Karim Djamai, Head of Sales, EUC division Southern Europe pour VMware et Jean-Baptiste Piketty, directeur Digital Mobility Management pour Orange Business Services, analysent le chemin parcouru par les entreprises et les étapes déterminantes à venir.
Alliancy. Quel regard portez-vous sur la façon dont les entreprises ont abordé le défi de l’environnement numérique de travail ces dernières années ?
Karim Djamai. En quelques années, sous l’impulsion des chief digital officers notamment, nous avons vu une accélération sur les sujets de l’environnement de travail et l’expérience collaborateur, associée à une prise de conscience des métiers concernant l’impact que cela avait sur leur productivité.
Cependant, le sujet est encore très jeune chez les RH ! La crise pandémique a remis les pendule à l’heure en montrant que personne ne pouvait être oublié dans l’équation et en mettant en évidence à quel point la technologie cimente la cohésion de l’entreprise. La différence notable est que nous sommes passé à une vision globale de l’environnement numérique de travail plutôt qu’à une simple vision « col blanc ». C’est une nouvelle norme qui se met en place. Une étude que nous avons réalisé cette année avec Vanson Bourne nous apprend que 75% des entreprises déclarent vouloir garder dans le futur ces nouveaux utilisateurs à distance. Beaucoup de chemin a été parcouru, mais il en reste beaucoup devant nous.
Jean-Baptiste Piketty. Le plus saisissant a été le fossé très important qui s’est creusé entre les usages mobiles des particuliers et des entreprises. En quelques années tout le monde en a pris conscience et cela explique que nous sommes entrés dans une importante phase de réduction de fracture numérique au sein des entreprises… C’est devenu un enjeu RH transversal, car dans de nombreuses organisations beaucoup de personnes n’avaient pas été informatisées avec un ordinateur et elles entrent donc directement dans l’univers numérique grâce au smartphone. Cela a pour conséquence de modifier en profondeur la façon de penser l’environnement de travail.
L’expérience collaborateur est-elle déjà complètement bouleversée ?
Karim Djamai. Les technologies sont capables d’évoluer vite pour répondre à de nouvelles attentes. Mais est-ce que les organisations sont structurellement prêtes à passer le pas ? Pendant longtemps, l’appétence des utilisateurs n’est pas entrée en ligne de compte. Ce n’est que depuis 2020 – crise oblige – que l’on voit massivement changer de camp ceux qui étaient dans le choix unique, sans aucune personnalisation. Les attentes se font donc plus précises, les fonctionnalités demandées plus variées. Et en réaction, on voit de nouvelles propositions de valeur arriver qui bouleversent l’expérience proposée. Par exemple chez VMware, nous avons développé « Workspace One Campus » afin de mieux cimenter des aspects variés de la vie de l’entreprise : recevoir des alertes, badger plus facilement, s’isoler dans l’espace de travail… Le but est de prendre en compte le principe d’une expérience globale, sans se limiter aux approches traditionnelles de collaboration. Il faut vraiment aller jusqu’au bout de la démarche sur l’expérience collaborateur.
Jean-Baptiste Piketty. Après, il faut aussi être réaliste : de nombreuses entreprises ont encore une grande marche à gravir. Les organisations restent perturbées par le fait que les particuliers les ont dépassés totalement sur la partie mobile. Les contournements des utilisateurs, qui prennent en charge leur propre environnement de travail… met un certain chaos dans les systèmes d’information. On est encore loin d’une approche harmonieuse de l’expérience. Cela force d’ailleurs les DSI et les DRH a mieux prendre en compte l’utilisateur, qui n’est plus juste là pour recevoir l’outil, et l’usage, qu’on lui prescrit. La stabilité des anciens standards, autour des produits Microsoft notamment, explique une certaine réticence, car la variété des outils et des expériences peut rendre plus difficile les mises à jour et l’affirmation d’une cohérence globale. Et le passage à l’échelle des nouveaux usages interroge beaucoup. Nous accompagnons énormément sur de tels sujets car les DSI et les DRH commencent à comprendre que le défi est moins le déploiement des outils que leur maintien en condition opérationnelle, qui assure l’évolution de l’expérience collaborateur dans la durée.
Où se situent pour vous les principaux écueils que les organisations doivent apprendre à dépasser ?
