Le Design Fiction est un nouveau concept qui fait son apparition dans les diverses formations proposées aux entreprises. Contraction entre “Design Thinking” et “Science Fiction”, ce procédé allie design, prototypage et narration pour mettre l’imaginaire au service de l’innovation. Retour sur une approche prospectiviste très conceptuelle qui mérite clarification.
C’est au début du millénaire que la notion de “Design Fiction” apparaît. Mais son attribution reste disputée… à ma droite, l’artiste et technologue proclamé Julian Bleecker, qui a créé en 2005 le Laboratoire du Futur Proche. À ma gauche, le célèbre auteur américain de science fiction Bruce Sterling.
Tous deux ont une appétence particulière pour le futur et les nouvelles technologies. Bruce Sterling est un auteur à l’imagination débordante connu pour ses nombreux ouvrages cyberpunk. Et Julian Bleecker a travaillé pendant plus de sept ans comme designer de Here, une filiale de Nokia. Il a aussi en parallèle été un membre actif de Lift Conference, des événements-débats autour de la place des technologies dans notre vie.
Des imaginaires palpables
Pourquoi insister sur ces deux personnes présupposées à l’origine du concept ? Car cela permet de faire une synthèse des caractéristiques du Design Fiction. D’un côté, la “fiction” est le domaine propre aux créations de l’esprit qu’incarne Bruce Sterling. Mais la science-fiction ne se suffit pas à elle-même. C’est pourquoi le terme “design” vient compléter l’idéation par une matérialité propre aux travaux du designer Julian Bleecker.
Le Design Fiction est donc une démarche proche du Design Thinking – une méthode de gestion de l’innovation développée dans les années 80 à l’université de Stanford – mais tournée vers l’avenir. Une manière de traduire cette émulation prospective en des projets imaginables et palpables.
À ce stade, je vous ai peut être perdu… Heureusement, Bruce Sterling propose une définition précise : “c’est l’utilisation délibérée de prototypes diégétiques pour rompre avec la défiance ou l’incrédulité à l’égard du changement.” Toujours pas saisi le concept ? Peut-être est-il plus judicieux de laisser la théorie de côté pour nous attarder sur les exemples. Car, comme en Design Fiction, l’esprit s’imagine mieux les choses si elles sont matérialisées.
Au cœur d’une journée type de design fiction
Prenons un atelier réalisé à Detroit en 2012 dans le Laboratoire du futur proche. On y retrouve justement Bruce Sterling et Julian Bleecker mais aussi Nick Foster, chef du design de Google X ou encore Megan Mulholland, conceptrice visuelle chez IBM Design.
La première étape de l’atelier se déroule en plein milieu de la banlieue de Détroit, dans le plus grand musée couvert et à ciel ouvert des États-Unis : The Henry Ford Museum. Au sein des archives laissées par Henry Ford se trouvent de véritables artefacts industriels dont les participants peuvent s’inspirer.
Le groupe formé de designers, écrivains, technologues, artistes et créateurs s’est ensuite réuni pour imaginer les objets du futur proche – comme l’avait fait Henry Ford en son temps. Au total, 172 idées ont été trouvées dont : un casque IRM domestique, du ruban adhésif trompe-l’oeil, un fact-checker automatique, un système de filtre des fluides corporels…
La deuxième journée est placée sous le signe du brainstorming. Les idées de la veille sont inscrites sur des post-it qui sont accrochés au mur par catégorie. Puis, tout le monde se rend en ville pour trouver un objet. Chaque objet trouvé permettra aux participants d’expliquer comment ils pourraient le mettre à jour.
Le but final de ces ateliers n’est pas de créer des objets qui vont réellement servir. C’est un moyen de véhiculer une idée, une histoire plausible sur le futur. C’est ce que le design entend par “prototypes diégétiques” : des totems, artefacts, mythes qui permettent de donner du sens aux objets, à la technologie.
Bruce Sterling préconise de repenser les objets historiques qui n’ont existé qu’une seule fois car “les objets de demain sont des objets obsolètes qui n’ont pas déjà disparu”. Et pour comprendre ce concept, rien de mieux que redécouvrir un personnage très énigmatique du début du XXè siècle. J’ai nommé … Hugo Gernsback.
Hugo Gernsback était un journaliste, écrivain, éditeur, entrepreneur et surtout un inventeur forcené. Rien que ça. Ce savant fou a créé des objets plus insolites les uns que les autres. Un peigne-brosse à dents électrique, un capteur de vibrations dans les os du crâne et les dents pour permettre aux sourds d’entendre (l’osophone) ou encore les fameuses Teleyeglasses, considérées comme les ancêtres des casques de réalité virtuelle. Au total, Hugo Gernsback a déposé 80 brevets mais, la plupart du temps, ses inventions furent impopulaires car bouleversant les codes avant l’heure.
Malgré les échecs cuisants qu’ont connu ses inventions, Hugo Gernsback a inspiré plusieurs générations d’écrivains de science fiction. Il est souvent considéré, au même titre que Jules Vernes et H.G. Wells, comme un visionnaire en avance sur son temps. En témoignent ses prédictions sur l’arrivée dans le futur de la téléphonie mobile, du radar ou encore de la visiophonie.
Cette figure de l’avant-gardisme fait partie du moteur des ateliers de Design Fiction. Cet effort de dépassement des limites à l’imaginaire et de matérialisation d’une vision du futur à travers un objet, une invention, confèrent à la démarche créative un pouvoir performatif précieux. C’est ce potentiel que souhaitent mobiliser les entreprises pour booster leur innovation.
