Que digitaliser en magasin ? Le numérique de Fnac Darty face au futur du retail

Céline Stenger est la directrice stratégie et gouvernance IT de Fnac Darty. Alors que le groupe opère des changements profonds en termes de business model, elle met en évidence la place transversale prise par le numérique, qui dépasse de loin l’e-commerce. Avec des choix difficiles à faire.

Cet entretien est issu de notre série d’interviews « What’s next, CIO ? » qui revient tout au long de l’année sur les priorités et visions d’avenir des CIO stratèges

En 2024, la Fnac fêtera ses 70 ans d’existence et Darty ses 67 ans. Le numérique a-t-il changé la vie des deux entreprises ?

WNCIO2Les deux enseignes sont ancrées dans le quotidien des Français, avec des identités fortes. L’une comme l’autre sont perçues avant tout comme des magasins, que ce soit en centre-ville ou en zone marchande. Parvenir à garder « l’esprit du magasin » avec le numérique, et notamment sur le web, est d’ailleurs un point fondamental du plan stratégique Everyday du groupe, défini en 2021. Pour autant, le changement de paradigme avec le numérique s’est vu dès 2008, quand Amazon a dévoilé ses 500 premiers livres « livrés en 24h » sur Internet. Depuis, la remise en question a été permanente.

En la matière, le sujet n’est pas seulement celui du parcours client sur nos sites web. Nous avons dû avant tout investir depuis 15 ans dans « l’envers du décor » : les entrepôts logistiques, l’organisation des opérations, l’ergonomie des postes de travail, les outils des vendeurs, des techniciens… Pouvoir améliorer tous les aspects de l’expérience d’un client, c’est cela que permet le numérique. Or, les fondamentaux d’une bonne expérience restent souvent les mêmes : avoir le bon produit à disposition, faciliter le paiement et bien assurer la livraison. C’est vraiment ce qui fait la différence. Quand quelqu’un veut une PS5, cela ne sert à rien d’avoir toutes les autres consoles de la planète à disposition : il faut pouvoir lui vendre et lui livrer efficacement une PS5.

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Quand j’explique mon rôle, le premier réflexe de mes interlocuteurs est de me dire : « Ton métier, c’est principalement en lien avec les sites web ». Mais en réalité, je dois gérer l’impact de l’IT sur les sites web mais aussi les plateformes de livraison, les ateliers de réparation, de pièces détachés, des milliers de magasins intégrés et franchisés, les entrepôts logistiques sans oublier les outils internes de la gestion de la paie en passant par l’outil des commandes groupe. Ce sont des dizaines de milliers d’équipements, de caisses enregistreuses, d’automates logistiques, d’écrans installés à la fois en magasins, au siège ou encore sur les quais de chargement pour les camions de livraison. Il y a de la connectivité et des pare-feu pour la cybersécurité partout, ainsi que des enjeux de matériel jusqu’à dans la voiture du réparateur Darty équipé d’une tablette. Le numérique s’inscrit aujourd’hui à 360 degrés dans l’entreprise. Si vous assistiez à nos comités d’investissements, vous verriez à quel point le sujet n’est pas seulement l’e-commerce et que l’on passe en permanence d’un thème technologique structurant à un autre.

Comment s’assurer que l’IT comprenne bien les métiers ?

Céline Stenger, directrice stratégie et gouvernance IT de Fnac DartyC’est un sujet pour tous, pas seulement l’IT. Une anecdote : à l’approche des fêtes de fin d’année, la direction du groupe souhaite systématiquement que chaque personne qui travaille au siège soit déployée sur le terrain et donne quelques jours de son travail dans les magasins directement. Pour ma part, j’étais au magasin Fnac Forum des Halles, au rayon BD. C’est un moyen très concret d’être confronté à la réalité de la vente, des enjeux énormes en termes de stock, de disponibilité, d’expérience des clients. On vit le contact, le besoin de conseil, de réassurance. Cela permet de remettre en perspective beaucoup d’idées, de voir ce qui fonctionne ou non.

