[EXCLUSIF] Yves Le Gélard (Engie) : « Le nouveau monde est un monde de pilotage temps réel »

Le directeur général adjoint du groupe Engie, en charge du Digital et des Systèmes d’Information, revient pour Alliancy sur l’impact de la crise sanitaire sur les activités qu’il pilote et les nouveaux enjeux autour de la data, le grand chantier interne des années à venir.

Alliancy. Que dire de l’impact de la crise sanitaire ces derniers mois sur vos activités ?

Yves Le Gélard, directeur général adjoint du groupe Engie, en charge du Digital et des Systèmes d’Information

Yves Le Gélard, directeur général adjoint du groupe Engie, en charge du Digital et des Systèmes d’Information

Yves Le Gélard. La crise a été un révélateur de ceux qui avaient fait les bons choix et un formidable accélérateur de tendances. En un weekend il y a un peu plus d’un an aujourd’hui, il a fallu basculer l’environnement de travail de 50 000 personnes du bureau à leur domicile. Ce fut la minute de vérité pour valider notre stratégie « Cloud First », lancée trois ans auparavant avec Claude Pierre, en charge des infrastructures…

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Tout a fonctionné parfaitement dès l’annonce du confinement et cela dure depuis un an. Ce n’était pas le hasard. Ce fut un grand motif de satisfaction pour les équipes IT. Quatre ans plus tard, cela semble facile à dire, mais à l’époque, il y avait encore de nombreuses réserves concernant la sécurité, la gestion des données dans le cloud, etc.

Plus largement, en matière de cloud, où en êtes-vous ?

Yves Le Gélard. Nous sommes passés d’une situation où nous étions à 90/10 (10 % dans le cloud) il y a quatre ans, à 15/85 aujourd’hui (85 % dans le cloud). Nous travaillons avec les trois grands hyperscalers américains du secteur et je m’emploie dans ce domaine à refléter les grands équilibres du marché. A noter toutefois que ces sociétés qui, initialement ne fournissaient que de la capacité de stockage et de la puissance de calcul, deviennent de puissants éditeurs de logiciels de couche basse. AWS dispose par exemple d’un catalogue de plusieurs bases de données, relationnelles ou pas et adaptées à des différents usages … Il en va de même chez Microsoft ou Google.

Comment vos clients voient-ils cette montée en puissance de ces hyperscalers américains dans le logiciel ?

Yves Le Gélard. Un certain nombre d’entre eux ne sont pas à l’aise avec cette situation. Nous sommes donc amenés à déployer des offres dites souveraines au service de nos clients, que sont particulièrement les collectivités territoriales. C’est le cas par exemple pour Angers Loire Métropole où Engie Solutions déploie Livin’, la plateforme d’hypervision sur l’ensemble de ce territoire, en partenariat avec La Poste, dont la filiale Docaposte héberge les services que nous mettons progressivement en place.

Concernant les collectivités, cette problématique est-elle spécifique à la France ?

Yves Le Gélard. Nous constations la même chose dans d’autres grands pays européens. Au Royaume-Uni et en Italie, les approchent varient, il n’y a pas une seule doctrine. A voir ce que feront désormais les Allemands… en particulier dans le contexte de l’ambitieux projet franco-allemand Gaia-X de cloud européen qui pourrait fédérer tout le monde. Chez Engie, nous voulons y croire et sommes parties prenantes de ce projet aux côtés de nombreuses autres entreprises. Si des acteurs français comme OVHCloud, Dassault Systèmes ou La Poste, et leurs homologues allemands, arrivent à se mettre d’accord sur un standard de communication et de portabilité, c’est une très bonne nouvelle pour tous les clients.

Pour revenir à ce que vous avez mis en place il y a quatre ans désormais, la Software Factory d’Engie Digital, ce centre d’outils et de compétences mis à disposition de vos entités opérationnelles, perdure-t-elle ?

Yves Le Gélard. Oui, bien sûr ! Il y a la conviction désormais que le logiciel est un élément de performance économique pour nos métiers, mais aussi de différenciation commerciale au profit de l’ensemble de nos clients. Pour prouver que l’on maîtrise le métier, il faut du logiciel et plus celui-ci est différencié, plus vous augmentez vos chances de remporter des contrats.

La Software Factory avait été lancée il y a quatre ans autour de 70-80 projets… Depuis, nous avons recentré notre portefeuille autour d’une dizaine de plateformes digitales d’ampleur mondiale à impact climatique. Ces plateformes continuent de se déployer mondialement, à des vitesses et des feuilles de route différentes évidemment, mais c’est plus que jamais notre stratégie et un modèle qui s’adapte parfaitement au nouveau modèle d’organisation du groupe par métier annoncé récemment par Catherine McGregor, la nouvelle directrice générale d’Engie.

