Imaginer l’expert « Achats » du futur est une gageure. Les spécialistes des achats – professionnels et académiques patentés – en dissertent à plus soif entre eux. Mais qui à part le cercle étroit des initiés Achats en a la moindre idée ?
Preuve s’il en est que les experts Achats se ‘ressentent’ comme une caste à part entre tous les métiers au sein des organisations. Ils ‘s’éprouvent’ d’abord ‘acheteurs’ avant d’appartenir à tels secteurs économiques, industries ou types d’entreprises. ‘Profession-Acheteur’, telle est la devise tatouée en lettres or et sang sur le devant de leur teeshirt professionnel.
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Comment expliquer ce particularisme professionnel propre à la France soulignons-le, le Purchasing étant plutôt relégué en sous-fonction du Procurement & Supply Chain dans les univers anglo-saxons ? Surtout comment caractériser cette singularité – « nous les achats, contre-les autres » – afin d’en saisir la dynamique et par là, son potentiel d’avenir ? Le tout avec une empathie sincère autorisant quelque humour.
L’expert Achats, un cas clinique de dédoublement de personnalité
Il y a plus d’un siècle, le plus grand écossais de langue anglaise, Robert-Louis Stevenson, ajoutait un chef d’œuvre à sa passionnante liste d’œuvres romanesques, œuvre dont le syndrome de dédoublement de la personnalité est resté à la postérité sous le titre de The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde (1886).
Nous nous proposons de reconnaître en l’expert Achats un cas clinique de dédoublement de la personnalité opposant le « bon » Dr Jekyll au « méchant » Mr Hyde. A une nuance près : l’expert Achats est Mr Hyde le jour et Dr Jekyll la nuit.
Durant son interminable semaine au rythme des fuseaux horaires globalisés, l’expert Achats apparaît pour ce qu’il est : un ‘affreux’ serial cost killer. Mr Hyde-Achat est le miroir inverse du customer-oriented : là où marketeurs et commerciaux sont tenus de multiplier les ventes en volumes à des prix toujours plus élevés, l’’affreux’ Mr Hyde-Achat assume le rôle du soutier de la réduction des volumes consommés à des prix unitaires toujours plus bas.
A quelques nuances près : le marketing et la vente – moyennant 30 à 80% du CA vendu – promeuvent une gamme de produits homogènes vers des clients homogènes ; les achats doivent fournir l’organisation en-tout-et-n’importe-quoi-n’importe-où-et-quand-c’est-vital-et-urgent avec tout-et-n’importe-quels-fournisseurs de tout gabarit mondial – moyennant 2 à 3% du CA acheté. Comment rêver faire jeu égal avec une main dans le dos, une jambe attachée et un bâillon sur les yeux ?
La difficulté de l’inculture managériale
Il apparaît peu surprenant que l’expert Achats soit de plus en plus rattaché au CFO (Corporate Finance Officer), homme aussi puissant et redoutable qu’incompétent en achat, comme en tout autre métier que le sien. Il s’agit d’exploiter la martingale de l’effet de ciseau ‘positif’ : CA en hausse – Coûts en baisse = Valorisation boursière au zénith. En ajoutant Cash-flow Client + Fournisseur = Free Cash-Flow disponible pour financer les trésors de guerre des opérations de croissance externe. En dépit de son plein gré, Mr Hyde-Achat se mue en pourvoyeur d’encours fournisseurs au service d’impitoyables Cash Manager.
Mr Hyde-Achats argue pour cette raison qu’il assume un « fonction stratégique » dans l’organisation. S’il s’agit de contribuer à la compétitivité-coûts en réduisant l’impact des 2/3 du chiffre d’affaires correspondant aux intrants – souvent plus de 80% des coûts de production -, sans doute. Le tout est de savoir jusqu’à où et quand. Sans détruire la différenciation attendue par les clients. Ni négliger l’innovation qui assure seule la croissance à long terme. En un mot comme en cent, sans confondre stratégie d’entreprise et stratégie d’achats. Ils n’y sont pas aidés par l’inculture managériale commune – « l’intendance suivra » -, dont témoignent leurs féroces et intangibles KPI’s fondés sur les savings – fussent-ils rewordés cost avoidance – déclencheurs d’incentives catalyseur de fortes motivations extrinsèques.