Jean-Baptiste Piketty. Le principal point d’accrochage de ces transformations restera toujours la question managériale : comment gère-t-on les équipes humainement alors que la donne est différente avec le numérique ? Les modalités de travail n’ont plus rien à voir. Chez la plupart de nos grands clients, nous avons constaté qu’avec les changements majeurs dû au confinement, nous n’avons eu aucune perte de productivité. Par contre, tous les projets qui n’étaient pas basés sur des processus millimétrés, et tous ceux qui nécessitaient de partir d’une feuille blanche, ont pris du retard. En effet, l’environnement numérique de travail permet de changer la manière de faire des entreprises, mais cela ne suffit pas : il faut réinventer la créativité, la convivialité, l’échange… Par extension, cela veut dire que l’on ne peut plus se contenter du support utilisateur « à l’ancienne ». Il y a un champ énorme de transformation sur ce point. Il est essentiel de sortir de la hotline classique, d’adopter beaucoup plus activement le self-care, etc.
Karim Djamai. L’impératif de continuité et de cohérence pour le collaborateur est un défi qui doit être porté par les RH, notamment face à la crise sanitaire. La DSI, elle, doit repenser « l’usine » qui permet de le faire. C’est un écueil à part entière : on ne construit pas la voiture de demain avec l’usine d’hier ! Il en va de même pour l’environnement de travail. Autour de ces défis, c’est une nouvelle forme d’alliance RH-IT qui se dessine tout juste.
Qu’est-ce qui permet de construire cette nouvelle « usine IT » ?
Karim Djamai. Déjà, la DSI doit travailler sur sa propre équipe. Les métiers IT changent. En termes d’outils, de processus, de périmètre d’accompagnement, il est urgent de redéfinir les rôles. Historiquement, il y avait de nombreux sujets à laquelle une DSI ne faisait pas attention, mais maintenant qu’il faut aussi adresser des sujets comme la cohésion d’entreprise et les liens naturels qui se faisaient autour de la machine à café, elle est obligé de se mobiliser. Les réponses n’arriveront pas toute seule : la DSI jouera son rôle uniquement si elle les cherche et les propose proactivement. Bien sûr, un outil n’offrira jamais de remplacer le petit café, mais il y a énormément de progrès en cours pour amener malgré tout du « sans couture » : splitter les réunions intuitivement, discuter en one to one sans accroc au sein de la même conférence… Bref, reproduire tous les usages que l’on connaissait hors-digital dans les entreprises. En se recentrant sur l’expérience utilisateur à distance, il ne s’agit pas de vouloir « remplacer » le face à face, mais plutôt de parvenir à mieux représenter la partie cognitive des usages.
Jean-Baptiste Piketty. Par extension, cela va pousser à des remises en question sur la façon d’accéder aux services, en toute sécurité. Et en la matière, on ne peut pas revenir aux vieilles pratiques qui consistent à brider tous les utilisateurs. On sait que l’imagination de ces derniers est sans limite pour créer des contournements au service de leur expérience. Le fait de concilier expérience utilisateur et sécurité n’est pas trivial. C’est typiquement le genre de sujet sur lequel la DSI doit avoir une posture proactive au côté de la DRH.
Qu’est-ce qui pourrait mettre à mal l’alliance DRH-DSI sur le sujet de l’environnement numérique de travail ?
Karim Djamai. Je vois trois points de vigilance non négligeables. Le plus difficile à traiter conjointement est la réticence générale au changement. Dès que le binôme ne sera pas dans un effort ou une posture exceptionnelle, il va vite retomber dans les petites habitudes de part et d’autre ! Ensuite, il faut prévoir énormément d’énergie pour faire évoluer la DSI elle-même, en particulier sur les compétences des équipes. Cela ne peut pas être remis à demain, sinon cela reviendra rapidement poser problème au moment critique. Le dernier point de tension pourra être sur la question du TCO : l’environnement numérique de travail demande de repenser les projets déjà engagés, parfois dans le désordre, pour être uni derrière une approche globale cohérente. La bonne volonté du binôme ne survivra pas à de simples queues de budgets…
Jean-Baptiste Piketty. J’irais même plus loin sur la partie formation. Historiquement, les DRH ne se souciaient pas des sujets techniques. Le déploiement minimaliste des réseaux sociaux d’entreprise en est une indication, avec à la clé l’idée erronée que le digital s’oppose à l’humain. Il n’y a donc pas de formation technique chez les RH. Et à l’inverse le DSI appréhende peu la notion d’utilisateur final. Quel DSI mesure de façon avancée l’expérience utilisateur aujourd’hui ? De part et d’autre, il faut combler ce fossé culturel. Des profils plus mixtes sont vraiment nécessaires pour avancer en bonne intelligence. Et ces investissements à faire en matière de transformation culturelle ne sont pas toujours les plus évidents à argumenter, dans l’optique d’un ROI immédiat. C’est donc aux DSI et DRH de présenter un front commun sur ce sujet.