Comment EDF élargit sa stratégie numérique responsable à tout son écosystème

Richard Bury, directeur du programme Numérique Responsable du groupe EDF analyse les défis auxquels sont confrontées les grandes entreprises pour mener les projets qui vont réduire l’empreinte écologique de leurs actifs numériques. En relatant l’expérience de son entreprise depuis quatre ans, il détaille les priorités et les leviers qui lui paraissent les plus pragmatiques et efficaces.

 

EDF mène depuis plusieurs années une transformation d’ampleur visant à réduire l’empreinte écologique de ses actifs numériques. Mais comment avez-vous priorisé les actions sur un périmètre aussi large ? Avez-vous dû commencer par mesurer ce que vous vouliez voir changer ?

 

L’aventure du numérique responsable « à l’échelle » a officiellement commencé en 2020 dans le groupe EDF. Avant cela, des actions avaient déjà été menées sur des périmètres plus restreints, par exemple au niveau de nos datacenters, que nous avions fait certifier dès 2015 (avec la certification environnementale ISO 50001, NDLR). Mais pour avoir un impact plus global, nous avons dû cadrer nos ambitions et définir une feuille de route avec des priorités. En ce sens, le sujet de la mesure est rapidement arrivé sur la table.
Dans le cadre de ma participation à l’Institut du Numérique Responsable (INR), dont j’ai rejoint le conseil d’administration en 2023 j’avais pris conscience que plusieurs entreprises s’étaient déjà lancées sur ces mêmes sujets avant 2020… mais que certaines bloquaient encore sur les enjeux de mesure depuis des années. La mesure carbone, en particulier, est un sujet complexe. Sur des thèmes comme le cloud, par exemple, on sait qu’il reste d’énormes zones d’incertitude. Le risque est donc réel de tourner en rond sur ces sujets très théoriques. Mais avons-nous vraiment besoin que tout soit mesurable avant de nous lancer ? Je ne le crois pas. Certaines actions paraissent évidentes pour obtenir des premiers résultats. Chez EDF, nous avons donc fait le choix d’agir en fonction des connaissances disponibles à l’époque, car ce n’est pas à nous de créer un consensus scientifique sur la mesure du numérique responsable… et nous ne pouvions pas nous permettre d’attendre.

Si une mesure parfaite n’est pas indispensable pour se lancer, il faut cependant se donner ensuite les moyens d’évaluer les progrès, ne serait-ce que pour inciter les directions à agir chacune à leur niveau. Un benchmark comme WeNR de l’INR est suffisant pour commencer à agir, même s’il présente quelques angles morts. Il sera toujours temps ensuite de compléter les analyses pour faciliter le passage à l’échelle.

Dans ce contexte, par quels types d’actions commencer ?

 

On peut débuter par des actions mutualisées et transverses, qui sont les plus globales. Cela nécessite moins d’accompagnement au changement auprès de chaque équipe, et permet donc d’obtenir des premiers résultats assez rapidement. En particulier, il existe des leviers liés aux achats, aux politiques de dotation, à la rétention des données, ou encore aux règles pour les datacenters, sur lesquels nous avons pu agir de manière centralisée, avec un impact pour tout le groupe. Plutôt que de créer une nouvelle politique globale de numérique responsable, il est possible de rendre « responsable » l’ensemble des politiques et services mutualisés du groupe. C’est donc par cela que nous avons commencé sur la période 2021-2024.

Cependant, il faut également garder à l’esprit que cela ne suffit pas et qu’il est essentiel de préparer les prochaines vagues d’engagement au sein des différents métiers et équipes. Dans notre cas, la décarbonation est au cœur du projet stratégique « Ambitions 2035 » du groupe : chaque direction sera donc « challengée » sur l’impact de ses propres services par la direction générale. Deux fois par an, lors de leur revue de performance, la question de l’empreinte carbone sera directement posée.

En comité de transformation du groupe, j’ai utilisé une métaphore pour illustrer cette nécessité d’agir progressivement : la marguerite. L’idée était de montrer que nous pouvions travailler rapidement sur le « cœur » de la marguerite, les services mutualisés, avant d’avancer sur ses pétales, c’est-à-dire les business units.

 

Votre sujet actuel est donc de permettre aux business units de mener leurs propres transformations, à leur niveau.

