Après deux ans de programme, le groupe Société Générale a achevé en juin la fusion du système informatique de ses réseaux de banque de détail Société Générale et Crédit du Nord, consécutive au rapprochement des deux entités pour former la nouvelle banque SG. Bruno Delas, chief operating officer du réseau SG en France revient sur le caractère exceptionnel de cette fusion et sur les impératifs en termes de relation IT-métier qui l’ont rendu possible.
Alliancy. Qu’est-ce qui donne son caractère exceptionnel à la fusion de ces deux systèmes d’information de Crédit du Nord et Société Générale ?
Bruno Delas. Ce sont tout simplement les dimensions de ce programme. En effet, ce n’est pas la première fois en France qu’il y a de grandes migrations de système d’information de banque. J’ai moi-même eu par le passé des expériences en la matière. Mais le programme que nous avons mené depuis deux ans se différencie à trois niveaux. D’abord, pour la première fois, il s’agissait d’une migration totale, à l’échelle nationale. Par le passé, on a surtout vu des migrations à l’échelle régionale, et sur les mêmes marques bancaires, avec une logique de complément entre les systèmes et au niveau des agences.
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La deuxième caractéristique différenciante est que nous n’étions pas juste dans l’adoption par le Crédit du Nord du système existant de Société Générale. Notre objectif était de prendre le meilleur des deux mondes. C’était donc clairement une difficulté supplémentaire, car il a fallu que la plateforme cible embarque de nouvelles fonctionnalités. Enfin, depuis les nombreuses migrations qui ont eu lieu dans les années 2000, après le passage à l’euro, nos systèmes retail se sont extrêmement complexifiés, en particulier du fait des contraintes imposées par les régulateurs. D’environ 15 000 données par client il y a 20 ans, nous sommes aujourd’hui à plus de 27 000 données à faire migrer pour chacun d’entre eux.
A quel point avez-vous pu automatiser la migration, pour vous faciliter le travail ?
Dans toute migration, il y a une fort part d’automatisation. Mais cela ne signifie pas que le travail qui reste à accomplir est un long fleuve tranquille. Le geste que l’on opère lors de la bascule réelle d’un système vers un autre, est répété jusqu’à douze mois avant. On démarre par le cœur des données clients et de la tenue de compte, puis on ajoute les produits secondaires, comme l’assurance vie, avec une approche concentrique, jusqu’à retrouver la totalité du système. Des exercices sont nécessaires pendant plusieurs mois. Les premières fois, ces répétitions de bascule mettaient plus d’une semaine ; alors qu’on savait que le jour J, il faudrait les réaliser en 48h. Automatiser des tâches a permis de gagner du temps. Malgré tout, il a fallu près de 2000 collaborateurs sur le pont lors de la migration effective, afin d’assurer un roulement de compétences pendant ces deux jours d’actions non-stop.
Quelles étaient les compétences essentielles ?
Quand on migre un SI de ce type, il y a bien sûr les équipes qui maîtrisent le cœur bancaire, mais ce sont aussi toutes les entités du groupe qui doivent être mobilisées. En effet, tous les produits bancaires étant concernés, il a fallu embarquer dans l’opération chacune de nos filiales, avec leurs expertises métiers. Pour vous donner un ordre d’idée de la complexité dont on parle : les chronogrammes qui nous ont permis de suivre avec précision la succession d’actions à mener sur le week-end de la migration, comptaient 55 000 opérations à réaliser… sans avoir le droit à l’erreur, car impossible de revenir en arrière. Une compétence centrale était donc déjà la gestion de la coordination autour de cette complexité.
A quel point une telle migration est-elle pour vous un révélateur de la qualité de la relation IT-métier dans l’entreprise ?
C’est bien le binôme métier et IT qui est crucial dans la bonne exécution du programme. Pourquoi ? A long terme, avec le rapprochement de deux plateformes bancaires… il est important de soigner chaque détail : ces deux plateformes ne faisaient pas tout de la même manière ; les concepts métiers n’étaient pas implémentés exactement de la même façon. Pour prendre en compte cette réalité, il faut donc non seulement des équipes techniques aguerries, mais aussi des équipes bancaires qui vont pouvoir donner les clés métiers pour opérer le rapprochement. Cette coopération IT-métier doit avoir lieu à la source, du côté de chaque système d’information d’origine, puis se retrouver au niveau de la plateforme cible.
Ensuite, pour opérer une telle migration, vous devez mener un énorme travail de certification de la qualité des données migrées. Nous avons de nombreux tableaux de bord pour monitorer cela, sur la partie technique, mais il fallait également donner les moyens aux opérateurs bancaires eux-mêmes de vérifier la qualité de la donnée source, puis de la donnée une fois arrivée sur la plateforme ciblée. Cela ne peut se faire efficacement qu’avec une forte intimité IT-métier.
