Aucune agglomération du Grand Est ne peut prétendre constituer un point névralgique du numérique hexagonal, mais toutes ont pris conscience des enjeux de la révolution en cours. En concertation ou en ordre dispersé, elles érigent leurs places fortes du numérique.
Le label French Tech constitue-t-il un concours de beauté ou une entrée de plain-pied dans la communauté numérique nationale ? Les agglomérations du Grand Est apportent à la question une réponse mitigée, mais une dizaine d’entre elles ont saisi cette opportunité pour compter leurs troupes, faire valoir leurs atouts et mettre leurs filières respectives en ordre de bataille. Le numérique renforce la coopération de certains pôles territoriaux, tel le Sillon lorrain, qui a déposé, en octobre dernier, une candidature réunissant Metz, Nancy, Thionville et Epinal au sein de Lor’N’Tech.
En Alsace, ce label a permis de fédérer (sur le papier du moins) les forces vives de Strasbourg et deMulhouse. De même, Dijon et Besançon envisagent une candidature commune qui pourrait s’exprimer à la faveur de la fusion des régions Bourgogne et Franche-Comté. En Champagne-Ardenne, Reims et Troyes attendent la constitution prochaine d’une communauté universitaire rapprochant les universités de Reims et de technologie de Troyes pour renforcer la visibilité de la filière.
Portée par la communauté urbaine du Grand Nancy, qui regroupe à elle seule 80 % de l’activité numérique de Meurthe-et-Moselle et un tiers des acteurs lorrains du secteur, la démarche Lor’N’Tech se propose de conforter un écosystème déjà dense. Les services du Grand Nancy ont détecté pas moins de 2 000 entreprises représentant 10 000 emplois explicitement liés au numérique. « Nous avons une image à construire pour surprendre le jury de la French Tech. Nous ne disposons pas de pôle de compétitivité dédié, mais nous avons une multitude de PME, une bonne desserte numérique, des ouvertures vers le transfrontalier et une offre de formation complète. La filière est promise à un bel avenir si nous parvenons à valoriser ces atouts », estime Emilie Pawlack, chargée de Mission Grand Nancy Numérique à la communauté urbaine du Grand Nancy. Voisines et amies, les villes de Luxembourg et de Sarrebruck soutiennent officiellement la candidature lorraine. La cohésion régionale et l’atout transfrontalier ont également joué en Alsace, où Strasbourg et Mulhouse ont travaillé au dépôt, en juin, d’une candidature commune à la French Tech. Les deux villes présentent des atouts complémentaires – l’e-santé à Strasbourg, l’e-marketing et l’ingénierie industrielle à Mulhouse. Le secteur revendique 1 380 entreprises, soit 6 000 emplois dans l’industrie numérique, dans un écosystème encore jeune : 80 % des entreprises du secteur emploient moins de dix salariés et la moitié d’entre elles n’en comptent aucun. A Strasbourg, l’association Alsace Digitale multiplie les événements pour fédérer la filière bas-rhinoise. Labellisé grappe d’entreprises, le cluster régional Rhénatic, basé à Mulhouse, revendique une centaine de membres auxquels il propose de mutualiser ressources et formations.
Le pôle métropolitain Strasbourg-Mulhouse espère, par ailleurs, tirer parti de sa proximité avec Karlsruhe, capitale du Bade-Wurtemberg doté de l’un des plus gros pôles TIC d’Europe, et de la Suisse. Mais les coopérations transrégionales et transfrontalières tardent à se concrétiser : « Il ne s’est pas passé grand-chose depuis l’annonce de la candidature alsacienne. Où sont les accélérateurs ? Où est la politique régionale dans le soutien aux start-up ? », s’interroge Thierry Vonfelt, délégué régional Est de Syntec Numérique.
Vitrines et FabLabs
En Champagne-Ardenne, l’université joue un rôle moteur dans le développement du numérique aux côtés du conseil régional et des collectivités. La région détient un équipement d’exception, le supercalculateur Roméo implanté par Bull. Classé cinquième sur la liste Green 500, classement mondial des supercalculateurs les moins énergivores, Roméo met sa puissance de calcul – 230 téraflops – au service de la recherche et de l’innovation des entreprises locales. En Bourgogne, la filière numérique compte 843 entreprises pour 4 000 salariés.