[bctt tweet= »Environ 5 000 collaborateurs travaillent dans le digital et l’IT chez Engie dans le monde, auxquels viennent s’adjoindre un écosystème d’autant de talents additionnels. La moitié est basée en France. » username= »Alliancy_lemag »]

C’est-à-dire ?

Yves Le Gélard. Précédemment, nous étions une entreprise organisée par grandes zones géographiques. Aujourd’hui, une organisation mondiale par métiers se met en place, que sont les renouvelables ; les solutions clients ; les infrastructures et la production thermique (lire encadré). Olivier Sala, le directeur général d’Engie Digital, dispose donc d’un portefeuille de logiciels stratégiques parfaitement aligné avec ces quatre métiers. Ce qui facilite bien entendu la relation IT-métiers et le déploiement mondial de chacune de ces plateformes.

Quels sont les liens actuels entre le digital et l’IT, deux sujets sous votre responsabilité ?

Yves Le Gélard. Il n’y a jamais eu d’opposition entre ce que certains ont pu appeler les « anciens » et les « modernes »… Ce débat n’a jamais eu lieu chez Engie, où digital et IT sont dirigés par une seule et même personne qui siège au comité exécutif. Ils ont toutefois des activités différentes et complémentaires. Par exemple, l’entité Engie IT est à la manœuvre sur toutes les opérations Cloud et aussi sur l’alignement des grands applicatifs métiers comme la comptabilité, la facturation ou la paie. Payer 170 000 personnes reste toujours un défi technique à améliorer en continu, tout comme générer quelques 25 millions de factures chaque mois et ce dans vingt-cinq pays ! Certaines technologies peuvent paraître classiques, mais passer l’ensemble de l’entreprise sous une solution CRM unifiée (Salesforce Customer 360, NDLR), a été un changement interne considérable, et celui-ci a été piloté par l’IT.

Nous avons parlé de votre transformation numérique portée par le Cloud et la Software Factory d’Engie Digital, qu’en est-il de la data ?

Yves Le Gélard. C’est le sujet auquel nous allons nous atteler désormais, pour passer à l’échelle. Nous avions lancé notre programme sur le sujet il y a deux ans de la même façon que nous avions démarré Engie Digital. Dans un premier temps, à l’initiative des business units au niveau mondial (et des 25 chefs de la data dans chaque unité géographique), nous avions mis à disposition de nombreux outils autour d’un socle technique, appelé le « Common Data Hub » (sur technologie S3 AWS). L’idée était vraiment une mise en commun, et non pas une centralisation, chaque unité restant en charge de ses données. Aujourd’hui, l’ensemble de ces actifs, regroupés au sein de cet entrepôt corporate de données, est réellement devenu un « bien commun », qui pèse plus de 120 térabytes…

Quelle est la « nouvelle » étape que vous envisagez ?

Yves Le Gélard. Dans les deux ans à venir, nous allons aligner ce socle commun dans lequel chaque BU a déposé ses données avec nos unités métiers au niveau mondial. Nous allons donc passer du « Common Data Hub » à quatre « Vertical Data Hubs » pour chacun de nos grands métiers. Les équipes du renouvelable par exemple disposeront de toutes les données, internes ou externes, dont ils ont besoin pour avoir la meilleure performance. Ce sera celles de Darwin, notre plateforme de pilotage de l’ensemble des centrales de production d’énergies renouvelables du groupe, mais également les données météorologiques, celles de la consommation et du trading… mises à disposition par l’IT via l’APIsation du système d’information. Aux métiers ensuite de s’en saisir et de passer à l’échelle en termes d’utilisation, d’intensité, d’exigence…

On peut supposer que cela nécessite quelques compétences… Comment concrètement cela se passe-t-il ?

Yves Le Gélard. On ne part pas de zéro évidemment ! Dans chaque métier, des données circulaient, pas obligatoirement bien organisées ou peu exploitées, mais des compétences existaient. En lien avec la direction des Ressources humaines, des modules de formation ont peu à peu été déployés. Nous avons ainsi créé une filière de professionnalisation avec différents niveaux d’expertise. Par exemple, nous avons travaillé avec Netexplo et HEC Paris sur le « Certificat Data for Manager »… A l’Institut Mines Télécom, le groupe anime une chaire sur l’intelligence artificielle, ce qui nous permet d’accueillir des stagiaires, thésards ou post-doc. A l’Essec, il s’agit d’une chaire sur la data science au service du business… De façon plus ludique, nous avons lancé fin 2020 avec Fabernovel des Data Games… En interne, il y a eu 180 000 parties jouées !

