L’idée que le numérique menace très gravement l’emploi fait son chemin. Faut-il s’alarmer ? Le débat reste ouvert.
L’idée que l’automatisation tue l’emploi est vieille comme… l’automatisation. Elle ressurgit, aujourd’hui, en version numérique et fait son chemin, au point de devenir une opinion largement partagée, presque un dogme : il est désormais quasiment entendu que l’avancée des technologies numériques est sur le point d’avoir un impact dramatique sur l’emploi. Le cabinet Roland Berger s’en est fait récemment l’écho*, affirmant : « En France, 42 % des métiers sont très fortement menacés du fait de la numérisation de l’économie. » Le cabinet se fait plus précis en ajoutant même que, dans notre pays, « trois millions d’emplois pourraient être détruits par la numérisation à l’horizon de 2025 ».
Un impact dévastateur au début
Même son de cloche dans le travail mené par deux chercheurs de l’université d’Oxford **. Pour eux, « 47 % des emplois américains risquent de disparaître du fait de l’automatisation ». Et, aux Etats-Unis, toute une armada de penseurs – de Paul Krugman à Joseph Stiglitz, en passant par Jaron Lanier – entonne le même refrain : l’automatisation numérique est néfaste pour l’emploi.
Cette pensée doit beaucoup au travail de deux chercheurs du MIT, Erik Brynjolfsson et Andrew Mac Affee. Ils ont largement participé à sa popularité à travers leurs deux ouvrages à (grand) succès, « Race Against the Machine » d’abord, puis « The Second Machine Age » (lire Alliancy, le mag, n° 7). Leur raisonnement est le suivant. Primo : les progrès de la technologie informatique qui s’annoncent vont être considérablement plus rapides que tous ceux auxquels on a assisté jusque-là. Secundo : nous sommes ainsi à l’aube de voir des machines et des robots hyperintelligents qui vont remplacer l’homme dans des tâches intellectuelles et de service jugées jusque-là non automatisables. Conclusion : pour un temps au moins, l’impact sur l’emploi va être dévastateur. Partant de là, les plus angoissés vont jusqu’à prédire la fin de l’emploi ! En effet, disent-ils, l’automatisation de l’agriculture a conduit les travailleurs dans l’industrie ; celle de l’industrie les a amenés dans les services. Avec l’automatisation des services, il n’y aura plus nulle part où aller. Effrayant !
Est-on si sûr qu’une telle apocalypse se prépare ? D’aucuns en doutent. Et chacun apporte son lot d’arguments pour relativiser cet impact du numérique et calmer les ardeurs. Au regard du succès croissant des idées du duo Brynjolfsson-Mac Affee (B&M), il n’est peut-être pas inutile de lancer le débat. On s’appuiera pour cela sur les travaux, tous deux très enrichissants, de Robert D. Atkinson*** et de David H. Autor****. Le premier est président du think tank américain Information Technology & Innovation Foundation (Itif). Le second est directeur adjoint du département économie du MIT.
La première objection porte sur le rythme du progrès technologique en lui-même. B&M affirment qu’il va s’accélérer de façon exponentielle. Ils en veulent pour preuve le développement inattendu de la voiture autonome de Google et de l’ordinateur Watson d’IBM (qui a gagné au jeu Jeopardy). Pour eux, ce sont les témoins des fulgurants progrès de l’intelligence artificielle, dus notamment à la machine learning. Ils en sont sûrs : ces outils, combinés aux progrès des processeurs, sont d’une telle puissance que les avancées technologiques vont désormais se faire à pas de géant, et sous peu des pans entiers d’activités humaines vont disparaître au profit des ordinateurs et des robots.
Une affaire de conviction
B&M écrivent ainsi dans « The Second Machine Age » (le premier « Machine Age » étant celui de la révolution industrielle en Grande-Bretagne) que le numérique « est en train de faire pour l’intelligence ce que la machine à vapeur a fait pour les muscles ». Bien. Mais ce n’est pas la première fois que les promoteurs de l’IA promettent monts et merveilles. Et beaucoup, à commencer par Antoine Petit, PDG d’Inria ne s’aventurent pas dans de telles prédictions.
Quant à David H. Autor, dans son passionnant article sur l’impact de l’automatisation et de l’information sur l’emploi, il doute ouvertement que l’explosion des capacités des ordinateurs les rendrait rapidement aptes à effectuer les tâches les plus basiques parfaitement maîtrisées par les humains et si difficiles à automatiser. Qui a raison ? Impossible de trancher. Finalement, cette question est essentiellement une affaire de conviction, pour ne pas dire de foi. En attendant, un récent article du Wall Street Journal révèle que Watson est loin de faire des merveilles, notamment dans son utilisation pour le diagnostic des cancers. Autrement dit, le docteur Watson n’est pas encore Sherlock Holmes…
Il y a un second argument opposé à B&M. Même à supposer une IA triomphante, rien ne dit que tout ce qui serait potentiellement automatisable sera automatisé séance tenante. L’automatisation n’est seulement affaire de technologie. « Il y a loin entre l’avènement de la voiture sans chauffeur et la disparition totale de tous les chauffeurs de taxi », dit Robert D. Atkinson (et, pour l’instant, ce sont plutôt les chauffeurs d’Uber qui les menacent…). Surtout, le président d’Itif souligne que l’explosion de l’automatisation qu’anticipent B&M « ne se fera pas partout, ni aussi vite qu’ils le croient et certainement pas simultanément dans tous les secteurs ».
Cet impact graduel de l’automatisation est une raison sérieuse pour relativiser les conclusions du travail de Roland Berger et de celui d’Oxford fondés sur les analyses de B&M. Tous deux sont, en effet, partis d’une étude détaillée des activités élémentaires de chaque métier, et ont estimé si elles seraient à terme automatisables ou non. C’est en regroupant toutes les activités jugées automatisables qu’ils arrivent respectivement à 42 % et 47 % de métiers menacés. Il n’est pas impossible qu’ils aient raison – après tout la plupart des emplois du siècle dernier ont bel et bien disparu… – mais l’impact sur la société et l’emploi ne sera certainement pas le même si l’effet se fait sentir sur une décennie ou sur un siècle !
Il y a enfin un troisième type de raisonnement qui prend à contre-pied les thèses alarmantes de B&M. D’une part, Robert D. Atkinson démontre qu’une étude approfondie de la situation actuelle ne fait pas la preuve que les destructions d’emplois que nous subissions soient majoritairement dues à l’automatisation. D’autre part, il affirme, comme beaucoup d’autres, que de très nombreux nouveaux emplois – encore inimaginables – seront créés par les nouvelles technologies. Selon lui, il n’y a pas de souci à se faire : la soif de consommation est illimitée, dit-il, et cet insatiable appétit sera satisfait par de nouvelles productions. Des productions qui, justement, auront pu être développées grâce aux investissements permis par les gains de productivité apportés par les nouvelles technologies et par l’automatisation. Il affirme ainsi que « les robots, l’automatisation et les machines sont les moteurs du progrès humain et ne constituent en rien une menace pour l’emploi ».
Ce point de vue est tout à fait partagé par David H. Autor qui pense également que les apports de l’automatisation compenseront largement, en termes d’emploi, les impacts négatifs. Et ce fin analyste de l’automatisation écrit en particulier : « Depuis longtemps, l’histoire compte nombre de grands penseurs qui surestiment la capacité de remplacement de l’homme par les machines et sous-estiment leur formidable capacité à enrichir son travail. » Alors, l’automatisation permise par le numérique, formidable opportunité ou dangereuse menace ? Le débat reste ouvert.