Jouer avec les futurs (et le présent)
Maintenant que nous avons vu la forme, attardons nous sur le fond. Pour définir le design fiction, il est fréquent de voir des références à la série dystopique Black Mirror ou encore le film Her de Spike Jonze sorti en 2013.
Pour Nicolas Minvielle et Olivier Wathelet, auteurs de l’ouvrage Jouer avec les futurs : Utilisez le design fiction pour faire pivoter votre entreprise, si cette analogie est faite, c’est parce que ces productions présentent deux ingrédients essentiels pour créer une bonne design fiction
Le premier ingrédient indispensable pour une Design Fiction est la capacité à faire ressentir aux autres que le futur représenté est à la fois différent et familier du présent. Cette technique est constamment utilisée dans les épisodes de Black Mirror pour que le public puisse à la fois s’embarquer dans une temporalité future tout en remarquant des références plausibles au temps présent. Cette recette fait le succès de ces scénarios et suscite chez le public une intrigue, voire une crainte autour de l’idée d’un futur incontrôlable.
C’est aussi le fait de recourir à la dystopie pour remettre en cause les choix du présent et pousser à la recherche d’alternatives. Un procédé largement utilisé, selon Nicolas MInvielle et Olivier Wathelet, à travers les classiques de science-fiction dystopique comme Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou le plus récent Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol.
Le pouvoir performatif de la science fiction
Autre exemple incontournable : le film Minority Report, réalisé en 2002 par Steven Spielberg. Dans ce film futuriste, le recours à la technologie à des fins de surveillance est poussé à son paroxysme. Mais au delà de l’effort dystopique consacré à cette oeuvre, Minority Report revient au goût du jour depuis peu.
Vous avez sûrement entendu parler des technologies de surveillance déployées en Chine depuis 2017. Les logiciels de reconnaissance faciale et systèmes d’attribution de notes aux citoyens sont les techniques qui ont fait le plus bruit. Ces pratiques sont aujourd’hui devenues une réalité, au point de se demander si les pouvoirs politiques n’ont pas puisé leur imagination dans la science fiction. L’association La Quadrature du Net s’est d’ailleurs attelée à documenter ces faits concernant ce qu’elle appelle la “Technopolice”.
Dans le même registre, le collectif Autonomous Weapons s’est adonné à l’exercice en 2017 avec une vidéo intitulée “Robots massacreurs”. L’idée sous-jacente étant de faire pression sur l’ONU pour qu’elle inscrive l’interdiction des armes autonomes dans la convention de 1980. Ce court métrage imagine une entreprise du futur qui présente un petit drone capable de tuer avec une facilité déconcertante. Cette même technologie tombe ensuite entre de mauvaises mains et le scénario prend alors un tournant dramatique.
Cette création dystopique a suscité de fortes réactions en ligne car, au delà de l’exagération catastrophique, elle fait référence aux technologies à double usage : lorsque des programmes de recherche militaire créent des technologies aussi utilisées dans le civil. Un exemple emblématique est celui de la course à l’espace durant la Guerre Froide qui a permis aux deux camps de développer des technologies de missile balistiques intercontinentaux.
Une pluralité de Design Fiction
Nous pourrions nous demander en quoi un brainstorming créatif aiderait les entreprises à ouvrir leur chakra et booster leur innovation. Dans un article de Forbes, Nicolas Minvielle déplore ce raccourci. “On n’a retenu que le fait de mettre des post-it au mur, alors que la pratique est quand même plus complexe…” précise-t-il. Le spécialiste de l’imaginaire rappelle qu’une formation de design fiction est un processus relativement long. Les pratiques immersives poussent les participants à sortir de leur bureau et à mettre la main à la pâte ; notamment en passant du temps à maquetter concrètement leurs idées.
S’inspirant des courants artistiques avant-gardistes, Anthony Dunne et Fiona Raby sont les premiers à avoir proposé la notion de design critique dans les années 90, alors qu’ils étaient chercheurs au Computer Related Design Research Studio du Royal College of Art. Ce mouvement a largement contribué à renouveler le genre. “Ce terme est né de notre souci face à l’absence totale de sens critique concernant les progrès technologiques et face au postulat selon lequel la technologie est toujours bonne et capable de résoudre n’importe quel problème.” précisent-ils dans leur ouvrage Speculative Everything – Design, Fiction, and Social Dreaming.
Le design est ici considéré comme une façon de susciter le débat et la controverse chez le public. Mais pour autant, les experts du design fiction appliqué aux entreprises, Nicolas Minvielle et Olivier Wathelet, précisent qu’il existe une multitude de moyens pour interroger le futur.
Il y a selon eux deux types de design fiction appliqués aux entreprises. Le premier se concentre sur le message et s’attèle à rendre des points de vue prospectifs plausibles voire critiques. Ce Design Fiction à message’ requiert un effort de storytelling et de narration pour rendre son imaginaire crédible.
Le second est appelé «Design Fiction à décision » et il ne prend pas en compte la valeur d’un point de vue mais s’attèle à générer une prise de décision. Les collaborateurs qui sont amenés à participer à ce genre d’ateliers se concentrent sur l’implication de la technologie dans nos vies et les directions à prendre pour lever les verrous qu’elle implique.
Aujourd’hui de nombreuses entreprises du luxe, de l’alimentaire, de la santé, de la mobilité ou encore de l’énergie organisent des ateliers de design fiction pour booster la créativité, encourager la prise de décision et renouveler leurs propres conceptions du futur de leur activité. Une myriade de procédés narratifs, objets, situations imaginées pour stimuler l’innovation.