Alors que le gouvernement vient d’annoncer un dispositif de tracking volontaire pour déterminer si nous avons été en contact avec une personne infectée, Alliancy s’est entretenu avec Fabrice Lorvo, avocat associé du cabinet FTPA et spécialiste du droit de l’immatériel (et notamment des libertés fondamentales à l’ère du numérique). Pour lui ce projet de tracking volontaire est probablement un mal nécessaire qui consistera en des arbitrages dangereux entre nos libertés fondamentales et les exigences de sécurité pour faire face à la crise sanitaire.
Alliancy. Le gouvernement a annoncé un important dispositif technologique pour mieux contenir et gérer l’épidémie. Pensez-vous que la technologie est la solution ?
Fabrice Lorvo. On peut se dire que c’est le progrès, que nous avons la technologie, alors pourquoi ne pas l’utiliser ? La réponse n’est pas aussi évidente, il faut d’abord relativiser le mythe du progrès. Ce qui est un progrès immédiat peut devenir, ultérieurement, une calamité. Rappelons-nous qu’il y a plus de 70 ans, nous considérions l’amiante comme le matériau du futur ! Ce matériau a été utilisé à grande échelle et on s’est aperçu postérieurement qu’il était létal pour l’Homme.
Ensuite, il faut envisager les possibles effets pervers de la technique. Le numérique n’est qu’un outil, c’est comme un couteau : il est indispensable pour couper un rôti en famille mais il peut aussi être utilisé pour tuer son prochain. Il faut donc garder à l’esprit les possibles dérives surtout lorsque cet outil permettra de collecter des données personnelles sensibles. Or, les dérives dans la collecte de données ont toujours existé.
Par exemple, dans les années 30, un pays du nord a décidé d’attribuer des dérogations au paiement de l’impôt religieux pour les personnes ne partageant pas les mêmes croyances. Un fichier de données a été constitué pour recenser notamment des israélites dans le pays. Il s’agissait d’une bonne intention mais quand les nazis sont arrivés quelques années plus tard, vous imaginez l’utilisation qu’ils ont fait de cette base de données.
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Enfin, il faut s’affranchir du mythe de l’infaillibilité de la machine. Lorsque on envisage d’utiliser la technologie, on part toujours du postulat implicite et sous jacente que la technologie est fiable. Or,il faut toujours garder à l’esprit qu’une machine est créée par l’Homme, que l’Homme faillible et que lesdites failles se retrouvent volontairement ou involontairement dans la technique. C’est ce que nous a rappelé récemment l’affaire du Dieselgate. Donc en ce qui concerne le dispositif de tracking annoncé par le gouvernement, nous ne pouvons ignorer qu’il y aura forcément des failles ; il n’y a pas de risque zéro en sécurité informatique. Qui va garder le système ? Qui va contrôler la machine en temps réel pour identifier les failles ? Qui va assurer la fiabilité et la sécurité du système ? Ces questionnements me paraissent primordiaux.
Vous êtes donc plutôt méfiant vis à vis de ce dispositif ?
Fabrice Lorvo. Il existe encore un flou autour du périmètre du projet de tracking volontaire. S’agira-t-il d’un système directement inspiré de la Corée du Sud ou Taiwan, l’objectif étant de pouvoir voir sur un écran si j’ai une personne contaminée autour de moi ou s’agira -t-il seulement d’identifier dans un délai court les personnes contaminées que nous aurions pu croiser.
Il faudrait donc d’abord définir avec précision les modalités techniques pour pouvoir vérifier si ces mêmes modalités sont compatibles avec nos libertés fondamentales. A ce jour, il est plus que probable qu’un tel usage de la technique portera atteinte à nos libertés fondamentales, en conséquence de ce fait, la méfiance s’impose. Il est donc urgent dans ce contexte de suivre ce que Montesquieu préconisait : “Il ne faut toucher aux lois que d’une main tremblante. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir.”
Ne nous leurrons pas, la pression économique à laquelle nous sommes confrontée va nous conduire à faire des concessions. Nous assistons à un événement inédit pour nos contemporains car la machine économique ne s’était jamais arrêtée dans de telles proportions (on la compare maintenant à la crise de 1929), ce qui est très anxiogène. C’est bien sûr normal de vouloir répondre à cette peur de l’incertitude mais il ne faut pas pour autant jeter les bases de notre civilisation aux orties. Il va donc falloir faire un travail d’arbitrage entre l’exigence de reprendre l’activité économique et mettre fin au confinement tout en évitant une relance de la contamination du virus. L’équation à résoudre est compliquée : Comment sauver l’économie tout en protégeant l’individu ? Comment faire des concessions sans faire des abandons ?
Quelles atteintes aux libertés fondamentales ce dispositif est susceptible de produire ?
