie et des outils individualisés, comportant notamment trois heures de programmation par semaine. A la rentrée, Columbbus veut ouvrir des ateliers « Scratch » dans des médiathèques, bibliothèques, et dans le cadre périscolaires, si les municipalités ont le financement… (www.colombbus.org/fr)