Emmanuelle Gauthier est psychologue du travail IPRP (intervenante en prévention des risques professionnels) et médiatrice conventionnelle, consultante, formatrice et conférencière. Elle détaille les séquelles que la crise peut laisser dans les organisations malgré le déconfinement progressif, ainsi que les actions prioritaires que devraient mettre en place les dirigeants.
Alliancy. En quoi la crise que vivent les entreprises aujourd’hui est-elle différente d’autres qu’elles ont pu connaître, comme une crise financière ou bien même un braquage ?
Emmanuelle Gauthier. Bien que ce mot « crise » soit utilisé, de nos jours, pour désigner une période de difficultés, son sens étymologique signifie, « faire un choix » et « décider ». La crise est une situation où les principes sur lesquels repose une activité sont remis en cause. Ce qui caractérise la crise actuelle, et une des plus grandes difficultés pour un retour au travail, est un contexte d’incertitude radicale, sans connaissance de la destination, ni feuille de route. Le rythme des pas de chacun sera différent, déterminé par la motivation, la capacité de résilience des organisations comme des individus, le sens donné à son travail, la confiance en son entreprise administration…
A titre individuel comme collectif, nous avons eu une prise de conscience brutale de notre vulnérabilité. Le drame social que nous vivons est de nature à provoquer un état qui incite à la réflexion et à une quête de sens, y compris au sein des entreprises pour les dirigeants comme pour les collaborateurs.
A-t-on vraiment le temps et l’attention disponible pour cette réflexion ?
Emmanuelle Gauthier. Le confinement et maintenant le déconfinement ont poussé beaucoup de personnes à gérer l’immédiat, à avoir le nez dans le guidon. Or, tout le monde n’avance pas au même rythme dans cette « reprise ». Beaucoup de gens ont dû prendre ces dernières semaines un « recul forcé », jusqu’à se demander s’il ne fallait pas remettre en question leur mode de vie, leur façon de travailler ou même le fait de travailler pour telle ou telle organisation. Beaucoup de dirigeants, tout à leurs préoccupations économiques immédiates – tout à fait légitimes – risquent de passer à côté de ces interrogations si ce temps de réflexion n’est pas pris. Comprenons-nous bien : beaucoup de gens ont envie de travailler à nouveau, de revenir au bureau « normalement »… mais c’est une illusion qui risque de masquer des problèmes plus profonds.
Quels problèmes exactement ?
Emmanuelle Gauthier. En nous mettant face à nos fragilités, la pandémie est devenue également un révélateur des inégalités et des fractures de notre société, qui se retrouvent souvent dans nos entreprises. Salaires, modalités et risques de chaque emploi, reconnaissance… Les divisions autour du travail existent depuis des décennies, mais ce choc inédit provoque un risque de désunion plus fort, qui peut rapidement à son tour entraver la capacité à changer collectivement, à mener des transformations dans l’entreprise.
De plus, les décalages entre les rythmes d’adaptation de chacun vont créer de nouvelles tensions. Pour certains gestes métiers qui ne sont pas en soi des automatismes, ou qui ne le sont pas encore parce que la personne est un jeune employé ou une nouvelle recrue, il va forcément y avoir des lenteurs, des erreurs, des hésitations. Et celles-ci sembleront incompatibles avec l’idée de la « reprise » pour laquelle il faudrait faire vite et bien pour rattraper le retard pris. Cela peut facilement créer chez certaines personnes le sentiment que d’autres employés « freinent » ou ne sont pas à la hauteur.
Comment les managers peuvent-ils adresser cette préoccupation ?
C’est de cette façon que l’on va pouvoir voir où il est nécessaire de « réinjecter » de la compétence : il faudra alors trouver les tuteurs, les experts les plus engagés dans l’entreprise mais aussi les plus pédagogues pour accompagner les autres. Or, la tentation est grande d’attendre d’eux qu’ils fassent plutôt à la place des autres, du fait de leur plus grande efficacité individuelle. C’est une erreur à moyen terme : pour bien reprendre, il faut accepter de « perdre du temps aujourd’hui pour en gagner demain ». Sans cet accompagnement, l’entreprise va voir se multiplier les erreurs sur la qualité du travail effectuée, mais aussi sur les questions de sécurité, qu’elles soient physiques avec des accidents du travail, ou même cyber.
A quel point les comex doivent-ils remettre en question leurs réflexes ?
Emmanuelle Gauthier. Il faut qu’ils gardent en tête que demain ne sera pas comme hier. Leurs choix vont être encore plus observés et les orientations de leur entreprise jugées. D’un point de vue psychologique, il est normal et rassurant pour un dirigeant d’avoir le sentiment que l’on peut compter sur l’engagement de ses collaborateurs et qu’ils vont tout faire pour que la reprise « collective » se passe bien. Il est d’ailleurs évident que chez toute personne, la notion d’utilité est très présente, ce qui amène un vrai désir de bien faire. Mais avec la crise, c’est cette utilité qui vont réinterroger beaucoup de personnes. Utilité au sein de l’entreprise mais aussi utilité sociale de son activité. Or, la majorité de nos métiers sont aujourd’hui tertiaires et n’ont pas grand-chose à voir avec celui d’un ébéniste qui trouve du sens dans le fait de voir émerger son ouvrage entre ses mains.