La focalisation sur les coûts génère des effets contre-intuitifs susceptibles d’aller à l’encontre des résultats attendus. Les ‘leviers Achats’ en répètent les gimmicks pavloviens : standardisation / massification / globalisation / mise en concurrence. On est haï pour moins que ça : les utilisateurs internes – dénommés par euphémisme ‘prescripteurs’ par Mr Hyde-Achats – en sortent frustrés dans leurs besoins spécifiques ou non ; les fournisseurs globaux en sorte renforcés par la disparition des petits sous-traitants locaux. Tout est sous contrôle : la dérive historique des prix unitaires génère d’inattendus savings faisant des acheteurs les king de la captation de valeur.
Toute chose a une fin : la manne des achats standardisables, massifiables, globalisables, concurrentiels s’épuise… Le mur des rendements décroissants du ‘pouvoir de négociation’ est repoussé par tous moyens : délocalisation vers les low cost countries (LCC) – rebaptisés leading competitive countries (LCC) – au moins disant politique, économique et social, à travers des routes de dé/relocalisation de global sourcing aussi balisées que risquées (Plazza Hotel). Quel client occidental est-il prêt à dépenser plus, obsédé par la hantise de préserver son minimum de subsistance dicté par son Grand Déclassement de producteur-actif en consommateur-passif ?
Ecosystème Achats : le buzzword du Partnership
Il devient temps d’activer le buzzword Partnership au grand dam des fournisseurs surpris : continuous improvement, productivity program, joint-investment allant parfois jusqu’à l’open-book… Mais la confiance demeure fragile, les engagements individuels incertains contre la grande tentation de l’opportunisme ex ante / ex post : « ne me faîtes pas l’injure de m’appeler partenaire », « dans le partenariat, il y en a toujours un qui est plus partenaire que l’autre »… L’intérêt bien compris s’estompe dans les sables mouvants du fuzzy front end relationnel.
Certains Mr Hyde-Achats pathologiques sont alors prêts à jouer à la loterie des pratiques de négociation arm’s-lenght/lose-lose fondées sur les ‘rapport de forces’ où tous les coups deviennent permis : désinformation, déstabilisation, menaces, chantages, déréférencement, manipulations, parfois insultes et agressions physiques… Dans le langage codé du secteur, on parle de ‘professionnels fortement focalisés sur les résultats’. En dépit de la Médiation des Entreprises et des Chartes de Relations Fournisseurs signées à grand bruit ; ou du Global Compact et des 3P (People/Planet/Profit) imposés au moindre petit fournisseur local.
Heureusement, la planète connaît régulièrement des crises ‘imprévisibles’ – tous les 3,5 ans (McKinsey) – rompant la sécurité des approvisionnements : évènements climatiques, éruption volcanique, tsunami, épidémies, révolutions, conflits, crises économiques et financières… L’invisible toile des flux reliant les multiples lieux de production / assemblage / transports / livraison à travers le monde se déchire causant de dramatiques shortages. Mr Hyde-Achats se métamorphose en pompier-sauveur capable de préserver les delivery time en dé/refaisant si nécessaire l’œuvre passée… sans omettre d’essayer de négocier des baisses de prix malgré les contextes d’urgence absolue ! On ne se refait pas…
Quand le spécialiste des achats dénoue les problèmes insolubles
Par bonheur, Mr Hyde se transforme en Dr Jekyll bien après la nuit tombée. Dr Jekyll-Achats – à la lumière bleue de sa boîte mail toujours active – se remémore toutes ses bonnes actions quotidiennes. N’a-t-il pas défendu la marge de l’entreprise contre tous les prescripteurs internes obsédés par la satisfaction de leurs besoins égoïstes sans prendre en compte l’intérêt de l’entreprise ? Pourquoi les personnes qui gaspillent l’argent de l’entreprise échapperaient-ils aux règles de contrôle bureaucratiquement tatillonnes qui s’imposent à tous dans toutes les fonctions ? Sans oublier les fournisseurs-prédateurs qui en profitent pour maximiser leur volumes vendus à des prix délirants sans rapport avec leurs coûts réels ? Qui défendrait les prescripteurs naïfs contre les fournisseurs sans scrupules si Dr Jekyll-Achats ne les sauvait pas de leurs griffes avides ? L’expérience confirme que Dr Jekyll-Achats n’a pas toujours tout à fait tort.