 

Effectivement, après quatre ans d’action, le centre de gravité s’est déplacé vers les « pétales » notamment sur les enjeux d’écoconception et d’accessibilité numérique : il s’agit désormais de leur fournir un cadre méthodologique, une « académie » de formation, ainsi que des informations fiables sur les impacts technologiques du cloud et de l’intelligence artificielle. La réalité, c’est que le périmètre numérique des business units restera souvent limité à la couche applicative et à l’accompagnement des utilisateurs. Or, ces sujets sont loin d’être les plus simples : il ne leur suffit pas de faire tourner un outil de « green coding » pour résoudre les problèmes. D’un métier à l’autre, la configuration des projets peut être très différente. Adopter une approche numérique responsable pour l’intégration d’un ERP ou pour le développement d’un logiciel full stack n’a rien à voir. Et cela devient encore plus complexe lorsqu’on évoque l’interfaçage avec des services externes d’intelligence artificielle, sur lesquels nous avons encore peu de recul.

 

Est-il préférable de commencer par quelques projets de numérique responsable « faciles » pour convaincre, ou bien de se lancer dès le départ dans ceux ayant l’impact le plus important ?

 

Faire tout en même temps est complexe, mais pas impossible, à condition d’être bien organisé en matière de pilotage des services dans l’entreprise. Dans la feuille de route des priorités, il me semble essentiel de concilier quelques sujets à fort impact tout en ne négligeant pas ce que j’appelle les « petits ruisseaux ». Ces initiatives, bien que parfois anecdotiques en apparence, jouent un rôle important pour ancrer la culture du numérique responsable et entretenir une dynamique sur le long terme. Elles sont aussi souvent révélatrices des leaders internes.

Après tout, le premier réflexe d’un directeur systèmes d’information sera légitimement de se dire que, compte tenu de tout ce qu’on lui demande déjà, la transformation numérique responsable ne figure pas forcément parmi ses priorités principales. Il est donc crucial, pour convaincre et mobiliser le plus largement possible, de s’appuyer sur des aspects culturels simples à mettre en place. Par exemple, des initiatives comme la « Fresque du Climat ou du numérique », des challenges internes, des webinaires ou des vidéos de sensibilisation et d’explication peuvent créer une attente. Parallèlement, il faut marquer les esprits en s’attaquant à des sujets complexes et significatifs, en privilégiant ceux pour lesquels il est possible d’activer rapidement les leviers des politiques de groupe.

 

Avez-vous un exemple ?

 

Nous avons mis en place la suppression automatique des e-mails,des conversations teams, des posts sur les réseaux sociaux après six mois,. C’est un signal très fort. Je crois d’ailleurs que nous sommes la seule entreprise à avoir pris un tel engagement. D’autres actions peuvent également marquer une organisation, comme un accord d’intéressement intégrant des objectifs tels que la réduction des impressions, par exemple.

 

Quels ont été vos alliés les plus précieux depuis quatre ans pour mener vos projets de numérique responsable ?

 

Notre gouvernance est très probablement l’élément le plus précieux, un pilotage au bon niveau impliquant l’ensemble des parties prenantes dont toutes les Business Units du Groupe et un leadership constant et sans faille de notre Directeur exécutif Groupe Transformation et Efficacité Opérationnelle (Véronique Lacour)

Un autre élément très précieux a été l’obtention du label NR (Numérique Responsable) de l’INR. Cela a été un catalyseur incroyable, un vecteur de fierté, de confiance et de structuration. Ce label nous a permis d’avoir un cadre pour aborder des sujets très complexes. Son obtention, ainsi que le suivi qu’il implique, mobilisent tout le monde et offrent des points de contact réguliers qui ancrent la dynamique dans la durée.

Enfin, notre investissement auprès des institutions de l’écosystème s’est révélé très précieux. Travailler en réseau pour partager nos doutes est essentiel, car la maturité sur les questions liées au numérique responsable est encore limitée. Sur des sujets comme l’impact du cloud, de l’intelligence artificielle ou de l’éco-conception applicative, nous avons encore beaucoup de progrès à faire collectivement, en partageant nos expériences.

 

Beaucoup d’industriels mettent en avant, à juste titre, que l’impact de leur IT sur leur empreinte écologique est proportionnellement très faible. Est-ce que cela complique les démarches pour aller vers un numérique responsable ?

