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Quelle diplomatie numérique pour la France ?

Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique de la France, était invité par l’ESIEA à expliquer son rôle auprès de près de 300 étudiants et alumni de l’école d’ingénieur. L’occasion pour lui de synthétiser les grands enjeux actuels de la diplomatie numérique hexagonale. Retour sur quelques idées clés.

Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique de la France

Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique de la France

C’est un poste « atypique, méconnu et stratégique » comme titrait Le Monde lors de la prise de fonction fin 2018 d’Henri Verdier comme ambassadeur pour le numérique, en remplacement de David Martinon. Pour le principal intéressé, il y est avant tout question d’un cyberespace « libre, ouvert, sûr et unifié » en parlant de « sécurité, neutralité et protection des données ». « Evidemment, il est donc souvent aussi question de souveraineté » estime l’ancien entrepreneur qui a été également le chef d’orchestre de la stratégie d’open data de l’Etat puis son « équivalent d’un DSI groupe ».

Invité à présenter son rôle encore trop confidentiel à 300 étudiants et alumni de l’ESIEA, École d’ingénieurs du monde numérique, Henri Verdier se prévaut d’un langage de vérité accessible. Quand il ne sait pas, il le dit, et quand il sait, il explique avec pragmatisme.

Unifier la vision et le discours français sur le numérique

« Combien de décisions qui portent sur le numérique appellent à une concertation entre les Etats ? Elles sont innombrables quand on y réfléchit bien » introduit-il, en soulignant les très nombreuses enceintes de « multilatéralisme technologique » qui portent des négociations sur des sujets aussi variés que les nouveaux protocoles TCP/IP, le droit de la propriété intellectuelle, l’impact sur la santé ou le commerce international.

L’idée d’un poste d’ambassadeur numérique est donc d’unifier une vision et un discours français pour faire face à des menaces potentiellement grave non seulement sur Internet, mais sur toute l’économie et la société. Et pour défendre les valeurs portée par la France, il faut avoir les idées claires sur des sujets qui se chevauchent et s’influencent sans cesse dans une transformation permanente. Unifier la vision vise aussi à éviter de tomber dans les prises de position extrêmes.

« Quand on regarde les sujets numériques par le petit bout de la lorgnette, tout est simple. Chacun voit midi à sa porte. Chaque acteur a sa bonne définition et son besoin, et l’argumente très bien. C’est quand on cherche l’équilibre que tout devient complexe. Il faut aller au-delà de la première intention. C’est ma « job description » de conduire une diplomatie numérique cohérente. » estime ainsi Henri Verdier. Il illustre le sujet avec le thème du chiffrement, sur lesquels les convictions sont ballotées partout entre lutte contre le terrorisme, liberté individuelle, intérêt des entreprises et des Etats…

« Nous sommes minoritaires »

Pour l’ambassadeur, la France a la conviction que sa voix peut peser en incarnant cette vision d’équilibre pour le cyberespace. « Celle-ci consiste à rappeler qu’Internet, qui a changé le monde, est un bien commun extraordinaire pour tous les pays et leurs composants. Et il faut le protéger. C’est simple à dire, mais finalement peu d’Etats portent vraiment cette idée. Nous sommes minoritaires : les dictatures et les régimes autoritaires ne voit pas le sujet de cette façon évidemment, mais ce n’est pas le cas non plus pour de nombreux autres pays pour qui c’est l’Occident qui a fabriqué Internet pour assurer son influence économique, politique et sociale. Pour ces pays, Internet est vu comme une menace. » résume-t-il.

S’il est fier d’avoir ses racines d’entrepreneur dans un Internet « d’avant » qui était un espace de libertés où tout était fondamentalement plus simple, Henri Verdier ne se fait pas d’illusion : « Soyons clair : les big tech qui se « posent » sur Internet, ce n’est plus Internet. Ce sont des espaces privés régis par des CGU avec des architectures ultra centralisées et très fermées, qui vont à l’encontre de la net-neutrality et dont toute l’activité repose sur l’économie de l’attention, avec tous les filtres que cela induit. Quand on veut condamner ces acteurs, on ne condamne pas Internet en tant que tel ».

Quatre grandes menaces

Dans l’analyse que porte l’ambassadeur, le cyber espace actuel est menacé d’au moins quatre façons différentes, qui sont autant d’axes d’action et de point de vigilance particuliers pour la diplomatie numérique française.

D’abord, la militarisation de l’Internet, qui englobe à la fois les problématiques liées à la cybercriminalité, à la diffusion de contenus illégaux et à la guerre dans le cyberespace. « Pour y répondre, c’est très progressif : il faut « secréter » du droit pour juguler ces problèmes » estime Henri Verdier, qui souligne par ailleurs le fait que les professionnels, développeurs comme DSI, « sont devenus moins prudents dans leurs choix et contribuent de plus en plus à bâtir une société numérique sur des bases très friables ».

