Responsable de l’expérience digitale du groupe Adeo (Leroy Merlin…) Gaëtan Belbéoc’h est confronté au fossé qui existe entre le physique et le numérique en matière d’expérience client. Il revient sur ses enjeux en termes de partage de l’information, de connaissance métier et produit et de back-office.
En tant que responsable de l’expérience digitale du groupe Adeo, notamment connu pour sa marque Leroy Merlin en France, Gaëtan Belbéoc’h est confronté au fossé qui peut exister entre le physique et le numérique en matière d’expérience client. IA, knowledge graph, legacy… Il revient sur les enjeux qu’Adeo relève en termes de partage de l’information, de connaissance métier et produit et de back-office.
Alliancy. Le groupe Adeo distingue-t-il l’expérience de ses clients sur internet et dans ses magasins ?
Gaëtan Belbéoc’h. L’expérience client est souvent vécue de manière différente en magasin et en ligne. Cela s’explique par l’utilisation d’outils spécifiques et développés historiquement pour l’une ou pour l’autre. Dans les magasins, le vendeur dispose historiquement de systèmes propres pour accéder à l’information, alors que le client continue à se référer au site web de l’enseigne ou à une application mobile.
Toutefois, nous sommes un retailer qui renforce de plus en plus sa stratégie d’entreprise plateforme, nous ne pensons plus seulement en termes de vente de produits à nos clients, mais bien à travers une réflexion globale sur la façon de fournir un service pour l’amélioration de l’habitat, ce qui change la perspective sur l’ensemble de la relation client. Notre objectif est donc de proposer une simplicité de bout en bout pour les clients.
Qu’est-ce qu’implique cette volonté de mieux concevoir une expérience client globale autour de ce service ?
Gaëtan Belbéoc’h. Il y a un énorme défi de connaissance et de partage de l’information à relever. Si je résume : nous proposons de très nombreuses catégories de produits. Contrairement au secteur du textile qui est finalement assez homogène, dans notre activité, proposer un service revient à penser avec le client une cuisine équipée dans sa globalité, alors qu’en parallèle nous devons aussi gérer les différences d’outillage, la décoration et jusqu’à des dizaines de vis très différentes ! C’est une hétérogénéité délicate à aborder pour les clients. Pour proposer un vrai service, il faut s’assurer de ce qui est compatible avec quoi, tout en prenant en compte les nouveautés régulières.
Une des réponses que nous essayons d’apporter sur le sujet vient du knowledge graph (graphe de connaissances), une tendance bien utilisée par Facebook, Google ou encore Airbnb… Ces acteurs ont ouvert la voie avec un constat : l’IA, très utilisée pour améliorer l’expérience client notamment sur les sites web, n’est pas capable de faire seules les liens entre des connaissances métier très fines. Il faut donc pouvoir faire apparaître différemment ces dernières si l’on veut un service cohérent. Dans notre cas, il ne s’agit ainsi pas seulement d’avoir des statistiques ou des associations sur tel ou tel robinet qui se vendrait le mieux. Cette information ne permet pas de personnaliser la réponse globale au client. A l’inverse, construire un knowledge graph, comme nous le faisons avec la base de données orientée graphes de Neo4j, consiste à faire entrer des informations métiers claires et organisationnelles, qu’un expert vendeur sur le terrain est originellement le seul à avoir en tête. Cela vise à éviter une décorrélation entre les équipes digitales qui conçoivent le parcours global et ces expertises qui sont au cœur de la notion de service. C’est d’autant plus important qu’Adeo connait un turnover très faible en magasin, avec des vendeurs fidèles qui connaissent très bien leurs sujets et leurs clients. Il faut absolument pouvoir capitaliser dessus.
Le groupe ADEO
Anciennement groupe Leroy Merlin, Adeo fait partie de l’Association familiale Mulliez. Outre Leroy Merlin, marque née en 1923, le groupe réunit des enseignes comme Bricocenter, Bricoman, Probox, Zodio ou Aki, pour un total de 26 entreprises et 900 points de vente dans 13 pays.
A quel point est-ce une approche nouvelle ?
Gaëtan Belbéoc’h. Jusqu’à récemment, l’idée que l’e-commerce avait vocation à remplacer le magasin physique comme finalité connaissait une certaine cote chez beaucoup de stratèges et d’observateurs. De plus en plus d’entreprises se rendent compte que c’est faux : un test A/D, des statistiques et un marketing data-driven, sont certes importants, mais insuffisants si l’on veut être vraiment à la pointe de l’expérience client.
La réalité de ces dernières années, c’est que malheureusement tout le monde faisait fonctionner un moteur IA sur ses bases de données pour faire un peu de cross-sell ou d’up-sell de façon très générique sur son site, en s’appuyant sur les dispositions d’un filtre ou d’un moteur de recherche… Avec du recul, on se rend compte que c’est assez creux dans une vraie logique d’expérience client globale. Ce sont des recommandations qui peuvent vite générer de la frustration et pas grand-chose d’autre. La tendance du knowledge graph revient elle à contextualiser pour mieux personnaliser. C’est un souhait qui ne date pas d’hier mais qui connait deux problèmes : les silos organisationnels dans l’entreprise, qui isolent souvent les experts et leurs connaissances métiers, et ensuite la capacité à faire circuler l’information obtenue efficacement. Ces problèmes dépassent l’usage d’un outil et demandent un travail de fond de l’entreprise.
