Le secteur du numérique reste majoritairement masculin. Déficit d’image auprès des femmes, intériorisation d’un partage des métiers ancré dans la culture occidentale ? Le changement de mentalité est lent.
Machiste, le numérique ? Que Marissa Mayer, la patronne de Yahoo, ex-Google, informaticienne, femme d’affaires et mère de famille, soit devenue une icône, révèle a contrario l’exception de la réussite féminine dans l’univers si masculin des geeks de la Silicon Valley.
En France, selon l’édition 2013 de l’enquête « Femmes du Numérique »*, on est bien loin de la parité, avec, en 2012, 28 % de femmes dans les entreprises adhérentes à Syntec Numérique (chambre professionnelle du conseil, logiciels et services informatiques), contre 48 % dans la population active. Léger progrès toutefois : elles n’étaient que 25 % en 2010 et l’écart de rémunération se réduit, à 19 % pour les postes de cadres dirigeants au lieu de 37 % en 2010, à 6 % pour les postes d’ingénieurs contre 10 % en 2010.
Mais si elles sont 34 % chez les employés et techniciens, elles ne sont plus que 25 % aux postes d’ingénieurs, consultants et cadres, et 19 % aux fonctions de cadres dirigeants. Ce « plafond de verre » qui empêcherait les femmes de progresser vers des postes que les hommes ne sont pas pressés d’abandonner, n’est toutefois pas propre à ce secteur : les comités exécutifs des entreprises du CAC 40 comptent à peine 10 % de femmes.
Mais, dans le numérique, la faiblesse des effectifs féminins aux échelons inférieurs rend la disproportion plus criante au sommet. Quand les femmes sont présentes, on les trouve principalement dans les fonctions ressources humaines, communication, marketing et, beaucoup moins, dans le cœur de métier technologique. Chez Criteo par exemple, le spécialiste du reciblage publicitaire sur le Web, on ne compte que 14 % de femmes dans les équipes dédiées à la R&D, au produit et à l’innovation, mais environ 40 % dans l’équipe de support technique.
Les femmes sont aussi minoritaires dans la création d’entreprises innovantes. Les incubateurs parisiens portés par le Laboratoire Paris Région Innovation comptent une dizaine femmes entrepreneurs à la tête des 128 start-up incubées, soit un peu moins de 8 % (10 % pour les entreprises cofondées par un homme et une femme).
L’informaticien garde l’image du geek
Plus qu’un barrage des hommes, c’est la faible appétence des femmes pour ces secteurs qui semble être la première cause de ce déséquilibre. Alors que les entreprises sont plutôt enclines à mixer leurs effectifs, les candidates sont trop rares.
Pour Viviane Chaine-Ribeiro, P.-D.G. de Talentia Software (logiciels de gestion d’entreprise) et présidente de la commission « Femmes du numérique » qu’elle a créée en 2011 au sein de Syntec**, « on ne pourra pas améliorer les choses à court terme. Une politique de quota peut être nécessaire mais elle a ses limites. Pour des postes d’ingénieur, développeur, consultant, je reçois neuf CV d’hommes pour un de femme. Car non seulement le nombre de femmes dans les écoles d’ingénieurs n’augmente pas mais il est en régression ».
Autant de filles que de garçons obtiennent un bac scientifique. Mais, par la suite, si elles représentent 60 % des étudiants en médecine, elles ne sont plus que 30 % dans les classes préparatoires scientifiques, 27,8 % dans les écoles d’ingénieurs (+ 7 points en vingt ans), avec de grandes disparités : plus nombreuses en chimie, elles sont souvent moins de 10 % dans les écoles d’informatique. Une situation qui désole Joël Courtois, directeur de l’école d’informatique Epita : « Les entreprises nous harcèlent pour que nous formions des informaticiennes. Mais, depuis dix-sept ans, je ne vois aucune amélioration : 5 à 10 % de filles par promotion selon les années. Ce monde paraît déshumanisé et abstrait aux filles, l’informaticien garde l’image du geek, bidouilleur… On a beau organiser des journées portes ouvertes réservées aux filles, mettre en avant nos diplômées, rien n’y fait. Et pourtant, la demande est telle que nos élèves filles parviennent même à négocier à la hausse leurs indemnités de stages et, à poste équivalent, de meilleurs salaires que les garçons. » Au rythme où vont les choses, la parité hommes-femmes dans les écoles d’ingénieurs ne sera pas atteinte avant… 2075.
