La ville intelligente est-elle souhaitable ? Menace-t-elle les libertés individuelles, la solidarité entre individus ? Réponses du sociologue François Ménard, co-auteur de l’essai « L’art d’augmenter les villes », édité par le Plan urbanisme construction architecture (Puca).
Alliancy, le mag. En quoi le concept de smart city constitue-t-il un objet de recherches pour le Puca ?
François Ménard. On parle, ici, de transformation de la ville, de ses aménagements, de sa gouvernance. Avec des promesses et des risques que le Puca, dans le cadre de sa mission, se doit d’analyser afin d’alerter les services concernés. Le risque pour une ville, c’est par exemple de se retrouver pieds et poings liés avec un prestataire multiservice, concessionnaire ou délégataire de service public, qui utiliserait un logiciel propriétaire empêchant toute exploitation ultérieure des données récoltées. Le risque aussi, c’est d’être victime de ce que le chercheur Evgueni Morozov appelle le solutionnisme, un travers lié à la pensée Internet qui consiste à énoncer les contours d’un problème, urbain en l’occurrence, uniquement à partir des réponses qu’on peut lui apporter.
Quelles sont les conséquences de ce solutionnisme ?
Dans ce schéma, le fournisseur de systèmes techniques ou serviciels ne cherche pas à comprendre les causes des problèmes, s’il y en a un, mais se contente de mettre en avant des solutions, parce qu’elles sont disponibles… Cette dérive n’est pas propre aux technologies numériques mais ces dernières, parce qu’elles s’appliquent à toutes sortes d’objets et de processus, l’ont encore accentuée. Ensuite, pour rendre ces solutions acceptables, il suffit de demander à des sociologues de plancher sur des dispositifs pédagogiques et de voir à quelles conditions d’utilisation et de coût elles devront être proposées. Pour que la ville soit plus démocratique, je pense qu’il faudrait, au contraire, partir des aspirations des individus et des collectivités, et voir dans un second temps comment l’offre technique pourrait servir ces aspirations. Je préférerais qu’il soit question de faisabilité technique des projets sociaux et environnementaux plutôt que d’acceptabilité sociable des projets techniques, comme on le fait trop souvent aujourd’hui.
La smart city serait-elle anti-démocratique ?
Elle soulève en tout cas certaines questions. Personne ne conteste le bien-fondé des démarches écologiques urbaines, mais je m’interroge sur cette forme de gouvernance, invisible et pas vraiment débattue, qui oriente les usages vers plus de vertu, plus de morale. Quels recours avons-nous ? Je note aussi que l’émergence de la smart city correspond à un moment assez inédit dans l’histoire de l’humanité, où la connaissance que l’individu a de lui-même est dépassée par celle qu’en ont les logiciels, et les bases de données, grâce aux traces numériques que nous laissons lors de nos déplacements, de nos achats ou de nos requêtes sur Internet. Dès lors, ces logiciels sont censés savoir ce que nous allons désirer, et ils nous le proposent. Est-ce un bien ou un mal ? Faut-il faire confiance à ces logiciels ? Doit-on aller en parallèle vers la création de sortes de zones blanches où ceux qui le souhaitent auraient la garantie de ne pas être tracés ? Quels problèmes l’effacement des traces numériques pourrait-il éventuellement poser sur le plan légal ? Tout cela mérite qu’on y réfléchisse.
Vous semblez craindre que la ville serve moins les individus et davantage les intérêts économiques ?
C’est le danger, en effet, lorsque l’on a affaire à des boîtes noires dont on ne sait pas grand-chose du fonctionnement. Ce que je crains également, c’est la disparition de nos mécanismes de solidarité, en grande partie fondés sur l’ignorance des risques que nous présentons à titre individuel. Si les objets connectés disent tout de nous, cette solidarité va céder la place à une responsabilisation à outrance, et c’est l’ensemble de notre système de protection qui peut voler en éclats. C’est pourquoi, lors de la signature des marchés smart city, les collectivités devront se montrer très vigilantes quant à l’utilisation et la protection de nos données.