Jean-Philippe Faure, directeur de l’organisation et des systèmes d’information du groupe Eiffage, décrit comment son entreprise a fait évoluer sa perception de la technologie et l’importance du focus data/IA à orchestrer pour les chief information officers.
Quelle place prend l’IT aujourd’hui au sein d’Eiffage ?
Je suis directeur des systèmes d’information depuis un peu plus d’un an, et c’est un métier passionnant. Mon parcours a plutôt été celui d’un directeur financier, en France et à l’international, mais j’ai aussi eu la responsabilité de grands programmes ERP. Depuis mon arrivée chez Eiffage, il y a 11 ans, j’ai toujours co-écrit la feuille de route du système d’information.
Quand on compare l’épreuve des longs programmes abrasifs et coûteux à l’expérience de la technologie aujourd’hui, tout est très différent : la tech crée une proximité avec les métiers qui transforme complètement l’IT. Par le passé, l’informatique ne faisait rêver personne. Certes, on pouvait reconnaître objectivement le rôle indispensable des ERP et des datacenters, mais il était très difficile de susciter de l’intérêt pour des sujets aussi lourds qui mettent du temps à produire de la valeur perceptible. C’était injuste pour l’image des équipes IT. Ces dernières années à l’inverse, la tech prend sa revanche. Tout le monde perçoit que les évolutions sont rapides et qu’il y a un enjeu majeur d’éducation et d’acculturation pour chacun dans l’entreprise, avec les équipes IT engagées.
Faites-vous référence spécifiquement à la démocratisation rapide de l’intelligence artificielle générative ?
Entre autres, mais ChatGPT est l’arbre qui cache la forêt. Derrière ces usages, c’est plus généralement la question de la culture numérique dans l’entreprise qui est posée. Le rôle du DSI, dans ce contexte, est de rendre la technologie « friendly » et de remettre l’humain au centre du jeu. Les technologies numériques dont on parle aujourd’hui touchent toutes les strates de l’organisation, tous les rôles, et s’adressent à toutes les populations.
Y compris aux « cols bleus » au sein d’une entreprise comme la vôtre ?
Il me semble qu’il y a encore beaucoup de préjugés selon lesquels les populations qui travaillent sur le terrain, comme nos compagnons, seraient « éloignées » du numérique. Mais en fait, tout le monde a un smartphone et la technologie leur facilite la vie depuis longtemps. Les algorithmes et la commande vocale changent beaucoup d’usages. On n’est plus dans une « technologie avec mode d’emploi » qui imposerait une grande barrière à l’entrée. Il suffit de regarder autour de soi : tout le monde utilise la MFA (authentification multifacteur) parce que les banques ont rendu cet usage courant. De nombreux aspects de l’IA suivent le même chemin. Il suffit d’une heure pour apprendre à rédiger un bon prompt, et les avantages sont immenses. La technologie n’est plus discriminante, elle est devenue égalitaire et populaire. Après avoir été clivante, elle devient un facteur d’intégration dans les organisations, en étant plus accueillante, plus ouverte, moins discriminante et élitiste.
Ma conviction profonde, c’est donc que l’IA redonne de la valeur à l’humain, en ouvrant des opportunités à ceux qui ont des idées et de la créativité. Ma mission, en tant que DSI, est donc aussi d’encourager cet accent mis sur la Data et l’IA. C’est une transmission qui nécessite de sensibiliser sur les points clés. Autrement dit : interdire n’a pas de sens, mais la pédagogie prend une dimension encore plus importante, notamment pour alerter sur les dangers et les biais.
Depuis quand avez-vous cette conviction que le DSI doit se concentrer sur la data et l’IA ?
Lorsque j’ai pris mon poste, beaucoup de travaux étaient déjà en cours sur des usages de l’intelligence artificielle. Mais nous arrivions à un stade où la question du passage à grande échelle devenait cruciale. L’un des grands risques pour la culture numérique d’une entreprise, c’est de multiplier les promesses avec l’IA, puis de décevoir tout le monde en ne les tenant pas. Nous sommes jugés sur notre capacité à mener à bien des projets. Pour avancer, il a donc fallu trancher sur plusieurs sujets, notamment sur le choix de nos grands partenaires. En la matière, j’ai été convaincu par les technologies et la philosophie de Google. Il a été nécessaire de mettre en place nos « cloud foundation » et « data foundation », socle de notre programme, tout en se concentrant sur un petit nombre de projets d’IA et d’IA Générative qui fassent participer activement toutes les branches du Groupe. Nous en avons défini quinze, communs à nos huit métiers et répartis sur nos quatre branches d’activité. Nous avons donc mis l’accent sur les besoins transversaux pour créer un mouvement de fond.
Quels projets vous semblent les plus représentatifs de cette approche ?
Je cite souvent l’exemple de la prévention. Avec l’intelligence artificielle, nous pouvons prédire les chantiers les plus à risques, appliquer une notation et, dans un futur proche, communiquer directement par SMS avec les chefs de chantier. Personne ne peut douter de l’utilité d’un tel projet : la prévention des accidents est un sujet humain clé, qui touche tous les métiers. C’est fédérateur et cela génère une fierté collective.
Quels sont les grands principes de votre « data foundation » ?
Notre chance est d’avoir un patrimoine de données assez recentré autour de trois ERP : Finance, RH et gestion du matériel. Cela facilite l’interfaçage avec Google Cloud Platform, notamment pour créer notre datahub. Notre bibliothèque de données sur les ERP était déjà disponible, donc le travail a surtout porté sur la gouvernance de l’ensemble, afin de faciliter la participation de toutes les branches du Groupe.