L’une des autres évolutions majeures du modèle d’affaires de votre entreprise, c’est la croissance du service, notamment à travers la réparation. Est-ce une remise en question tenable, par rapport aux enjeux économiques de court terme d’un retailer ?

C’est un pilier stratégique très important, avec des conséquences à de nombreux niveaux. Des enveloppes budgétaires conséquentes ont été définies pour mener cette transformation. D’un point de vue IT, un tel modèle d’activité de service implique d’avoir des outils pertinents pour gérer les abonnements, ainsi que les parcs des clients des services… Mais plus généralement, ce modèle économique n’est pas simple pour l’entreprise, car on doit aller à l’encontre de ce qui fait le cœur du retail : la vente d’un produit en direct. Notre dilemme, c’est que l’on sait très bien que si l’on pousse sans cesse à la consommation, l’impact sur l’environnement est intenable et peut-être qu’on n’existera plus d’ici quelques dizaines d’années seulement. L’idée que notre entreprise puisse prendre ses responsabilités, notamment en favorisant la réparation, mobilise en ce sens beaucoup en interne.

Cela passe par la définition de notre baromètre de durabilité, qu’il faut alimenter en indicateurs. Nous devons recueillir des données pour différencier les produits qui tombent plus en panne que les autres, et les causes de ces pannes. Ce qui implique de pouvoir observer différemment les performances des objets, grâce à de nouvelles pratiques. Nous devons également mener un travail de fond avec les fournisseurs, pour s’assurer d’avoir les bonnes pièces détachées pour réparer… et qu’elles soient disponibles pendant un nombre d’année suffisant ! La promesse de réparation ne vaut qu’avec la garantie qu’elle sera toujours valide des années après l’achat.

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Notre objectif est de toujours proposer la réparation d’abord, avant l’achat, quand un client est confronté à une panne. C’est un énorme changement de paradigme. En effet, les clients viennent intuitivement chercher un produit de remplacement, et plutôt que de faire une vente rapide, avec un bénéfice immédiat, nous devons leur proposer un abonnement et prendre à notre charge l’intervention à domicile. Ce modèle n’est donc rentable qu’avec la fidélité des années. C’est en quelque sorte l’essence du « Contrat de confiance » de Darty. On veut montrer qu’on fait notre part pour les générations futures, mais l’équilibre économique à trouver n’est pas anodin. D’autant plus qu’il faut s’assurer que le prix des pièces et des réparations soit abordable. Le groupe investit pour former les techniciens de demain, à travers notre propre académie et certifications internes, car la France ne forme pas assez en ce sens par rapport aux besoins. Côté IT nous allons investir sur l’équipement tech de ces nouveaux techniciens qui arrivent chaque année.

Dans ce contexte, quelles sont les priorités 2024 de votre direction ?

La première, c’est la cybersécurité. Elle m’est maintenant rattachée, depuis deux ans. C’est aussi depuis cette époque que nous avons changé d’organisation et que nous n’avons plus de DSI spécifique : la strate IT a été découpée pour être beaucoup plus transversale. Et une bonne approche de cybersécurité a besoin de cette transversalité. L’évolution de la vision du comité exécutif du groupe a été notable en ce sens. Tous ses membres ont conscience que l’on est dans un monde complexe et que l’on a des systèmes d’information qui sont à la fois anciens et très récents. Cette prise de conscience de la difficulté de gestion de ce passif complexe a eu plusieurs effets, notamment une accélération des investissements sur la cybersécurité. C’est ce qui explique aussi que la modernisation du SI est une autre priorité 2024 : cela passe par l’amélioration du traitement de l’obsolescence avec la mise en place d’une organisation IT s’appuyant plus sur l’agile.

Enfin, ce n’est pas un scoop, mais nous devons intégrer l’intelligence artificielle. Nous ne courons pas à toute allure vers les nouveautés et nous avons conscience que nous devons apprendre en marchant. Mais nous savons déjà que nous voulons utiliser l’IA générative pour améliorer la qualité des informations que l’on partage vis-à-vis de nos clients, notamment au niveau des fiches produits. Face à la variété des marketplaces et des objets, chaque fiche-article est un combat ! L’IA peut nous permettre de nettoyer les données fournies en s’assurant que ce qui est dit dans le texte est bien cohérent avec une image par exemple, tout en exploitant les données non-structurées sur des champs de texte de type renseignements généraux. Nous attendons des gains importants au niveau de la gestion des facettes et filtres de recherche pour les clients et plus globalement sur nos moteurs de recherche.

