Les nouveaux champs de bataille que sont l’espace, le cyberespace et les cerveaux des individus augurent des adaptations de la part de l’Armée française. Comment conduit-elle les conflits actuels qui s’y déroulent et comment se prépare-t-elle à ceux futurs ?
Pendant très longtemps les conflits se sont déroulés exclusivement sur la terre et sur les mers. Un troisième théâtre d’opération est apparu, l’air, il n’y a finalement pas si longtemps. Et puis le rythme s’est accéléré. Ces dernières années deux autres, l’espace et le cyberespace, se sont récemment révélés tandis qu’une nouvelle frontière, le cerveau des individus, connaît un essor particulier avec le développement de l’IT. Ainsi ce sont près de 6 milliards d’euros qui seront consacrés à l’espace et 4 milliards au cyberespace dans la loi de programmation militaire 2024-30, votée le 13 juillet dernier et qui prévoit 413 milliards d’euros de dépenses pour les armées sur sept ans. La manne financière en augmentation, comment les militaires investissent ces nouveaux champs de bataille ?
Compétition, contestation et affrontement dans le cyberespace
De manières « globale », « permanente » et « coopérative ». Ces qualificatifs décrivent au mieux, à notre sens, la stratégie de l’Armée pour maîtriser ces nouveaux théâtres d’opérations.
Globale car ces nouveaux théâtres ne connaissent pas les frontières.
Permanente car là où les conflits conventionnels sont en général marqués par des phases claires d’affrontements suivis de pauses, dans le cyberespace, l’espace et la guerre cognitive, les interactions sont permanentes. Il n’y a pas véritablement de paix. « Dans le cyberespace, par exemple, nous sommes clairement dans le triptyque « compétition, contestation, affrontement ». »*
Coopérative car les guerres potentielles auxquelles nous faisons face nécessitent des alliances les plus larges possibles. L’installation du CDE (Commandement de l’espace) à Toulouse en 2025, proche du nouveau Centre d’excellence de l’Otan pour l’espace et du plus ancien Centre national d’études spatiales, en est un exemple : « L’accueil à Toulouse du centre d’excellence (COE) « Espace » de l’Otan, marque ainsi la reconnaissance de l’expertise française dans le domaine du spatial et la volonté d’implication de la France dans l’Otan. » La France participe aussi depuis février 2020 à l’initiative pour les opérations spatiales interalliées – Combined Space Operations (CSPO), aux côtés de l’Australie, du Canada, de l’Allemagne, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis.
Démonstrations de forces dans l’espace
Certes, il y a des points communs entre ces théâtres d’opérations. Par exemple, le général de division, Philippe Adam, commandant le CDE, ne se demande pas, dans Esprit Défense d’automne 2023, s’il y aura une guerre dans l’espace, mais quand ? C’est exactement ce que l’on entend de la bouche des responsables de sécurité des entreprises et des organisations qui ne se demandent pas s’ils vont être attaqués, mais quand ? Mais il existe aussi des différences notables. Si dans le cyberespace, les conflits font rage tous les jours, dans l’espace, il n’y a jamais eu de conflit ouvert, uniquement des démonstrations de forces. Par exemple, le déploiement d’une arme spatiale russe sur la trajectoire d’un satellite américain le 16 mai 2024 ou encore le drapeau chinois planté par un robot sur la face cachée de la Lune en mai dernier également. Les protagonistes bombent le torse mais la ligne rouge n’a jamais été franchie. Dans le cyberespace le franchissement de cette ligne est le quotidien de tous les cybercombattants de l’Armée française. Pour s’approprier ce théâtre d’opération, l’Armée française recrute à tour de bras « des profils experts pour le développement d’outils et l’analyse de cyberattaques, mais aussi en sciences humaines et sociales : géopolitique, experts en marketing… pour agir dans le champ informationnel. » Les armées travaillent aussi avec des entreprises et des chercheurs pour rester à la pointe de la technologie et favoriser le développement d’outils innovants. Car ne nous méprenons pas. Si les cyberattaques sont essentiellement utilisées pour les opérations de renseignement et se limitent au cyberespace, elles peuvent aussi entraîner des conséquences bien réelles comme lors de l’invasion de l’Ukraine en février 2022.
Renforcer l’autonomie stratégique
La Russie a conduit en parallèle de l’invasion une attaque sur le fournisseur d’Internet par satellite ViaSat, fournisseur de matériel de communication très utilisé par l’armée ukrainienne. L’attaque a rendu inopérants des milliers de modems qui ont dû être renvoyés au fournisseur pour être réparés, et ont handicapé lourdement les communications ukrainiennes, avant que la constellation de satellites Starlink d’Elon Musk ne prenne le relais.