 


C’est sûr que, rapportée à l’activité globale d’EDF, l’empreinte de notre numérique est très faible, en dessous de 1 % de nos émissions. Mais s’engager sur ces sujets relève avant tout d’une question de culture d’entreprise. À partir du moment où nous cherchons à réduire notre empreinte globale, tout le monde doit agir et participer à l’effort. En ce sens, il n’y a pas de « trop petit ruisseau ».

Un autre message essentiel est que vouloir réduire l’empreinte du numérique n’empêche pas d’utiliser le numérique pour diminuer l’impact des processus métiers. Ces démarches ne sont pas opposées. Bien au contraire !

 

L’un de vos efforts les plus récents consiste à entraîner vos partenaires dans cette transformation, afin notamment d’agir sur les émissions indirectes, dites « scope 3 ». À quel point est-il difficile d’avoir un impact réel au-delà du périmètre de son entreprise en matière de numérique responsable ?

 


Tous nos grands fournisseurs stratégiques avaient des discours bien rodés sur le numérique responsable et, plus généralement, sur leur empreinte carbone. Cependant, nous ne constations pas toujours des actions concrètes, visibles, comme la réduction de l’empreinte liée à la conception de leurs services numériques. C’était frustrant, d’autant que près de deux tiers de notre impact IT provient de nos achats. Sans une remise en question significative au niveau de l’écosystème, nous atteindrons rapidement un plafond.

C’est pourquoi nous avons piloté la création d’un « clausier numérique écoresponsable » en collaboration avec l’INR et la French Tech Corporate Community. Il contient un questionnaire et des critères pour sélectionner et évaluer des soumissionnaires en amont d’un marché, ainsi que des éléments à intégrer dans les documents contractuels, notamment pour fixer les clauses techniques qui sont nécessaires à l’exécution des prestations.

Chez EDF, nous avons également voulu aller plus loin en instaurant des contrats de plans d’actions communs. Dans les années 90, Renault avait mis en place une pratique similaire pour mobiliser efficacement ses partenaires sur des sujets complexes. Nous nous sommes donc demandé : pourquoi ne pas transposer cette approche pour réduire l’empreinte carbone de chacun ?

Nous avons présenté ce « partenariat numérique bas carbone » lors du séminaire annuel avec nos fournisseurs IT. L’idée était de tendre la main à nos partenaires stratégiques afin que ce partenariat dépasse le cadre contractuel habituel, en adoptant une vision multi-marché. Cela a créé un effet d’entraînement : certaines sociétés ont voulu signer rapidement pour présenter cette démarche comme un différenciateur et proposer cette approche à leurs clients.

En décembre, lors du dernier séminaire, nous avons réalisé un premier point d’étape. Aujourd’hui, cinq fournisseurs stratégiques, représentant une part significative de nos dépenses IT, se sont engagés dans ce partenariat. Il reste donc encore de la place pour les autres ! Nous souhaitons dorénavant réussir à embarquer les fournisseurs d’infrastructures et de cloud.

 

Avec un tel partenariat, sur quoi est-il possible d’agir ?

 


C’est une pratique d’entreprise étendue qui nécessite de prendre en compte ce qui se passe sur le terrain. Certains sujets émergent rapidement, comme celui de la double dotation matérielle. Par exemple, si un prestataire IT doit venir travailler pour EDF, nous lui fournissons un ordinateur, notamment pour des raisons de maîtrise des risques cyber. Cela a un impact sur l’empreinte de notre entreprise. De son côté, le prestataire fournit généralement un autre ordinateur à son salarié, avec un impact sur sa propre empreinte. C’est une situation que nous pouvons optimiser.

De même, dans le cadre des revues de conception responsable pour les projets numériques, on constate que les leviers d’action se situent à la fois chez nous et chez nos prestataires. Aujourd’hui, les DSI sont fortement externalisées. Elles ne pourront avoir un réel impact sans impliquer leurs prestataires à tous les niveaux. Cela demande non seulement de l’énergie pour agir, mais aussi d’innover dans les modes de collaboration avec les partenaires.

Dans un monde où beaucoup ont tendance à exagérer leurs engagements et leurs résultats en matière de numérique responsable, ce partenariat constitue également un moyen de vérifier les actions entreprises. C’est d’ailleurs également pour cela que nous avons voulu dès le départ que toutes nos actions soient auditées et opposables.