Fabrice Lorvo. Un dispositif de tracking va porter atteinte à deux libertés : celle liée à la libre circulation des individus d’une part et celle concernant le droit à la vie privée d’autre part. Pris individuellement et hors contexte de crise, ces principes sont des remparts. Mais aujourd’hui nous devons faire face à un besoin supérieur et tout va probablement se mélanger. Il faut donc être extrêmement prudents. Car une fois que nous aurons écorné ces libertés fondamentales, c’est terminé.
Ces atteintes sont parfois inévitables mais tout est une question de proportion. Le confinement porte atteinte à notre liberté de circulation mais il est acceptable (car l’atteinte est proportionnée et temporaire). Le traçage de nos déplacements lui est plus discutable. Même s’il pourrait être justifié pour lutter contre le COVID-19, il ne faudrait pas que l’on trouve cette technique bien pratique et que l’on continue à l’utiliser progressivement pour d’autres causes.
Aujourd’hui, la collecte de données dans son ensemble est qualifiée par toutes les législations d’hypersensible. C’est le cas pour les données médicales dont le traitement est extrêmement contrôlé. De plus, il faudra veiller à la cohérence entre les différents textes, je pense notamment aux dispositions pénales interdisant la discrimination entre les individus basés sur l’état médical.
Déployer cet outil tracking sur la base du volontariat est-il bien venu ?
Fabrice Lorvo. Concernant l’aspect “volontaire” du tracking, je pense que c’est une vraie-fausse bonne idée. D’abord parce que si tout le monde ne l’accepte pas, l’outil reste inutile. Et c’est probablement ce qui va se passer car personne ne veut se balader avec une pancarte ‘je suis malade”. On ne peut pas non plus se contenter de faire appel au civisme (adhérer serait « un rôle citoyen ») car la fracture numérique en France pose aussi une limite à l’usage du tracking, tout le monde n’a pas un smartphone pour installer cette application. De plus, le volontariat c’est souvent le premier pas vers la délation. Enfin, il faut impérativement s’interroger sur la pression que cela va entraîner dans les relations sociales et sur les possibles effets de discrimination vis-à-vis des personnes malades. Même la transparence peut conduire à la tyrannie.
Le volontariat cependant est le seul moyen de contourner la restriction liée aux restrictions concernant la collecte de données. On peut se demander si le milieu anxiogène dans lequel nous sommes ne dénature le principe du consentement.
Sous couvert d’efficacité apparente nous sommes en train de jouer un jeu dangereux. Le volontariat a une double faiblesse : il permet d’éluder l’interdit et il rend la technique inefficace s’il n’y a pas assez de participants. Est-ce qu’on cherche à rassurer les gens ou à les protéger ? Est-ce que le bénéfice est si évident ? Pour ma part, je reste convaincu que c’est inefficace voire très dangereux.
Quelles mesures possibles pour éviter ces dérives ?
Fabrice Lorvo. Dans tous les cas, et dès lors que nous allons devoir procéder à un arbitrage entre la sécurité collective et l’atteinte aux droits fondamentaux, cet arbitrage ne peut provenir que de la loi. Un tel système doit et ne peut être autorisé que par le législateur. Les institutions européennes peuvent aussi avoir un rôle à jouer pour définir le périmètre d’usage de ces technologies.
L’atteinte aux droits fondamentaux devra être exceptionnelle, temporaire et proportionnée aux objectifs poursuivis.
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Il faut aussi assurer la possibilité de destruction des données produites. Il a été utilement évoqué au niveau européen que des données agrégées pourraient uniquement être utilisées par les autorités de santé et elles seront interdites d’accès aux autorités judiciaires, policières, commerciales. En pratique, on sait cependant que la data ne disparaît jamais…
Ce dispositif ne devrait donc pas être obligatoire et aucune sanction ne doit être prévue pour ceux qui ne veulent pas l’utiliser. A l’inverse, il faut créer des sanctions lourdes pour ceux qui, en dépit de l’interdiction, auraient accès et utiliseraient frauduleusement ces données personnelles, il y a c’est une éventualité crédible comme nous l’avons vu dans le passé lors de l’affaire Cambridge Analytica.
La nécessité sanitaire nous oblige donc à porter atteinte à nos libertés fondamentales. Gardons tout de même à l’esprit les causes de cette crise. Ne serait-ce pas le fait d’avoir abandonné le secteur hospitalier ces dernières années ? Ne serait-ce pas la conséquence de la pénurie des masques et des tests ? (cette pénurie étant elle-même un effet pervers comme un échec de la mondialisation ?) Ne serait ce pas l’expansion démesurée des activités humaines sur la nature (source des maladie zoocomiales ?).
Il est donc extrêmement regrettable que les libertés fondamentales deviennent une variable d’ajustement des échecs de nos choix économiques.