Quelles sont les tendances du marché qui vous inquiètent au contraire ?

On est toujours dans les « deux pas en avant, un pas en arrière » avec les progrès réalisés. Par exemple, nous avons tous profité de la transformation SaaS des éditeurs pour se recentrer sur nos cœurs de métiers. Mais la multiplication des logiciels experts sous cette forme génère aussi du shadow IT. De la même façon, l’opex, le run, coûte de plus en plus cher. L’inflation qu’ont pratiqué tous les acteurs de l’édition de logiciel depuis deux ans est intenable. Quand ils viennent tous taper à la porte en même temps pour imposer des ultimatums sur des hausses de 15, 20 ou 30 %, c’est hyper dangereux. Et je pense que cela a dû tuer de nombreuses entreprises plus petites. Nous avons dû renforcer le fonctionnement en binôme entre ma direction et celle des achats indirects pour mieux piloter ces actifs logiciels.

La situation est d’autant plus perturbante, que nous souffrons également de l’obsolescence logicielle ! La course à la montée de version, avec les supports et les garanties de maintenances qui s’arrêtent… vont complètement à l’inverse de ce que nous essayons de faire pour notre propre activité de retailer en termes de responsabilité ! Il y a quelque chose de l’ordre de l’absurde dans le monde du logiciel aujourd’hui. On est face à des sables mouvants de règles qui changent en permanence. Comment peut-on prévoir une expérience client en magasin à partir des tablettes sur lesquelles on a investi il y a moins de 3 ans, pour s’entendre dire qu’elles ne sont déjà plus compatibles avec des logiciels actuels ? Vous imaginez l’impact écologique de devoir changer toutes ces tablettes pour cette raison ? En fait, nous n’avons pas l’impression d’être dans une logique de responsabilité partagée avec les éditeurs vis-à-vis des utilisateurs finaux.

Si l’on vous pose la question : « What’s Next, CIO ? ». Que répondez-vous ?

Vaste question… Tout bouge tellement vite, que ce serait présomptueux de vouloir prédire ce que l’avenir nous réserve. La seule constante, je pense, c’est que le futur de l’IT impliquera d’être toujours plus malin et agile, pour savoir s’adapter à ce qui va arriver. Nous allons devoir faire face à de nouveaux chocs sociétaux importants. Le climat, la guerre… vont continuer de jouer avec notre quotidien. L’avenir est donc avant tout conditionné à notre capacité à réagir vite. Et le CIO ne peut rien faire seul. Il doit former une « team unie » avec toute l’entreprise. Ce qui ne sera possible qu’en travaillant sur la relation de confiance et de transparence.

Je pense aussi qu’il faudra faire des choix pour avoir un numérique vraiment responsable. Qu’est-ce que je veux vraiment digitaliser en magasin ? Non pas parce que je le peux technologiquement, mais parce que cela apporte un gain vraiment important, sans pour autant mettre en péril les ressources de la planète. La sobriété, c’est surtout le choix de savoir ce que l’on transforme ou non. A-t-on une idée de combien de tonnes de CO² font économiser les personnes qui acceptent par exemple de faire un peu de queue dans un magasin plutôt que de vouloir absolument des outils digitaux partout pour faire disparaître cette partie de l’expérience ? C’est un message difficile à faire passer car ce sont des éléments complexes à chiffrer et, surtout, parce que l’on manque de lois et d’encadrement. Quid d’une vraie comptabilité carbone, au côté de la comptabilité classique que nous avons déjà sur l’amortissement du matériel ? Je m’engage sur des bilans, des prévisions, des déclarations sur les scopes 1, 2 et 3… mais quand j’essaie d’améliorer l’entreprise, je suis avant tout livrée à moi-même, et aux règles que je m’impose en me disant qu’elles sont justes.