[Entretien] Pour le nouveau directeur de Slack en France, les entreprises doivent éviter de recruter des « clones ».

Gabriel Frasconi a pris la direction de Slack en France fin 2021. Observateur privilégié de la façon dont les entreprises transforment l’expérience de leurs employés face aux nouvelles règles du travail hybride, mais aussi de leurs discours sur les « valeurs » et le « sens du travail », il revient sur les sujets qui pèsent le plus aujourd’hui pour faire la différence en matière de recrutement.

Alliancy. A quel point la nouvelle réalité hybride du travail pèse sur les capacités de recrutement des entreprises ?

Gabriel Frasconi Slack

Gabriel Frasconi a pris la direction de Slack en France fin 2021

Gabriel Frasconi. Nous disposons dorénavant de beaucoup d’études et de statistiques sur la façon dont le travail hybride s’installe dans la durée au sein des organisations. Avec OpinionWay, nous avons interrogé plus de mille employés de bureau et 62% des salariés reconnaissent que la journée de travail classique de 9 à 5 n’est plus appropriée*. En parallèle, les salariés en mode hybride et ceux en télétravail complet affichent de meilleurs résultats que ceux en présentiel pour chaque indicateur relatif à leur expérience professionnelle, d’après une autre étude**.

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Si depuis deux ans les entreprises se sont souvent contentées d’être en « mode survie » pour s’adapter face aux nouvelles contraintes, ce n’est plus aujourd’hui une promesse suffisante pour rassurer les candidats. Au-delà des beaux discours, on voit que beaucoup d’organisations ont surtout transposé dans le digital ce qu’elles faisaient déjà, avec quelques petits ajustements. Cela a pour conséquence de créer des environnements collaboratifs qui peuvent paraître attractifs au départ, mais s’avèrent de plus en plus difficiles à vivre ensuite. Or, le contexte de « guerre » des talents revient à dire que pour un certain nombre de métiers, le barycentre dans la relation candidat-employeur est maintenant plutôt du côté du candidat, qui sont donc plus attentifs et exigeants sur ces expériences. Par exemple, près de la moitié des moins de 35 ans sont près à changer d’employeur aujourd’hui si la flexibilité offerte par celui-ci n’est pas suffisante.

Au-delà de l’expérience de collaboration et de télétravail, les entreprises mettent de plus en plus en avant la problématique du « sens » au travail, pour mieux recruter et fidéliser. Le lien va-t-il de soi ?

Gabriel Frasconi. Oui, mais il faut distinguer deux thématiques qui sont assez différentes et qui se confondent souvent dans les discours. D’abord, les « valeurs » de l’entreprise, qui sont liées au sens qu’elle donne à son activité, à ses engagements dans la société, à son image… Et ensuite la question à part du sens du travail perçu au niveau individuel par les collaborateurs, qui pour moi est beaucoup plus proche de l’exigence de flexibilité à laquelle je faisais référence précédemment.

Toutes les entreprises mettent en avant leurs valeurs… En quoi est-ce que cela peut vraiment devenir un différenciateur pour recruter ?

Gabriel Frasconi. Il est certain qu’aujourd’hui, toutes les entreprises ont de belles vitrines sur leur site web ; tout le monde dit être « green », pour la diversité, pour l’inclusion… C’est un peu comme dire que l’on est tous contre la faim dans le monde : c’est beau, mais complètement creux. Il faut pouvoir montrer et prouver. Cette exigence de transparence explique que des plateformes comme GlassDoor se soient à ce point renforcées ces dernières années par exemple. Un levier important aujourd’hui est déjà que l’entreprise montre sa mixité réelle, non seulement dans ses équipes opérationnelles, mais également au niveau de sa direction. Elle doit aussi apporter la preuve concrète de l’égalité au niveau des postes et des salaires.

D’expérience, il faut l’imposer. Quand je suis arrivé, mon équipe était composée à 100% d’hommes, mais j’ai profité du fait que ma lettre de mission soit de la faire grandir, pour imposer que tous les premiers recrutements soient 100% féminin par exemple. C’est un cercle vertueux : plus on recrute de femmes, plus on va avoir l’occasion d’en recruter d’autres, ne seraient-ce que parce que ces recrutements seront dorénavant menés par des femmes, les descriptions de postes rédigées par elles… C’est ce qui change la culture du recrutement d’une organisation, mais cela ne vient pas sans une vraie discipline.

La question ne se limite pour autant pas à l’égalité homme-femme ?

Gabriel Frasconi. Non, c’est certain. Les autres aspects, comme la diversité ethnique, religieuse, social, d’âge… sont des facteurs importants. Dans cette phase de « guerre » des talents, les entreprises ne peuvent de toute façon pas se contenter de recruter des clones, de type hommes blancs hétérosexuels de moins de quarante ans. Sortir des stéréotypes demande un effort particulier, d’autant plus que les candidats sont souvent les premiers à se mettre dans des cases. En particulier sur l’âge, qui n’est pas encore assez inclus dans la prise en compte de la diversité. Le changement de mentalité doit se faire à la fois chez les recruteurs et les candidats. En parallèle, le travail hybride a largement débloqué les frontières géographiques pour permettre aux entreprises où qu’elles soient d’avoir une diversité d’origine et de profil. Mais tout le monde se retrouve donc à concourir pour séduire tout le monde, c’est donc à la fois une opportunité et un risque.

Qu’en est-il de l’intégration de personnes issues de milieux défavorisés ?