L’utilisation que vous pouvez faire de la blockchain s’intègre-t-elle dans cette stratégie Data que vous décrivez ?

Yves Le Gélard. Deux exemples très concrets à ce sujet pour illustrer ce que nous faisons. Le premier est d’ores et déjà mis en œuvre par le groupe avec le concours de la start-up interne TEO (The Energy Origin), incubée à Station F par Engie. Celle-ci s’appuie sur la technologie blockchain pour apporter la preuve d’une consommation d’énergie verte, en rapprochant la preuve d’injection d’une certaine quantité d’énergie et la preuve du soutirage de cette même quantité sur ce même réseau. Les clients, entreprises et collectivités, peuvent ainsi choisir leur source d’énergie verte (solaire ou éolienne) et sa provenance, sa traçabilité étant permise par le recours à la blockchain.

L’autre projet, Archipels, est une innovation en cours de développement depuis mai 2019 avec EdF, La Poste et la CDC pour mettre en place une infrastructure blockchain de fourniture de services de confiance numérique, comme la certification de documents et données directement chez l’émetteur, à destination des personnes physiques et morales en Europe, notamment dans le cadre de procédures KYC.

Par rapport à toutes ces évolutions dont nous venons de parler, quels grands chantiers restent-ils ?

Yves Le Gélard. Il faut réellement prendre conscience que nous sommes au tout début du voyage sur la data ! Et ce qui va nourrir notre compréhension du monde, c’est le fait que la plupart de ceux qui ont accès à de l’électricité sur la planète (et c’est loin d’être partout !) disposent d’un téléphone et sont connectés à un réseau. Mais, en parallèle, nous commençons tout juste à faire parler les objets…

Dans l’énergie en France par exemple, nous disposons des compteurs communicants, Linky (35 millions d’unités fin 2021) et Gazpar (11 millions fin 2022). On passe donc d’un relevé par an sur les index de consommation à un relevé par heure, par minute, voire par seconde pour les très gros consommateurs, avec une quantité de données à disposition. Il en sera de même dans tous les secteurs du fait de la baisse de coût des capteurs… Une berline allemande de haut de gamme dispose de 20 caméras embarquées qui filment en continu les lieux où elle passe… La carte en temps réel peut donc être fournie par des systèmes embarqués dans les véhicules !

Ce que nous avons devant nous est le chantier de la capture, de l’organisation et de l’exploitation d’une quantité de données gigantesque qui résulte de la connexion des objets, couplée à la puissance de calcul et la capacité de stockage du cloud que nous n’avions pas. Dans notre industrie et les cinq ans à venir, nous allons donc assister à un mariage tout à fait passionnant entre l’IoT et le Cloud. Le nouveau monde est un monde de pilotage temps réel…

Et qui tirera parti de telles opportunités ?

Yves Le Gélard. Les Américains et les Chinois sont en pole position, les premiers avec un avantage sur la composante logicielle, et les seconds sur la data, comme le décrit parfaitement le chercheur en intelligence artificielle Kai-Fu Lee dans son livre « IA : la plus grande mutation de l’histoire ».

Et les Européens dans ce duel, où les situez-vous ?

Yves Le Gélard. Les Européens n’ont pas dit leur dernier mot ayant décidé de placer le sujet de la liberté individuelle en variable non négociable d’un futur numérique au service de l’homme ! C’est une voie intéressante dans la continuité de la réglementation sur la protection des données (RGPD). C’est en cela que les années à venir vont être passionnantes.

Une nouvelle organisation depuis janvier 2021

Le nouveau comité exécutif, présenté en janvier dernier après l’arrivée de Catherine McGregor à la direction générale du groupe Engie, s’organise autour de quatre métiers stratégiques :

  1. Les activités renouvelables sous la responsabilité de Paulo Almirante, directeur général adjoint (DGA), également responsable des activités de gestion globale de l’énergie et de production nucléaire ;
  2. La production thermique et fourniture d’énergie, sous la responsabilité de Sébastien Arbola, DGA ;
  3. Les solutions clients sous la responsabilité de Cécile Prévieu, DGA ;
  4. et les infrastructures sous la responsabilité d’Edouard Sauvage, DGA.

Yves Le Gélard demeure directeur général adjoint en charge du Digital et des Systèmes d’Information. Il avait été nommé à ce poste en 2016.