Avec la démocratisation rapide de l’intelligence artificielle depuis 2022, les entreprises se sont posées de façon urgente la question de l’acculturation et de la formation de leurs collaborateurs à l’IA. Mais derrière une idée qui semble relever du bon sens se cachent de nombreux écueils, argue Dominique Monera, le fondateur de l’IA Académie, une école qui s’est spécialisée sur la question dès 2018.
L’entrée en vigueur de l’AI Act européen change-t-elle la donne pour la formation à l’intelligence artificielle au sein des entreprises ?
Les objectifs de l’AI Act sont avant tout d’encadrer les intelligences artificielles qui ont un impact sur les droits fondamentaux, la santé des personnes ou leur sécurité, et de pouvoir mesurer les dérives. À partir du 1er février, on entre dans l’interdiction officielle des IA « inacceptables », avant que, l’an prochain, une surveillance ne soit instaurée sur les IA « à risque ». En parallèle, dès le mois d’août 2025, les fournisseurs d’IA à usage général devront aussi publier les informations permettant au régulateur de s’assurer qu’il n’y a pas d’infraction (finalisation des codes de pratique pour la GPAI, NDLR).
Dans ce contexte, le point qui concerne le plus les enjeux de formation est le fameux « Article 4 sur la maîtrise de l’IA », qui demande d’assurer une formation minimale aux personnes salariées en contact avec l’IA dans leur organisation. La formulation laisse place à une interprétation assez large de ce que cela signifie. Il va falloir un minimum de vernis ; personne ne pourra rester sans formation. Toutefois, on estime que chaque entreprise aura une grande liberté pour positionner le curseur et déterminer le niveau d’acculturation utile.
Mais au-delà de cette dimension réglementaire un peu globale, la nécessité d’acculturation rapide des salariés aux nouvelles réalités de l’IA est réelle. Depuis le boom de ChatGPT, la montée en compétence des personnes qui ne sont pas spécialistes de l’IA, et qui n’ont pas vocation à l’être dans l’absolu, est devenue encore plus importante. Que ce soit pour faciliter les échanges avec les techniciens en interne ou avec les prestataires.
L’IA Académie ne s’est pourtant pas créée en surfant sur la vague de cette démocratisation de l’IA en 2022 ?
Nous existons depuis 2018, mais c’est effectivement souvent la première question qu’on nous pose. N’oublions cependant pas que certaines entreprises n’ont pas attendu ChatGPT pour faire de l’IA. Dans de nombreux secteurs, elles utilisaient déjà depuis longtemps une IA que l’on qualifierait maintenant de « frugale » en comparaison des consommations de l’IA générative. La première véritable explosion des usages est arrivée au milieu des années 2010 : la puissance informatique était enfin au rendez-vous pour exploiter les capacités des réseaux de neurones. On a vu des actualités marquantes pour le grand public, comme en 2016 la victoire d’AlphaGo de l’entreprise DeepMind (rachetée par Google en 2014) contre le champion de Go sud-coréen Lee Sedol. Cette période a vu la démocratisation rapide des traducteurs automatiques, de l’analyse d’image, etc. Toute une nouvelle littérature s’est également développée, beaucoup plus grand public, comme « Homo Deus : une brève histoire du futur » de Yuval Noah Harari ou « La guerre des intelligences » de Laurent Alexandre.
Cependant, dans beaucoup d’entreprises, cet élan est finalement assez vite retombé à la fin de la décennie. Le constat était fait que le sujet restait le domaine privilégié d’équipes de spécialistes, de « data labs », et qu’il était difficile de passer à l’échelle. Il y avait une difficulté à démocratiser réellement, ce qui a pu générer pas mal de frustration. C’est pourquoi nous avons créé l’IA Académie en 2018 : il nous paraissait important de pouvoir familiariser les acteurs métiers au sein des organisations à ces expertises pour éviter les silos. D’autant plus que les budgets ne sont pas chez les techniciens ! Ce sont les représentants métiers qui doivent être capables de qualifier leurs besoins à l’aune de l’IA… et, inversement, de comprendre les apports et les avancées décrits par les experts.
Vous estimez que ce message, qui n’était pas facile à faire passer avant 2020, a été complètement remis au goût du jour après la révélation de ChatGPT fin 2022 ?
La démocratisation amenée par ChatGPT, puis par les autres IA génératives, a changé les formations. Les besoins en termes de conseil et de formation ont explosé pour accompagner la manière de bien s’emparer de toutes les IA « sur étagère » et obtenir des gains réels, au-delà de l’effet de mode. Le prompt engineering, qui permet d’optimiser les résultats demandés aux IA génératives, est par exemple rapidement devenu une compétence essentielle. Mais, au-delà de ces aspects généralistes, l’impact pour les entreprises se voit surtout dans leur volonté de mettre en place des approches RAG (Retrieval-Augmented Generation), pour faire fonctionner des modèles existants sur leurs propres données. Elles ont été vite confrontées aux limites visibles des « IA généralistes » passés certains usages communs. Pour apporter de la valeur métier, il leur faut trouver les moyens de réduire les hallucinations et de sécuriser les données et leurs résultats, pour que tout cela ne parte pas directement aux États-Unis, par exemple…
Ce mouvement RAG entraîne de nouveaux besoins de compétences, que ce soit chez les développeurs, les équipes IT ou, plus généralement, les salariés qui devront ensuite utiliser ces solutions afin de bien « discuter » avec les données de l’entreprise.