La seconde menace est celle des « grands déséquilibres », qui sont autant une question technologique que géopolitique. « Si l’on résume : beaucoup de pays n’ont pas apprécié l’hégémonie prise par l’Europe avec la révolution industrielle et pensent que la nouvelle révolution industrielle du numérique va créer la prochaine hégémonie » note l’ambassadeur. Diplomatiquement, l’idée est alors d’empêcher de trop grands déséquilibres de s’installer dans la durée, en particulier avec des efforts et du partage en R&D. Surtout, il est également devenu nécessaire d’éviter que les acteurs décident d’avoir leur propre Internet. « Ce n’est pas encore le cas, contrairement à ce que l’on pense. La Chine a seulement l’équivalent de son propre « Intranet » et la Russie en est à contrôler par la censure des DNS (système qui traduit les noms de domaine en adresse IP, ndlr). Mais aller dans ce sens revient à se mettre dans des bulles. Or, quand c’est le cas, on finit par ne plus se comprendre et cela conduit à la guerre » épingle méthodiquement l’ancien entrepreneur.

Le poids des plateformes

Autre déséquilibre, autre menace, avec les externalités négatives amenées par les géants du numérique et leurs plateformes : monopole de vente et de distribution des produits, des services mais aussi des idées dans le cas des réseaux sociaux. Ceux-ci « mettent en question la démocratie « by design » » selon l’ambassadeur « car ils explosent l’espace public des débats ».

L’ambition des plateformes constitue à elle seule une autre menace, alimentée par « l’hubris de ces entreprises qui estiment que les Etats ont échoué dans leur mission principale et que c’est désormais à elles que revient la tâche d’organiser les rapports humains quels qu’ils soient, jusqu’à battre leur propre monnaie par exemple » analyse l’ambassadeur pour le numérique. Il souligne pourtant qu’il ne s’agit pas d’un débat sur la pertinence entre public et privé, mais sur le fonctionnement de la démocratie, que les entreprises ne peuvent pas « fabriquer », étant donné qu’elles ne rendent pas de compte aux citoyens. De quoi en retour, provoquer une réaction des Etats eux-mêmes qui veulent réagir et réguler, jusqu’à faire des erreurs sur la forme ou le fond, en réduisant les libertés qu’ils souhaitent défendre.

Le retour sur le devant de la scène du concept de souveraineté européenne est dans ce contexte souvent vu comme la volonté de quelques Etats de contrôler fortement Internet. « La souveraineté c’est l’autonomie stratégique, c’est-à-dire la capacité de faire des choix plutôt que d’être contraint. Le problème, c’est que pendant des années on a parlé de souveraineté en pensant protectionnisme voire isolationnisme, en essayant de protéger de vieilles entreprises malades » reconnait Henri Verdier. « Pourtant, la souveraineté commence déjà avec la possibilité de passer facilement d’un prestataire à un autre par exemple ».

 

Un mix complexe pour la souveraineté européenne

Dans la vision de l’ambassadeur, les piliers de cette souveraineté sont multiples. D’abord, le fait de ne pas être menacé directement par des tiers en matière de sécurité. Ensuite, le positionnement comme une puissance de création, de leadership de marché. « Il est autant question de start-ups que de recherche ou même de production culturelle » détaille le diplomate, qui souligne également l’importance d’une politique industrielle européenne sur les infrastructures, réseaux, centres de données… Enfin, un peu de « puissance normative » doit être ajouté à l’équation, à l’image du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) qui devient progressivement un standard mondial alors que le Japon, le Mexique ou encore l’Inde font évoluer leurs législations pour s’aligner avec l’initiative européenne.

Pour créer cette délicate alchimie et des « communs » numériques européens qui pèsent, Henri Verdier estime par ailleurs qu’il ne s’agit pas de tout faire « à l’ancienne, avec des diplomates qui vont négocier des textes. On doit aussi faire une transformation numérique de la diplomatie. C’est-à-dire une transformation numérique de l’action ». Un principe qu’il compare à l’innovation fondamentale de fonctionnement qu’a connu par exemple le Washington Post après avoir été racheté par Jeff Bezos, le patron d’Amazon. Celui-ci avait massivement mis « la tech’ » au service des journalistes. Et l’ambassadeur de donner quelques premiers exemples avec des projets lancés son équipe comme le site disinfo.quaidorsay.fr pour fournir des outils permettant aux citoyens et associations de lutter contre la manipulation de l’information sur Internet, ou encore un « CGU Explorer ». Celui-ci permettra d’enregistrer, d’archiver et de visibiliser tous les micro-changements apportés par les plateformes numériques sur leurs conditions générales d’utilisation heure après heure. « C’est une base pour créer des possibilités d’agir pour tous, pour permettre des coalitions et des alliances autour de la diplomatie française » explique Henri Verdier. L’Etat a donc bien conscience que si la France veut porter sa vision du numérique, elle devra s’appuyer sur la force de tout un écosystème.

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