En soulignant non seulement les avancées, mais aussi les défis et implications économiques, éthiques et réglementaires, la table ronde sur l’intelligence artificielle dans la santé, organisée par le Sénat le 13 mars 2024, a offert une vision globale des révolutions en cours dans le domaine médical.
Si, dans son dernier rapport, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) soulignait le potentiel immense de l’intelligence artificielle pour améliorer la santé mondiale, l’instance insistait également sur l’importance de conserver l’éthique et des droits humains au cœur de la conception, du déploiement et de l’utilisation de l’IA. C’est dans ce cadre que le Sénat a ainsi animé un débat sur l’IA et la santé.
En réunissant lors d’une table ronde Catherine Guettier (professeure et cheffe du service anatomie et cytologie pathologiques de l’hôpital Bicêtre), David Gruson (fondateur d’Ethik IA), Luca Mollo (vice-président de l’Alliance pour la recherche et l’innovation des industries de santé, vice-président et directeur médical du laboratoire Pfizer France), Mélina Gilberg (responsable « médecine fondée sur les faits » du laboratoire Amgen) et Thomas Séjourné (manager de l’unité données de vie réelle du laboratoire Sanofi), la Commission des affaires sociales a choisi de faire appel à des professionnels provenant de tous les champs de la médecine, pour étudier l’épineuse question des impacts de l’intelligence artificiel dans un domaine en tension.
La révolution de l’IA en matière de santé
Unanimes, les experts ont tous souligné l’opportunité de mobiliser l’IA en matière de santé. La précision diagnostique de l’IA, même plusieurs années après une manifestation, est alors évidente : « En matière d’IA, en pathologie, il y a deux grands types d’algorithmes : les algorithmes d’aide au diagnostic qui reproduisent les tâches du pathologiste, mais de façon plus rapide et plus fiable, et les algorithmes prédictifs capables de prédire le pronostic de certaines tumeurs ou capables de prédire les anomalies moléculaires de tissus tumoraux sans même avoir fait d’analyse biologique » rappelle ainsi la professeure Catherine Guettier.
L’efficacité de l’IA révèle pourtant des limites posées par des biais causés par les données d’apprentissage. Si, l’IA peut surpasser le regard des professionnels de santé, son manque de précision dans ces situations qui sortent de son cadre d’apprentissage rappelle que l’IA reste un outil, et ne doit pas signifier une perte d’humanité à l’égard du patient. Cette problématique a également été rappelée par Thomas Séjourné pour Sanofi, en matière de la responsabilité de l’IA dans l’industrie pharmaceutique, qui doit réussir à mobiliser des données de santé la plus haute qualité, représentatives et exemptes de biais. Les experts ont, à ce titre, pu rappeler l’importance d’accéder à des financement suffisant pour les projets, tout en questionnant les modèles de valorisation des données par des structures privées.
La transformation du temps médical et pharmaceutique
Pour autant, les progrès de l’IA ne s’arrêtent pas au diagnostic : l’IA pourrait transformer l’organisation du temps médical, rendant les soins plus efficaces et permettant aux professionnels de se concentrer sur des tâches nécessitant un raisonnement complexe. Cette question, toutefois, soulève la problématique de la dépendance des futurs médecins à la technologie et du risque de perte de connaissances essentielles si l’IA venait à prendre trop de place dans la pratique médicale. Et qu’en est-il des questions éthiques concernant la gestion de ces informations, et leur impact psychologique sur les patients ?
« La machine risque d’être très performante souvent, et même presque à chaque fois plus performante que l’humain, le médecin ou le professionnel de santé. Oseront-ils à l’avenir contester les décisions de ces systèmes d’aide à la décision ? » s’interroge Christian Arazi. « Les recommandations de ces systèmes d’aide à la décision leur laisseront-ils des marges de manœuvre ou seront-ils cantonnés à être de simples opérateurs de systèmes d’intelligence qui auront été mis à disposition par les start up, par des grands laboratoires? Et comme il subsistera, malgré tout, toujours une marge d’erreur, quid de la responsabilité de ces erreurs ? »
La formation des futurs médecins à l’utilisation de l’IA durant leurs études est envisagée comme une solution, pour leur permettre de rester critiques face aux recommandations de l’IA. Comme le précisait Emilien de Pomerol, si l’IA peut avoir tendance à traiter le corps organe par organe, et non pas dans sa globalité, ce n’est pas le cas d’un médecin. Mais comment empêcher que les professionnels de la santé deviennent de simples opérateurs des systèmes d’IA et comment assurer qu’ils restent au cœur du processus décisionnel ? Ce risque semble pour l’instant mesuré, de nombreux domaines nécessitant encore la réflexion humaine.