Le changement le plus important que cela a représenté pour nous est que l’on a vu une mobilisation des « états-majors » très différente depuis deux ans, notamment chez les comités exécutifs. Ce ne sont pas forcément les directions des systèmes d’information et les autres techniciens qui montent au créneau sur la formation, mais plutôt les directions métiers directement. Ce qui est très bénéfique pour la démocratisation des compétences IA.
On peut donc s’attendre à ce que ce mouvement se renforce encore en 2025 ?
Effectivement, la promesse des « agents » autonomes IA, notamment, crée un effet d’entraînement. L’annonce récente des « Tasks » par OpenAI en est un bon exemple : plutôt que de rester « prisonniers du numérique » en disant ce qu’il faut faire, sans le faire eux-mêmes, ces nouveaux agents entrent dans l’action et l’opérationnel. Ils vont dépasser les promesses passées du RPA : au-delà de l’automatisation de tâches, ils apporteront aussi les possibilités créatives liées à l’IA générative. Les métiers vont donc rapidement se rendre compte que ces outils s’entremêleront beaucoup plus profondément avec leurs outils du quotidien et leurs usages. Le sujet de l’acculturation à cette réalité va ainsi devenir beaucoup plus pressant.
Un autre aspect de cette pénétration de l’IA au cœur du quotidien des entreprises va se voir avec la robotique. Pour l’instant, les « robots » ont souvent été limités au monde industriel, mais l’IA va faire franchir des frontières en la matière, et les entreprises doivent s’y préparer. Intégrer l’IA générative dans les robots va fluidifier la communication avec les métiers. Je pense que, dès 2025, nous verrons de nouvelles annonces marquantes en la matière.
Ce « boom » de l’IA générative crée aussi beaucoup de bruit et d’infobésité : en quelques mois, les expertises sur l’intelligence artificielle ont fleuri partout. N’est-ce pas un risque pour l’univers de la formation et la qualité des enseignements ?
Il est inévitable que la démocratisation crée des effets de bord : avec l’effet de mode, des non-experts se présentent comme experts. On le voit sur de nombreux sujets, en finance ou en médecine par exemple. Les risques sont donc importants pour une entreprise de se voir proposer des « produits » ou des « méthodes » miracles censés permettre de tirer le meilleur parti de l’intelligence artificielle. Au sein de l’IA Académie, nous surveillons cela… et nous recevons des dizaines de propositions de ce genre tous les jours. Paradoxalement, il est donc également important de se former pour éviter de tomber dans les pièges du marketing et des belles promesses. Une partie de ce que nous enseignons prépare donc clairement à identifier ce qu’il ne faut pas croire et à détecter les « coups de com’ » qui ne seront probablement pas suivis d’effets.
L’acculturation du plus grand nombre à ce qu’est — ou non — réellement l’intelligence artificielle aide beaucoup en ce sens. Dans le même esprit, nous mettons en garde contre les conclusions des « grandes études » qui sont publiées régulièrement depuis deux ans sur les effets économiques et sociaux de l’IA. Par le passé, notamment lors de la vague des années 2010, nous avons vu de nombreuses études de ce genre menées par de grands cabinets… et leurs prédictions sont le plus souvent restées lettre morte.
Pour une entreprise, ce qui lui sera utile, c’est de pouvoir s’appuyer sur des personnes ayant une double expérience riche : à la fois une expertise en IA et une expérience d’encadrement d’équipes importantes dans de grandes organisations. Le formateur doit connaître la spécificité des métiers, la réalité des projets, les interactions avec un comex, ainsi que les impacts managériaux et organisationnels. C’est pourquoi il est essentiel de personnaliser les formations et de ne pas se contenter de théories sur l’IA. Il faut faire du sur-mesure, s’aligner sur les activités de l’entreprise et aller à l’interface entre l’IA et les réalités d’une grande organisation.
L’acculturation qui fonctionne est celle qui se construit sur mesure. Dans les temps à venir, il va donc falloir beaucoup de vigilance de la part des entreprises : les « experts » revendiquant quinze ans d’expérience en formation IA sont soudainement devenus très nombreux depuis 2022. Étonnant ! L’urgence aujourd’hui est plutôt de prendre du recul et de travailler en amont pour bien utiliser des formations utiles.
Quelle vous paraît être la maturité des directions du numérique dans les entreprises pour accompagner les métiers dans ce mouvement d’acculturation globale ?
Le sujet est évidemment pris en compte dans les plus grandes organisations. Nous avons ainsi été sollicités récemment par une direction informatique d’un grand groupe qui nous a demandé d’expliquer aux comités de direction métier ce qu’est réellement l’IA et ce qui n’en est pas. La réflexion derrière est assez limpide : depuis quelques années, les acteurs métiers sont de plus en plus directement confrontés aux offreurs de solutions, qui ont pris le tournant du software as a service et court-circuitent les DSI. Or, tous les éditeurs de logiciels disent aujourd’hui qu’ils font de l’intelligence artificielle. Ils ne peuvent pas dire autre chose au marché.
Mais ce n’est pas parce qu’il y a de l’algorithmie qu’il y a de l’intelligence artificielle. La capacité d’apprentissage, de projection des règles au-delà d’un échantillon initial pour faire de l’inférence… c’est très différent. Les outils classiques ont tous reçu un coup de peinture. Pour faire les bons choix, il est donc essentiel que les directions métiers et les directions achats s’équipent intellectuellement afin de faire face à cette confusion sur les offres.