La région a créé le GIP e-bourgogne, première plate-forme dématérialisée des marchés publics. Dédiée à la modernisation des administrations locales dans un territoire à dominante rurale, la plate-forme cible également les PME-PMI, auxquelles elle propose des formations et la formation de formateurs. Créée par la CCI de Bourgogne et les entreprises de la filière, l’agence NTIC Bourgogne élabore la stratégie de la filière, organise des actions collectives et publie chaque mois un Baromètre des TIC. En pleine crise de croissance, le numérique franc-comtois semble s’éparpiller. Franche-Comté Numérique (ex-Franche Comté Interactive) fédère depuis quinze ans les professionnels de l’informatique, du Web et du multimédia et se propose de lancer un audit numérique auprès des PME de la région. Dans le pays de Montbéliard, la société d’économie mixte Numérica entend faire converger les thématiques de l’industrie, du multimédia, de l’audiovisuel et des arts numériques. Dans le Haut Jura, l’association Juratic entend promouvoir l’accès des PME aux NTIC. Un quatrième acteur, l’association Silicon Comté, s’est lancé dans la bataille pour soutenir le rayonnement numérique autour de Besançon.
Des lieux de rencontres
Pour éclore concrètement, l’économie virtuelle a besoin de lieux de rencontre physiques et d’infrastructures matérielles. Aussi, les territoires se dotent-ils progressivement d’incubateurs, de FabLabs et de bâtiments dédiés. Les quatre villes du Sillon lorrain proposeront chacune un point d’entrée aux nouveaux acteurs du numérique et un site vitrine fonctionnant en réseau. Le Graoulab a déjà ouvert dans un ancien entrepôt de bus de l’avenue de Blida à Metz. A Nancy, le nouveau Technopôle Renaissance, ouvert en 2013 dans le quartier des Rives de Meurthe, réunit les acteurs du génie urbain. Thionville et Epinal s’apprêtent l’une et l’autre à aménager une vitrine numérique à proximité de leur gare.
A Strasbourg, la Plage digitale s’ouvre aux acteurs du numérique, mais aussi à ceux de l’art et de la culture. Cet espace de coworking, porté par l’association Alsace Digitale, est implanté à deux pas de la médiathèque André Malraux et du conservatoire, et il propose ses services aux designers, artistes, graphistes et PME du numérique, comme le média en ligne Rue89Strasbourg. L’an prochain, la Plage digitale déménagera de quelques hectomètres pour rejoindre une « fabrique numérique », le Shadok, qui s’implantera dans un ancien entrepôt en briques réhabilité sur la presqu’île Malraux. A Mulhouse, quelque 120 sociétés du numérique s’associent pour édifier en 2015 le Km0, future plaque tournante des start-up, FabLabs et formation du sud de l’Alsace.
En Champagne-Ardenne, l’université a réparti ses points d’accueil numériques sur cinq sites – Reims, Troyes, Charleville-Mézières, Châlons-en-Champagne et Chaumont. A Reims, deux plates-formes universitaires, la Maison de la simulation et le Centre image, constituent les hauts lieux du numérique régional. A Charleville-Mézières, l’IFTS ouvre son FabLab aux entreprises, au grand public et aux scolaires. FabLabs et espaces de coworking éclosent également en Bourgogne. A Dijon, Kelle Fabrik initie les PME et le grand public à l’impression 3D. Dans cette même ville, les Docks numériques jouent le rôle d’accélérateur de start-up en mutualisant l’espace et les moyens au service des porteurs de projets. A Auxerre, l’atelier des Beaux Boulons a inauguré, au printemps, sous forme de FabLab associatif, ouvert à tous les passionnés du numérique. A Nevers, l’iIlab Nièvre Numérique met à disposition des entreprises et des acteurs de la filière 230 mètres carrés d’espace de démonstration, de coworking et de lieux de formation. La Franche-Comté n’est pas en reste. Technopole régionale du Grand Besançon, Témis couvre 250 hectares, et abrite, entre autres, la maison des microtechniques, qui propose équipements, programmes de formation et de transferts de technologie aux entreprises locales. Créé avec l’université de Franche-Comté, l’université de Belfort-Montbéliard et l’école d’ingénieurs des microtechniques (Ensmm), son incubateur attire les start-up du numérique, tout particulièrement dans les secteurs de la microtechnique et du biomédical. A Montbéliard, le bâtiment Numérica réunit sur 12 000 mètres carrés les acteurs de la recherche, des entreprises et l’université.