Enfin, dans les jours et les semaines qui suivent la migration « technique », il faut aussi que les conseillers sur le terrain s’approprient le système. C’est un acte éminemment métier, que les spécialistes IT doivent faciliter… Par exemple, des programmes de compagnonnages ont permis aux collaborateurs SG d’accompagner leurs collègues dans les agences Crédit du Nord, à la prise en main du nouvel outil de travail.
Qu’est-ce qui facilite cette bonne relation IT-métier autour d’un programme ambitieux ?
Nous avons mis en place une organisation programme, qui s’est appuyée, pour chacun de ses chantiers, sur un binôme composé d’un lead IT et d’un lead Métier. Il est indispensable de décliner cette approche à tous les étages : au niveau global sur la vision stratégique, avec un sponsor métier, ici le directeur général adjoint, en charge des réseaux de Société Générale et Crédit du Nord, et un sponsor « IT », moi-même, mais aussi à tous les échelons en-dessous.
A partir de là, nous avons toujours traité ces chantiers dans un modèle de responsabilité pleinement partagée par chaque duo. C’est à chaque binôme d’être au rendez-vous de tous les jalons du retroplanning global avec son chantier. Le message est clair : « La responsabilité est collective ». Quand vous multipliez ce parti-pris sur tous les chantiers, vous obtenez un schéma de co-responsabilité très intriqué, qui pousse aux bons arbitrages et encourage à choisir des raccourcis pragmatiques. On sort d’une vision dogmatique, du « monde idéal » vu par l’IT ou le métier. On multiplie les compromis et les arbitrages sont communs. Ce qui permet de créer un sentiment de collectif.
Pour faciliter l’émergence de ce modèle, nous avons fait en sorte que les équipes métiers et IT travaillent sur un même site, en proximité totale. En effet, le risque quand vous avez des équipes à distance, c’est d’avoir l’impression parfois de s’être compris, alors que ce n’est pas totalement le cas. Dans des grands projets, c’est cette approximation qui est dangereuse. Nous avons donc colocalisé toutes les équipes sur notre site de Val de Fontenay (« Les Dunes », technopôle de la Société Générale depuis 2016, NDLR) pendant les douze derniers mois afin de générer de la solidarité et éviter les incompréhensions.
Quel impact cela a-t-il sur la culture d’entreprise au sens large ?
Dès lors que vous fusionnez deux entreprises, vous avez un enjeu de création d’une culture commune. Mais la culture, ce n’est pas un sujet mécanique ; c’est une histoire d’années, de changements progressifs. Du côté IT, j’ai eu la chance de pouvoir mener ce travail très en amont, car dès 2010, les équipes IT des deux banques avaient déjà été réunies. Nous ne voulions pas des équipes « bleues » qui ne veuillent pas travailler avec les « rouges » (en référence aux deux couleurs de Crédit du Nord et de Société Générale, NDLR). Aujourd’hui les équipes IT sont bien les équipes du « Réseau France », sans distinction.
Nous avons voulu également anticiper cette problématique du côté des équipes métiers, dès les phases amont du projet, mais c’est un effort qui est amené à se poursuivre. Là encore, il s’agit de créer de la mixité au quotidien.. Ce sont beaucoup de petites actions à démultiplier. Par exemple, puisque le modèle de Société Générale est national et celui de Crédit du Nord régional, comment garder la force de chacun ? Nous avons conservé les noms des banques régionales dans le modèle final, en les adossant à la marque nationale SG, pour affirmer aussi l’idée d’une fusion entre égaux. Mais dans tous les cas, ce qui est certain, c’est que le travail sur la culture ne s’arrête pas à une migration informatique réussie… Il commence tout juste à ce moment-là.
Après cette ambitieuse migration estivale, quelles sont les prochaines étapes ?
Le premier sujet est de ne pas lâcher trop tôt ou trop vite : même si tout se passe bien et que nous avons peu d’anomalies remontant du terrain, on sait que les processus s’étalent sur des temps longs. Il faut donc s’assurer qu’un dispositif musclé de surveillance reste en place pour réagir aux problèmes qui pourraient survenir. Ensuite, nous avons développé le nouveau modèle avant tout auprès de certaines agences pilotes. Le sujet que nous lançons maintenant, c’est le passage à l’échelle, la généralisation dans l’ensemble des régions. Enfin, nous ouvrons aujourd’hui un nouveau chantier, celui du rapprochement opérationnel des équipes sur le terrain, qui s’accompagne de regroupements d’agences et du déploiement de l’offre jusqu’en 2025. s
D’un point de vue IT, après une telle mobilisation, il faut faire attention aux trous d’air dans la roadmap… Evidemment, ce point a été anticipé : il fallait que les besoins métiers 2023-2025 soient déjà définis depuis fin 2022, pour que certaines équipes puissent se concentrer sur la mise en œuvre des futurs projets pour la nouvelle banque SG. Nous avons donc fait un tuilage entre la fin du programme de migration et l’avancée sur les besoins futurs. Et en la matière, les enjeux data et IA sont au premier plan.