Gabriel Frasconi. Cela demande un engagement et un accompagnement particulier de la part de l’entreprise. L’exemple donné par Salesforce (qui a racheté Slack durant l’été 2021, ndlr), est en ce sens inspirant. L’entreprise a beaucoup travaillé avec les universités pour aller chercher des stagiaires au plus près de quartiers défavorisés, avec la logique qu’il fallait avant tout leur donner confiance. Plus on travaille jeune, plus on acquiert vite des codes et des référentiels, des idées de métier et de carrière, et plus vite ces personnes pourront se projeter et vraiment saisir leurs premières opportunités professionnelles pour s’en sortir. La responsabilité des entreprises est donc de former, pas seulement dans une démarche de compétences professionnelles, mais en prenant aussi en compte cette dimension sociale… Cela force à changer les pratiques : on ne peut pas attendre la sortie des études car ce sera déjà bien trop tard, il faut aller sur le terrain dès le lycée et être prêt à agir sur le savoir-être, l’imaginaire, la projection dans le futur.

Vous mentionniez que ces points étaient au demeurant différents d’un autre levier : celui du sens du travail individuel et de la flexibilité. Pourquoi cela compte-t-il ?

Gabriel Frasconi. Pour donner envie de venir d’en une entreprise et d’y rester, il faut donner du sens au quotidien. Je préfère parler du quotidien plutôt que seulement du travail, même si les deux sont liés. Dans un de nos sondages menés auprès de dix mille employés dans le monde, dont deux mille en France, la préoccupation globale qui ressort est celle la flexibilité… à 93% ! Je pense que c’est parce que le « sens » au niveau individuel, change profondément d’une personne à l’autre ; selon les attentes, la réalité familiale, le sens de l’engagement, etc. La clé, c’est donc de pouvoir s’adapter.

Dans quatre entretiens sur cinq que je suis amené à faire passer, une question revient : comment l’entreprise peut-elle respecter des réalités individuelles ? Cela va de la nécessité de passer le mercredi après-midi à la piscine avec les enfants, jusqu’à des engagements associatifs ou la possibilité de voyager… Il y a trois ans, aucun candidat n’aurait eu le courage d’aborder ce genre de questions en entretien. Aujourd’hui, l’idée que le sens du quotidien est de ne pas tout sacrifier à son emploi à fait son chemin. Il faut donc pouvoir bien vivre son emploi avec tout ce qu’il y a à côté et qui est différent pour chaque personne.

Cette flexibilité n’est pas juste un mot-clé pour séduire au moment du recrutement, pas plus qu’elle ne s’arrête à une politique RH… C’est aussi une posture managériale et d’équipe, qui doit se traduire jusque dans l’intégration de ces aspects et conséquences dans l’évaluation des performances des équipes, des rémunérations… Il faut la graver dans le marbre.

Justement, les perceptions sur le sujet sont-elles vraiment bien partagées chez tous les managers ?

Gabriel Frasconi. Déjà, il est certain que la direction générale doit donner le la. Ensuite il faut changer les processus en interne, et il n’y a pas de baguette magique. Mais si on ne décline pas l’ambition sur toutes les strates, cela va créer un vrai problème. Ainsi, on voit ce qu’on appelle la « grande distorsion » entre la perception des cadres et des non-cadres : 50% des premiers souhaitent un retour au bureau comme avant, contre 20% pour les seconds. De même, les cadres ont à 66% la conviction d’être transparents, alors que seuls 40% des non-cadres le pensent. On retrouve cette différence sur de nombreuses questions. Or ce sont bien les cadres qui prennent les décisions… Sans changements managériaux et de processus internes, on va vite perdre la guerre du long terme.

Quels sont les autres types d’initiatives qui permettent de traduire cette flexibilité au quotidien ?

Gabriel Frasconi. Si vous me le permettez, je vais reprendre un exemple fournie récemment par Salesforce. L’entreprise a annoncé il y a quelques jours la création du Ranch Salesforce dans le but de recréer le lien et l’esprit de corps qui s’épuisent avec le travail à distance. Bien sûr, des outils numériques peuvent aider, et Slack en fait sans doute partie, mais cela ne remplacera jamais le fait d’aller manger ou boire un verre ensemble. Le Ranch, c’est donc permettre d’aller travailler « au vert » dans un espace collectif à la fois indoor et outdoor pour recréer cet esprit de camaraderie. Il y a évidemment d’autres façon d’aborder cet enjeu, mais les candidats voudront de toute façon savoir comment ils vont pouvoir passer du temps avec leurs collègues et mieux s’intégrer. Et on en revient à la flexibilité car cela ne peut pas être globalement imposé. Par exemple, en tant que dirigeant, une fois par mois, je m’impose de faire un afterwork – quel qu’en soit la forme. Passer un moment festif avec toutes les équipes et permettre de se mélanger. Ensuite, c’est une alchimie qui est vraiment à la main des managers, il faut leur déléguer cette responsabilité.

Une expérimentation que vous conseillez aux entreprises ?

Gabriel Frasconi. Prévoir des jours où personne ne travaille. Du tout. Une sensation bien connue, c’est que l’entreprise continue d’avancer sans nous quand on est en congés. Cela est loin d’être reposant et souvent la charge mentale et le stress se contentent d’être déplacés jusqu’au moment de la reprise. A l’inverse, les jours où personne ne travaille libèrent l’esprit. Je pense qu’une seule de ces journées vaut bien trois jours de congés normaux ! Chez Slack, nous avons ainsi mis en place douze vendredi par an, qui sont « offerts » pour permettre de passer du temps sur ce qui compte pour chacun d’entre nous : famille, sport, hobby, association… C’est une vraie déconnexion. Mais pour y arriver, il va falloir dépasser le blocage que pourrait avoir certain manager sur le concept ! Car pour que cela ait du sens, eux-mêmes doivent arrêter de travailler à ce moment-là. Ce n’est pas anodin pour l’organisation de l’entreprise.

 

*Consultation OpinionWay pour Slack – Novembre 2021

**Etude Slack – Futur Forum janvier 2022 (EN)