Du cloud à l’horizon |
Le Grand Est compte sur son territoire quelques grands acteurs qui se sont eux-mêmes dotés de capacités de stockage. Le Nancéien Adista inaugure, ce 18 novembre, dans sa propre ville un datacenter dans une logique de stockage de proximité. Toujours à Nancy, le répartiteur pharmaceutique Pharmagest Interactive a ouvert en 2013 un datacenter agréé pour stocker les données des professionnels et établissements de santé. Strasbourg a développé ses capacités de stockage dès 2011 avec le datacenter SBG 1 de l’hébergeur OVH, qui a inscrit la capitale alsacienne dans la continuité de son maillage européen. La ville compte une demi-douzaine de datacenters en service ou en projet dont ceux d’OVH, de SFR et de la joint-venture entre Acesi et OCI, qui ont investi 1 million d’euros dans la création d’une infrastructure commune au Port-du-Rhin. En Bourgogne, Planet Bourgogne, fournisseur d’accès depuis vingt ans, a implanté dans ses locaux de Saint-Apollinaire (Côted’Or) une plate-forme d’hébergement, regroupant 360 serveurs et dispose d’une seconde salle machines de sauvegarde à Dijon. L’université de Bourgogne lance un projet de green datacenter, dont la mise en service est prévue courant 2015. Cet équipement implanté dans une chaufferie du campus de Dijon pourrait se muer en datacenter régional hébergeant les données d’opérateurs privés. Le projet de création d’une communauté d’universités et d’établissements (Comue) avec la Franche-Comté doit contribuer à mutualiser les données universitaires régionales. A Besançon, Euclyde Data Centers et Zayo France (ex-Neo Telecoms racheté par l’Américain Zayo) ont inauguré, en juin dernier, le premier datacenter haute densité de Franche-Comté. |
Un déploiement pour tous
« Les collectivités du Grand Est ont fait preuve d’une compréhension forte et rapide des enjeux du numérique et ont investi avec un temps d’avance dans les infrastructures liées au haut, puis au très haut débit », estime Jean-Christophe Nguyen van Sang, délégué général de la Fédération des industriels des Réseaux d’Initiatives Publique (Firip). Le Grand Nancy, le conseil général de la Moselle, la ville de Besançon et les régions Alsace et Bourgogne ont fait figure de pionnières en se lançant dans la construction de réseaux à haut débit dans les années 1990. Mais cet effort, qui a permis de desservir les principales zones d’activité et centres universitaires du Grand Est, n’a pas suffi à couvrir intégralement les territoires ruraux. Le déploiement du très haut débit constitue un nouveau défi coûteux que les collectivités abordent généralement en ordre dispersé – à l’exception notable de l’Alsace. Le conseil régional et les départements du Haut-Rhin et du BasRhin ont élaboré conjointement un vaste projet de raccordement à la fibre optique qui mobilisera 346 millions d’euros pour la période 2016-2020.
En Lorraine, le conseil économique, social et environnemental de Lorraine évalue à 800 millions d’euros le montant des travaux nécessaires à une desserte intégrale du territoire au très haut débit. Le conseil général de la Moselle, qui compte déjà des réalisations d’envergure, prévoit le déploiement de la fibre optique sur 13 347 km, soit un investissement de 340 millions d’euros au cours de la prochaine décennie. En Franche-Comté, le département du Doubs a signé, en octobre dernier, une délégation de service public pour mener à bien des travaux de câblage d’un montant de 40 millions d’euros. A la différence des autres régions du Grand Est, où les lenteurs du très haut débit ne semblent pas entraver les grands projets universitaires ou privés, la Champagne-Ardenne s’inquiète explicitement de la faiblesse de ses infrastructures. « Nous exprimons collectivement une forte demande de très haut débit. Pour l’heure, le fonctionnement de notre supercalculateur n’est pas encore freiné par des problèmes d’infrastructures, mais il nous faudra répartir la charge entre les sites de Troyes et de Châlons-en-Champagne dès sa montée en puissance. Nous verrons également augmenter nos besoins en vidéoconférences », prévient Olivier Perlot, vice-président de l’université numérique de Reims-Champagne-Ardenne.