Hervé de Crevoisier est le DSI France de Thales. Fort de son expérience sur un périmètre de près de 500 collaborateurs IT au service de 40 000 utilisateurs en France, il revient sur les transformations en cours dans son entreprise, et sur les principaux enseignements qu’il a retiré de la crise en matière d’évolution de l’organisation des DSI.
Cet article est extrait du nouveau guide Les défis d’un nouveau monde à télécharger « Faut-il transformer l’organisation IT des entreprises ».
Vous avez participé à notre workshop digital sur les enjeux organisationnels des DSI en 2020. Que retenez-vous de ces échanges menés avec vos pairs ?
Hervé de Crevoisier : Lors de ce workshop, j’ai pu constater à quel point le rôle de l’informatique avait été crucial lors de la crise provoquée par le COVID. Les participants issus de contextes assez variés ont tous vécu cette nécessité de très rapidement gérer le travail à domicile généralisé. L’importance des outils et de l’infrastructure de communication est apparue très clairement, et j’ai aussi noté le recours massif à des solutions de type cloud : Zoom, MS Teams… Partout s’est posée la question des nouveaux modes de travail à mettre en œuvre dans cette situation de crise, avec des interactions professionnelles qui passaient principalement par des outils de collaboration à distance.
Pour aller plus loin : Retour sur l’échange digital « Nouvelles organisations des équipes IT »
Qu’en est-il chez Thales ?
Hervé de Crevoisier : Chez Thales nous avons dû très rapidement permettre à nos 80 000 collègues dans 70 pays, et en particulier en France sur 30 sites, de travailler depuis chez eux, en tenant compte des contraintes de nos marchés défense, qui représentent 40% de l’activité, et civils. Nous avions heureusement déjà commencé à déployer la solution de communication Jabber de Cisco sur nos serveurs internes pour une grande partie du périmètre de Thales. Il a tout de même fallu renforcer très rapidement notre infrastructure fin mars, pour supporter la multiplication par cinq des visioconférences et par trois des conférences téléphoniques. Dans certaines activités civiles, nous avons aussi des solutions Office 365 qui ont été très fortement sollicitées.
Dans le domaine de l’ingénierie, nous avons pu utiliser les ateliers de développement sur nos plateformes digitales dans le cloud Azure et AWS, et nous avons aussi déployé des solutions pour permettre à nos ingénieurs de travailler à distance sur des environnements internes, ce qui est assez complexe pour certains outils nécessitant des configurations très puissantes. Pour traiter cette crise et répondre à l’urgence de la situation, il a fallu travailler différemment au sein de la DSI, avec un fonctionnement en mode task-force, des réunions quotidiennes entre nous, des échanges très réguliers avec les métiers, et des prises de décisions très rapides.
Est-ce qu’une telle organisation de crise est amenée à perdurer ?
Hervé de Crevoisier : Oui en effet, les principes appliqués à cette crise sont utiles en fonctionnement normal, et l’agilité et la proximité avec les métiers sont des enjeux pérennes pour notre activité. Le rythme des besoins métier s’est très fortement accéléré avec la transformation digitale, et nous devons être beaucoup plus proches des métiers et agiles. C’est tout le sens de la transformation “Next Gen IS/IT” initiée en 2019, et que nous devons maintenant accélérer.
Quels sont les piliers de ce projet Next Gen IS/IT ?
Hervé de Crevoisier : Le projet Next Gen IS/IT est une transformation profonde de nos modes de fonctionnement IT, en lien avec les métiers. L’objectif est de mieux servir les besoins d’un business qui s’accélère, se digitalise et s’internationalise de plus en plus, en agissant sur des leviers variés. Un premier axe est la mise en place d’une gouvernance globale et intégrée DSI/métier par fonction, comme l’Ingénierie, la Finance, les Achats… L’objectif est de choisir nos investissements en fonction de leur valeur business, et de déployer des solutions globales en évitant les doublons locaux.
Une deuxième évolution clé est de basculer vers un fonctionnement agile en équipes multi-compétences et autonomes sur un sujet métier précis, les Squads, qui regroupent des contributeurs DSI et Métier, avec les Product Owner. Cette transformation nécessite une évolution des compétences de nos équipes vers des métiers nouveaux, tels que scrum master, UX designer, data engineer… et nous avons lancé un important programme de formations.