L’un de nos premiers principes directeurs est que le métier est responsable de la qualité des données. Ce n’est pas au DSI de juger de la pertinence des téraoctets de données que génèrent les tunneliers de l’entreprise à partir de tous les chantiers sur lesquels ils interviennent ! La propriété et la responsabilité ne peuvent être que métier. Le rôle de l’IT est, dans ce cadre, de faciliter la documentation, la création du dictionnaire de données, la composition d’un « pot commun » utile à tous et sa publication vers les utilisateurs autorisés… L’autre grand axe est celui de la disponibilité. Au final, ce sont des approches beaucoup plus directes que celles du « big data » qui ont prévalu pendant quelques années.
C’est dans ce contexte que nous lançons des formations sur la data et l’IA pour les opérationnels. La montée généralisée en compétences ouvrira les possibilités d’utilisation des outils. La gouvernance, elle, permet de définir les projets prioritaires sur lesquels se concentrer, pour changer d’échelle.
Le choix en matière de gouvernance est-il allé de soi ?
Notre gouvernance chez Eiffage est très compacte : nous avons sept personnes au comité exécutif pour 80 000 salariés. C’est un comex très orienté business, qui réunit en plus du Président-directeur général et du directeur financier, les patrons opérationnels, et que j’alimente sur les sujets numériques. Nous avons donc voulu garder les branches d’activité au cœur du sujet, et la gouvernance s’est créée intuitivement avec elles. Toutes ont également des relais « tech » en interne, ainsi que des data scientists au plus proche des métiers. Je trouve d’ailleurs que ce type d’approche a un impact très positif sur le FinOps, en faisant le lien entre les coûts, la technologie et son utilisation réelle.
Quel est pour vous le sujet le plus structurant pour l’avenir de la data et de l’IA dans les grandes entreprises françaises ?
Le point que je souhaite anticiper le plus, c’est la construction d’un écosystème numérique résilient. Cela implique de se demander comment le DSI devient un véritable chef d’orchestre de cette résilience. Bien entendu, nous sommes dans un contexte où il est très important de surveiller les nouvelles réglementations sur le numérique qui arrivent de l’Europe, comme l’AI Act. Mais cette préoccupation doit également entraîner des conséquences très opérationnelles sur le système d’information. Ainsi, je tiens à pouvoir réduire le nombre d’applications que nous avons, alors que certaines sont peu ou pas utilisées. Cette logique de tri est nécessaire, car nous devons de plus en plus l’étendre aux choix structurants pour demain en matière de technologies. Nous vivons des adoptions fulgurantes, et certaines technologies vont être de véritables « game changers ». Si le DSI ne se donne pas pour mission de trier, les systèmes d’information vont devenir encore plus lourds et complexes, et ils finiront par perdre tout le monde.
Nous devons assumer aujourd’hui un rôle d’ambassadeur de la confiance dans le numérique, que ce soit en termes de sécurité ou de fiabilité. Réduire le nombre de systèmes y contribue fortement. En parallèle, la logique qui doit prévaloir pour les métiers, c’est donc « adopte l’outil » plutôt que « adapte l’outil ». Pour moi, l’époque du sur-mesure est terminée : la culture de l’adoption doit remplacer celle de la personnalisation, car cela rendra le monde numérique beaucoup plus stable et robuste.
On peut répondre à la réalité opérationnelle des métiers avec des outils communs qui transcendent le fait que chaque activité est particulière.
L’état du marché du numérique vous paraît-il satisfaisant à ce titre ?
Le problème, c’est que l’on a une « Champion’s League de la Tech » avec très peu de clubs, si vous me permettez la comparaison… Les quelques leaders du numérique sont des accélérateurs de transformation, c’est un fait, mais leur poids énorme déséquilibre le marché. Et cela contribue chez certains à encourager des comportements très désagréables.
Pourtant, ce n’est pas une fatalité. C’est un sujet fondamental, mais toutes les entreprises utilisatrices doivent également renouveler leurs efforts pour soutenir les alternatives du marché, notamment quand il est question de la data et de l’IA. Nos organisations doivent pousser cette nécessité d’alternative. Cela signifie bien sûr regarder du côté des acteurs européens, mais aussi, plus largement, se tourner vers l’open source.
Dans ce contexte, nous ne pouvons pas non plus être seulement des « consommateurs » de la tech : nous devons avoir nos propres développeurs. Je souscris à 100 % à l’idée de réintégrer des compétences. Les ratios interne-externe ne me satisfont pas aujourd’hui. Pendant des années, les entreprises ont sous-traité pour des raisons budgétaires, parfois en perdant le contrôle. Mais sur de nombreux sujets, comme la data et l’IA, nous sommes sur des aspects « core business », qui nécessitent de reprendre l’initiative.
Ma mission est de maîtriser le système d’information : j’ai besoin de compétences internes pour continuer à y parvenir demain. Et je suis d’ailleurs certain que nous pouvons attirer de nombreux talents, car nous sommes sur des métiers qui ont du sens et qui peuvent séduire. La technologie nous rapproche et abolit les frontières : il est possible de faire rêver, d’attirer et de proposer des postes passionnants pour transformer l’entreprise. C’est d’ailleurs exactement pour cela que le métier de DSI m’enthousiasme un peu plus chaque jour.