Pour Pfizer, Luca Mollo, a quant à lui mis en exergue le potentiel transformationnel de l’IA pour l’industrie pharmaceutique, notamment dans l’accélération du développement de nouveaux médicaments et l’amélioration du recrutement pour les études cliniques.
« L’intelligence artificielle permettant d’aller vers une personnalisation des traitements, le cadre juridique aujourd’hui des autorisations de mise sur le marché, qui repose sur la preuve de la qualité, de la sécurité et de l’efficacité des médicaments testés sur des cas standards, ne risque-t-elle pas d’être rapidement obsolète ? » s’interroge Christian Arazi. « De fait, faut-il inventer de nouvelles manières de mettre sur le marché des traitements avec de nouvelles procédures ? ».
En réponse à la question des coûts des traitements, Luca Mollo a souligné la capacité de l’IA à rationaliser les coûts et à optimiser les processus de recherche et développement. L’intelligence artificielle y trouve un rôle majeur en permettant le « screening » des molécules existantes pour pouvoir identifier des potentiels candidats médicaments.
« Lors de la période Covid, grâce à l’intelligence artificielle, on a été capable d’identifier une molécule antivirale, une antiprotéase contre le virus […] pour prendre en charge des patients qui étaient infectés. Grâce à l’intelligence artificielle, nous avons pu le faire en quatre mois et gagner à 80 à 90 % de temps de développement pour une molécule grâce à l’IA. » affirme Luca Mollo, tout en insistant sur l’importance d’adopter une IA éthique et transparente, qui doit refléter l’engagement d’une industrie à servir au mieux les intérêts des patients. « Grâce à l’intelligence artificielle, on peut réduire de moitié ces temps aussi, développer des médicaments. Pour pouvoir mettre sur le marché et développer un nouveau médicament, il faut en moyenne entre dix et quinze ans et 2 milliards d’euros par molécule. Grâce à l’intelligence artificielle, on peut réduire ce délai et donc ce coût. »
La nécessité d’un cadre éthique de l’IA dans la santé
A ce titre, David Gruson d’Ethik IA est revenu sur l’importance cruciale d’une régulation éthique et positive de l’IA dans la santé, grâce à un cadre réglementaire, strict mais favorisant l’innovation sans la brider. Ces propos ne peuvent qu’évoquer l’adoption de l’IA Act, le 13 mars 2024, par le Parlement européen, et le rôle majeur de la législation française dans l’établissement de principes éthiques solides guidant le développement et l’utilisation de l’IA tout en encourageant le progrès scientifique et médical.
Mais au-delà de la réglementation, l’un des enseignements retenus par tous les intervenants de l’échange au Sénat, est que l’IA ne pourra véritablement atteindre son plein potentiel dans le secteur de la santé que lorsqu’une collaboration étroite entre les développeurs d’IA, les professionnels de la santé, les régulateurs, et les patients sera mise en place. Cette collaboration doit inclure notamment la mise en place de programmes de formation pour les médecins, des recherches éthiques sur l’utilisation de l’IA en médecine et un entraînement de l’IA sur des données de santé de qualité, permettant un apprentissage représentatif et exempt de biais, mais pas simplement à l’échelle de l’Hexagone.
« On ne peut pas établir des normes qui seraient limitatives à la France et qui finalement serait une souveraineté nationale pour nous-mêmes et empêcherait l’innovation et l’attractivité [au niveau international], puisqu’elle empêcherait en fait l’interopérabilité des systèmes » conclut Thomas Séjourné. « Par exemple, il est difficile d’imaginer que sur une étude multicentrique franco-allemande, les hôpitaux allemands doivent transférer leurs données en France pour respecter une norme : il y a un véritable cadre à mettre en place sur ce sujet. »