Dans l’espace, la stratégie de défense vise à renforcer l’autonomie stratégique de la France en s’appuyant sur trois axes. D’abord, le renforcement des capacités militaires actuelles de veille stratégique et d’appui aux opérations (observation, écoute, télécommunications, positionnement et navigation, météorologie, géographie). Ensuite, l’extension des capacités de connaissance de la situation spatiale pour surveiller l’activité sur toutes les orbites, mieux connaître l’environnement spatial et être en mesure de détecter et d’attribuer les actes hostiles sur toutes les orbites d’intérêt. Enfin, le développement, à l’horizon 2030, d’une capacité de « défense active », dans le cadre d’une stratégie d’auto-défense, pour protéger les satellites concourant aux intérêts français, décourager toute agression et être en mesure, le cas échéant, de défendre ces intérêts en conformité avec le droit international, notamment la légitime défense.
Dans le cadre de l’opération Koufra IV. une compagnie des forces armées maliennes (FAMA) a été intégré à la force Barkhane et a pu participer a toutes les actions menées en coordination avec les éléments français. Scènes de vie durant l’opération Koufra IV. Mali, région de Liptako, le 25 avril 2018. Conduite par les armées françaises, en partenariat avec les pays du G5 Sahel, l’opération Barkhane a été lancée le 1er août 2014. Elle repose sur une approche stratégique fondée sur une logique de partenariat avec les principaux pays de la bande sahélo-saharienne (BSS) : Mauritanie, Mali, Niger, Tchad et Burkina-Faso. Elle regroupe environ 4 000 militaires dont la mission consiste à lutter contre les groupes armés terroristes et à soutenir les forces armées des pays partenaires afin qu’elles puissent prendre en compte cette menace notamment dans le cadre de la force conjointe du G5 Sahel en cours d’opérationnalisation.
En ce qui concerne la guerre cognitive, l’Armée la nomme Défense et Sécurité Cognitive, « c’est un domaine bien évidemment pris en compte par les armées (et ses alliées) mais qui dépasse largement le cadre militaire. Il s’agit, dans un cadre interministériel, de contribuer à renforcer la résilience de la société face à la propagande et aux manœuvres de subversion venant de nos compétiteurs stratégiques. »
Des opérations offensives difficiles à assumer
La nouveauté de ces théâtres d’opérations se constate avec l’évolution de leur doctrine. Ainsi, dans le cyberespace, l’Armée française a longtemps rechigné à admettre les opérations offensives. Les armées ont construit progressivement une stratégie d’action dans le cyberespace, avec comme piliers « les doctrines de lutte informatique défensive, puis offensive en 2019 et d’influence en 2021, ainsi qu’une posture sur l’application du droit international aux opérations dans le cyberespace, publiée en 2019. La création de la communauté cyber des armées, en novembre 2023, est une autre étape sur cette voie. » Dans le domaine de la lutte informatique offensive, la France est l’un des rares pays à l’assumer publiquement et à avoir rendu publique une doctrine sur le sujet. En revanche, pour préserver l’efficacité de ses actions, la préservation du secret sur les outils utilisés et les cibles reste essentielle.
Pour tous ces théâtres, l’IA aura son mot à dire : « La toute nouvelle AMIAD (Agence ministérielle pour l’intelligence militaire) et la DGA (Délégation générale à l’armement) sont pleinement mobilisées sur ces sujets. Pour la cyberdéfense, l’IA représente un multiplicateur d’efficacité, avec des applications tant offensives que défensives. L’IA permet en effet de traiter plus rapidement de grands volumes de données, et donc d’augmenter la capacité à détecter des cyberattaques, mais aussi des manipulations de l’information sur les réseaux sociaux, qui visent régulièrement la France et les armées. »
Et demain, qu’en sera-t-il de ces théâtres d’affrontement ? Pour la guerre cognitive, le plus grand danger est la porosité, voire la convergence de plus en plus grande entre les environnements virtuel et réel et les conséquences que cela peut entraîner sur des chaînes décisionnelles stratégiques : « Que se passe-t-il lorsqu’un décideur militaire ou civil ne plus différencier des environnements informationnels construits et qu’il les perçoit comme une réalité ? Ceci est rendu possible par des manœuvres intégrées alliant des narratifs cohérent, une ingénierie sociale adaptée, des outils informatiques utilisés à fin d’influence et des technologies émergentes qui pourront bientôt être utilisées pour modifier des états de conscience. » L’espace a, lui, construit depuis longtemps ses garde-fous avec le Traité de 1967 qui interdit de placer en orbite des armes nucléaires ou de destructions massives. Sera-t-il respecté ? Quant au futur des conflits dans le cyberespace, c’est sans aucun doute l’utilisation de l’IA lors des opérations défensives et offensives qui changera la donne.
*Les citations de cet article ont été obtenues auprès de la cellule communication de l’Etat-Major des Armées et de la Dicod.
Crédit photos : Comcyber EMA