En l’occurrence, sur des sujets comme l’écologie, la responsabilité sociale de l’entreprise, les enjeux de relocalisation, l’exemplarité personnelle… les positions des dirigeants et plus généralement des managers vont être rapidement épinglées si elles déçoivent. Pendant les dernières semaines, beaucoup d’entreprises ont essayé de montrer un visage différent, un engagement de leurs activités en faveur des soignants, des personnes en difficultés et plus largement de « notre communauté ». S’éloigner d’une telle posture à l’occasion du déconfinement peut être très mal vécu par les collaborateurs.
Pour autant, la situation économique tendue ne risque-t-elle pas de faire passer ces points au second plan ?
Emmanuelle Gauthier. En effet, encore plus que d’habitude, les dirigeants vont connaître la pression d’un pilotage par les coûts, parfois au centime près. Ils doivent cependant comprendre qu’avec une telle posture, ils prennent le parti d’ignorer les coûts invisibles, les drames sociaux en souffrance… qui sont des aspects extrêmement importants de leur résilience future. Heureusement, la crise et le confinement ont aussi été un révélateur de créativité. En deux mois, les entreprises comme les individus ont dû inventer de nouvelles formes d’engagement, de travail, de relation… Il faut pouvoir conserver maintenant cette étincelle de créativité.
Un dirigeant ne peut pas seulement dire, « Merci pour ce que vous avez fait et votre capacité d’adaptation. Maintenant, on repart comme avant. ». On le voit pour le télétravail. Les effets sur l’image d’une entreprise, sur sa capacité à recruter, à fédérer, à créer de la motivation, seront désastreux si on se contente d’un insupportable « bravo » collectif, d’un coup de com’ et de reprendre les habitudes. Autrement dit : réinterroger l’open space ou le flex desk comme « preuve du changement » ne suffira pas. Les entreprises et les dirigeants sont à un moment de vérité.
Que peuvent mettre directement en œuvre les dirigeants pour « bien » déconfiner ces prochaines semaines ?
Emmanuelle Gauthier. D’abord, il faut qu’il garde à l’esprit le prisme de la prévention de la santé et de la sécurité au travail. Il est impossible de savoir dans quel état sont vraiment les gens quand ils sortent d’une telle période, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, des autres, de la situation… Les habitudes sociales peuvent reprendre avec les bons gestes barrières, mais cela ne suffira pas.
Les dirigeants ont une responsabilité pénale, et la période que nous traversons va être mouvementée en matière de droit social. L’article L4121-1 du Code du travail le dit clairement : le chef d’entreprise a la responsabilité de la santé physique et mentale de ses salariés. Et dans ce cadre, il a bien une obligation de résultats et non pas de moyens. C’est extrêmement important.
En la matière, chaque dirigeant va devoir absolument identifier ses « managers d’avant » qui reprennent le travail comme si ne rien s’était passé et qui vont être des facteurs majeurs de souffrance. Il est nécessaire de les faire évoluer. Pour y parvenir, la priorité est de prendre le temps de réunir l’équipe de direction une demi-journée – même s’ils sont peu disponibles – car il faut « balayer l’escalier par le haut » : tout projet de prévention des risques psycho-sociaux, de réorganisation, d’adaptation managériale, doit commencer par rendre visible la sincérité des dirigeants. Si ceux-ci se contentent de ressortir une approche « tarte à la crème » de la RSE, sans prendre de décision concrète, le jugement sera sévère. Il faut des symboles forts. Ce moment clé doit être mis à profit pour interroger les valeurs de l’entreprise. Et surtout sortir des mots valises ! Innovation, agilité, empathie, bienveillance, collaboration… Même quand ils sont prononcés sincèrement, on les vide de leur sens. Les dirigeants doivent regarder quelles ont été les valeurs de l’entreprise au quotidien pendant ces deux derniers mois difficiles, et continuer dans ce sens avec humilité. C’est ce qui sera facteur de fierté et de motivation pour tous les collaborateurs.
La check-list d’Emmanuelle Gauthier pour le déconfinement :
- Réunir le comex à minima une demi-journée pour prendre le temps de la réflexion sur le sens et les valeurs de l’entreprise révélées pendant la crise
- Lancer des formations managériales, en mixant tous les profils dans les groupes de formation
- Donner la priorité à la prévention des risques psychosociaux pour tous. Et plutôt que la théorie, privilégier les études de cas et les situations crées par la crise pour outiller les managers : droit à la déconnexion, questions de harcèlement…
- Mettre à plat la façon dont la RSE est traitée dans l’entreprise
- Ne pas oublier le Document Unique, notamment pour les plus petites structures et le mettre à jour en intégrant les risques sanitaires et psychosociaux liés à la crise
- Faire un sondage anonyme auprès de tous les collaborateurs pour aborder deux points : comment s’est passé le confinement ? Et quel sentiment vis-à-vis du déconfinement ? Mixer les questions fermées et ouvertes et prévoir le temps de traitement suffisant. Faire des groupes de travail sur le sujet, pour tous.
- En cas de décès survenus dans l’entreprise, mettre absolument en place des groupes de soutien psychologiques, même si le décès a eu lieu il y a plusieurs semaines. Le déconfinement n’aura pas permis le processus de deuil du groupe.