Enfin, un accent particulier a été mis sur l’industrialisation du traitement des données, pour en extraire la valeur et les partager efficacement, en prenant en compte les contraintes réglementaires de nos métiers civils et de défense. Nous allons maintenant accélérer le déploiement opérationnel de ce programme, qui a commencé en 2019 par une phase expérimentale et le lancement d‘une trentaine de squads.
La période du confinement a-t-elle changé votre regard sur certains aspects des fonctionnements agiles ?
Hervé de Crevoisier : La crise a posé de façon très marquée le problème du travail à distance, qui va à l’encontre du principe habituel de colocalisation des squads agiles. Pendant la crise, de nombreux managers ont vécu difficilement le fait de ne plus avoir leurs équipes à proximité, et de ne pas pouvoir suivre leur activité de manière continue et informelle. Il a fallu apprendre à travailler avec des gens autonomes et à distance. Dans certains cas c’était bénéfique, les distances géographiques sont en quelques sortes gommées lorsque tout le monde est en télétravail, et les réunions à distance devenaient beaucoup plus efficaces, notamment en matière de respect des horaires et des ordres du jour. En revanche, c’est plus compliqué pour la créativité et le brainstorming, car nous perdons avec le digital l’effet « machine à café » de la multiplication de petites discussions informelles. Nous cherchons donc les façons de faire au-delà des outils collaboratifs, qui permettent de mieux générer une telle intelligence collective spontanée, et d’accélérer l’innovation.
Est-il aussi question de nouvelles compétences pour les collaborateurs ?
Hervé de Crevoisier : Oui et il s’agit d’ailleurs de l’un des piliers de Next Gen IS/IT, tant pour les compétences techniques que pour les compétences plus comportementales. Nous avons besoin de nouvelles compétences à tous les niveaux : scrum Master, UX designer, spécialistes IA et cybersécurité… et plus généralement nous devons amener une acculturation globale à l’agile et au numérique. Cela implique également un accompagnement managérial très prononcé, car une conséquence de nos transformations est de réduire les niveaux hiérarchiques et l’importance des positions statutaires. Les managers de proximité doivent réinventer leurs rôles autour des squads. Pendant le confinement, les managers ont dû sortir d’un mode de contrôle directif pour privilégier l’accompagnement et l’empowerment. Culturellement, c’est une différence énorme. Depuis l’été, nous ressentons donc une sorte d’hésitation entre ceux qui souhaitent mettre en avant ce changement et ceux qui veulent retrouver le plus rapidement la situation antérieure.
A quel point ces changements organisationnels impliquent-ils également selon vous des évolutions technologiques ?
Hervé de Crevoisier : J’ai déjà insisté sur l’importance du cloud. C’est vrai pour les outils de collaboration, mais cela ne se limite pas à cela. Ainsi, le projet Next Gen IS/IT interroge également la gestion des données qui s’avère essentielle à tous nos programmes, en particulier multi-pays. Selon les niveaux de criticité et de confidentialité, nous devons nous poser différemment les questions sur la façon de tirer de la valeur des données, d’en faciliter l’échange et la mise en à disposition, mais aussi de les sécuriser. La crise a été un nouveau rappel de la vigilance absolue à avoir en matière de cybersécurité. Nous devons aussi renforcer le développement des nouvelles technologies digitales, telles que l’IA ou l’IoT.
Quel message vous paraît-il important de passer aujourd’hui à la fois aux DSI et aux Comex ?
Hervé de Crevoisier : Les outils et infrastructures de collaboration sont maintenant critiques et doivent être développés et renforcés, en exploitant au maximum l’offre disponible sur le cloud chaque fois que c’est possible. L’agilité dans un groupe présent dans 70 pays nécessite une évolution du style de leadership, pour animer des équipes distantes et autonomes. Le management doit apprendre à passer d’un mode de contrôle quotidien de l’activité à un rôle de soutien : donner du sens, susciter l’initiative et les échanges entre pairs, assurer l’alignement des initiatives locales avec l’intérêt collectif et les objectifs globaux de l’organisation.