Pour s’en convaincre, il suffit de relever le nombre de fois où Dr Jekyll-Achats a dénoué des problèmes insolubles sans son intervention de sauveur-obligé : réduire les délais de livraison d’un fournisseur surbooké, obtenir une modifications de spécifications sans surcoût, corriger un prix erroné à la baisse (pas l’inverse), résoudre un litige sur la qualité, mettre de l’huile dans les rouages kafkaïens des conditions et délais de paiements, référencer en urgence absolue un fournisseur inconnu pour un besoin inédit… Pour le reste, on ne parle pas des trains qui arrive à l’heure.
Il suffit de le suivre durant une journée. Dr Jekyll-Achats est surstaffé, noyé sous des tâches aussi prioritissimes qu’urgentissimes, au service de toutes les fonctions et niveaux hiérarchiques. En dépit de tout, sa porte reste toujours ouverte : il suffit de l’’impliquer au plus tôt’ (Early Purchasing Involvement) dès la définition des besoins. Pour les commandes courantes, utiliser le Portail Achats avec son ERP ergonomique automatisant les processus Achats en 9 étapes et 12 signatures pour un leadtime entre 3 et 4 semaines à partir de contrats-cadres mondiaux. Triste contrainte imposée par le cancer bureaucratique rongeant des organisations se prétendant obsédées d’efficience.
Et l’intendance suivra…
Son esprit ‘collaboratif’ avec les prescripteurs et les fournisseurs dans les rares situations d’innovation auquel le hasard le confronte n’est plus à démontrer. Ne pose-t-il pas d’emblée les bonnes questions négligées par tous : quel est le cahier des charges, les volumes prévus, les délais attendus, le coût objectif, les risques à maîtriser, les fournisseurs à mettre en concurrence ? Grâce à lui, les solutions convergent rapidement vers les produits et les fournisseurs au panel garantissant le mantra QCD (qualité/coût/délai) en maximisant la ristourne de fin d’année (RFA). Risk avoidance plutôt que opportunity taker, tel est l’habitus compulsif de l’attentionné Dr Jekyll.
Durant ses insomnies d’avant-aube, le bon Dr Jekyll-Achats s’interroge sur son image – sa persona – au sein et en dehors de son entreprise : pourquoi passe-t-il pour un affreux Mr Hyde malgré son dévouement illimité ? N’a-t-il pas suivi le cursus honorum obligé de tout acheteur : double formation renommée en Achats, Non-Product/Product Related, Local/Regional/Global, Project/Commodity/Lead Buyer, Supplier Quality / Relationship / Sustainability Manager, Business Partner… permettant à son organisation de devenir Best Prefered Customer grâce à ses Purchasing Best Practices fortement matures. Autrement dit, il faut que tout change pour que rien ne change.
Pour résumer, par tous temps, tous lieux et en globish, Dr Jekyll-Achats n’apporte-t-il pas un service aussi indispensable que foisonnant et complexe, avec des ressources chichement comptées, loin des fonctions sur-staffées, d’autant plus ‘nobles’ qu’elles prospèrent dans le vase clos de tours d’ivoire méprisant les basses contingences des premiers de corvée anonymes ? Ne contribue-t-il pas à la compétitivité économique en poussant les fournisseurs à toujours faire better/cheaper/faster grâce au stimulant de ‘la concurrence libre et non faussée’, ressort mythique des économies libérales mondialisées ?
Les premières lueurs se lèvent à temps pour effacer ses doutes : l’action l’appelle, déjà 30 mails à traiter qui démontrent que grâce à lui, « l’intendance suit », serviteur obscur au service de grands desseins cachés. Elu parmi les malaimés, toujours premier sur le front VUCA de la compétitivité quoi qu’il en coûte.
Il faut imaginer Hyde & Jekyll heureux…
Philippe Portier a été une vingtaine d’années Professeur de Marketing à l’EM Lyon. Il est spécialisé dans le management de la recherche et de l’innovation, le marketing B to B et l’open innovation, autant de thématiques qui l’amènent vers une expertise dans le domaine de la prospective. Il a rejoint RIST à temps partiel, en 2008, à sa création, et à temps complet en 2018.