Que l’intériorisation par les femmes d’un partage des métiers qui les tient à l’écart de la technologie soit culturelle est largement admis. Ce n’est pas propre à la France : on le retrouve aux États-Unis, au Royaume- Uni, alors qu’en Indonésie, les petites filles apprennent à réparer des voitures, et, bien que souvent voilées, elles sont majoritaires dans les écoles d’informatique !
Femmes en réseau
De multiples réseaux de femmes s’organisent pour faire changer les mentalités. Les « Femmes du Numérique » vont à la rencontre des lycéennes avec la « Route du numérique » (à Bordeaux en juin, à Strasbourg bientôt) pour parler de leur métier. « Il faut donner des modèles aux jeunes filles, mettre en avant de jeunes entrepreneuses, qui les incitent à oser », explique Viviane Chaine-Ribeiro. Girls in Tech, Girlzinweb, Femmes et Technologies, Cyberelles… autant de réseaux, où des femmes échangent, s’entraident, tentent de faire partager leur intérêt pour la technologie, l’Internet, de sensibiliser en amont les jeunes filles et de donner de la visibilité aux femmes qui travaillent dans les nouvelles technologies.
D’autres mouvements poussent les femmes à prendre en main le code informatique, qui devient le langage du monde qui nous entoure. Girls who Code, aux États-Unis, organise des formations à la programmation avec le soutien de Twitter, eBay, Intel, AT&T, GE, Goldman Sachs. WoMoz (Women&Mozilla), également présent en France, cherche à impliquer plus de femmes dans le logiciel libre et Mozilla. Les Duchess, programmeuses Java, ont une antenne en France, qui fédère des groupes d’utilisatrices Java, organise des ateliers techniques, coache des femmes pressenties pour intervenir dans des conférences internationales. « Plus les femmes seront visibles, plus cela donnera envie aux jeunes filles », assure Agnés Crepet, de Duchess France.
L’avis de… Véronique di Benedetto
Directrice générale d’Econocom France
« Chez Econocom France, nous encourageons le recrutement de femmes. Elles représentent 35 % de l’effectif, c’est en hausse. Cela reste insuffisant, mais faute d’un vivier à la base, le secteur des TIC a une mauvaise réputation auprès d’elles. Il serait réservé aux geeks. Il faut commencer par convaincre les mères de dire : “Tu seras ingénieure ma fille.” Les écoles d’ingénieurs manquent de femmes, alors que les filles sont préembauchées avant la sortie. Pour ma part, je suis arrivée dans ce secteur en entrant chez IBM, en 1982. Je me suis passionnée pour ce monde et j’y suis restée. Je n’ai jamais ressenti qu’il était plus compliqué d’être une femme, je n’en tenais pas compte et mon environnement non plus. Quand il s’est agi de faire carrière tout en préservant l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, j’ai toujours passé un pacte avec mes patrons : “Je vous garantis le résultat, laissez-moi les moyens. Et le temps en est un”. C’est peut-être plus facile à gérer à des fonctions commerciales qu’à des postes d’ingénieurs. »
L’avis de… Virginie Hollebecque
Directrice régionale Europe du Sud, Méditerranée, Afrique de l’équipementier américain en réseaux télécoms Ciena
« Des classes préparatoires scientifiques, à l’école d’ingénieur (Itec Lille), aux postes de dirigeantes dans les télécoms (Lucent, Alcatel, etc.), je me suis toujours trouvé dans des environnements où les femmes étaient minoritaires. Mais, en quinze ans dans ce secteur, je n’ai jamais ressenti d’entrave à ma carrière parce que j’étais une femme. Ce qui me désole, c’est que très peu de femmes se présentent quand nous ouvrons des postes d’ingénieurs, à peine un CV sur quinze. C’est en amont qu’il faut susciter l’intérêt des filles. Pour les attirer, il faut mettre en avant l’aspect innovation, l’impact sociétal de la technologie, comment celle-ci fait évoluer la façon dont les gens communiquent. Les entreprises ont un rôle à jouer pour faire découvrir leurs métiers, nouer des relations avec les écoles et les filières universitaires. »
* www.syntec-numerique.fr/content/edition-2013-de-lenquete-femmes-du-numerique
** www.femmesdunumerique.fr
Cet article est extrait du n°5 d’Alliancy, le mag – Découvrir l’intégralité du magazine
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