Sur quels sujets en particulier ?
Gaëtan Belbéoc’h. L’harmonisation des interfaces et des niveaux d’information dans un premier temps. Jusqu’à présent, les interfaces et moteurs de recherche n’étaient pas les mêmes entre le site utilisé par les clients et les vendeurs eux-mêmes… Le fossé est potentiellement énorme. Le site Leroy Merlin, qui figure parmi les sites e-commerce français à plus fort trafic, est soutenu par une culture digitale d’amélioration continue d’un côté… et il faisait face aux « gros systèmes » des magasins mis en place en interne ou par des éditeurs traditionnels il y a des années, sans aucune culture DevOps. Aujourd’hui, la démarche est donc d’éviter que le site soit géré séparément avec des mises en ligne d’informations qui soient décorrélées du terrain et pas partagés par tous. Et à l’inverse, les vendeurs disposent souvent d’outils ultra-pertinents d’aide à la vente pour les produits complexes, qui n’étaient pas disponible pour les clients sur le site, alors que cela est un avantage majeur pour les aider à faire leurs choix. Or, pour ce genre de produits, la logique de service est un vrai différenciateur.
Pourquoi ne pas avoir mis en œuvre ces changements plus tôt ?
Gaëtan Belbéoc’h. Sur le papier ce discours semble avoir du bon sens, mais dans les faits la complexité organisationnelle empêche d’avoir une telle facilité de réflexion. Par ailleurs, d’un point de vue technique, le trafic très important d’un site comme Leroy Merlin en France est insoutenable pour tout outil non optimisé que l’on voudrait mettre à disposition des clients. Il faut pouvoir scaler et par le passé ce n’était pas aussi simple à faire.
A quel point le back-office technique est-il une épine dans le pied pour changer l’expérience client ?
Gaëtan Belbéoc’h. Depuis 3 ans, nous transformons le système d’information autour du principe des microservices, pour servir des équipes autonomes très différentes qui travaillent toutes sur des projets différents, mais toutes sur le cloud. L’idée est de sortir des systèmes monolithiques qu’il n’est possible de faire évoluer qu’avec un big bang. Être en microservices permet d’accélérer sur tous nos projets orientés clients, car de nombreuses équipes peuvent faire des mises en production au fil de l’eau sans impact sur le reste du site.
Nous sommes dans un tout autre rythme de transformation. Ceci dit, le système reste complexe et nous oblige à surveiller de près l’échange de données et d’informations… car on voit se multiplier les silos potentiels. Comment s’assurer d’avoir une seule source de vérité ? C’est d’autant plus un enjeu que nous travaillons avec énormément de partenaires, qui ont chacun leurs bases de données et qu’il faut faire se parler. Un knowledge graph apporte une partie de la réponse, en évitant le regroupement de toute les données dans un même datalake : il permet de visualiser les liens, notamment entre clients et produits, d’une façon qui soit lisible par tous. C’est le même principe qu’un Google Search qui fait ressortir les informations associées après une recherche de mots clés.
Un spécialiste de l’expérience client passé par le Brésil et la Chine
Gaëtan Belbeoc’h, responsable de l’expérience client digital omnicanal, a rejoint le groupe Adeo en 2010 pour accélérer les activités e-commerce. Il a ensuite dirigé les opérations e-commerce, puis l’innovation digitale pour Leroy Merlin au Brésil. Auparavant, après un passage à la Redoute, il avait été pendant 4 ans en charge de l’e-commerce pour L’Oréal à Shanghai, en Chine.
Après avoir passé cette marche du knowledge graph en 2021, quels sont les autres chantiers qu’il vous faudra adresser ?
Gaëtan Belbéoc’h. Pour l’heure, nous nous sommes concentrés sur l’expérience client amenée par une navigation centrée sur le produit. Nous voulons l’enrichir pour la suite avec d’autres visualisations, notamment grâce à du « search sémantique ». Cela reviendra à améliorer fortement l’expérience quand un client cherchera une couleur particulière par exemple. Aujourd’hui, quand on cherche du « rouge », un moteur de recherche scanne tous les documents produits à la recherche du mot « rouge ». C’est assez limité. A partir du knowledge graph, il sera possible de s’appuyer sur « l’arborescence de rouges » conçu par un expert terrain, qui aura noté les nuances entre Vermillion et Bordeaux, et qui permettra à n’importe qui de s’y retrouver. Cela sera également très utiles pour les matériaux, car avec la méthode traditionnelle l’inox n’est par exemple pas reconnu comme du métal.
Cette couche de connaissance peut paraître basique mais elle est essentielle pour obtenir la même qualité de conseil et d’orientation en ligne que celle que l’on peut obtenir en magasin. C’est transparent potentiellement pour le client quand c’est fait, mais cela est générateur d’une frustration énorme quand cela ne fonctionne pas. Après, si l’on se tourne vers l’avenir, il faut reconnaître qu’avec une telle démarche, on sait où l’on commence, mais on sait également que cela ne s’arrêtera jamais. L’amélioration continue vise cet enrichissement permanent de connaissances métiers au service de l’expérience client sur une multitude de sujets, sans objectif définitif.
Comment évaluer vous les gains apportés en matière d’expérience client ?
Nous allons ensuite creuser spécifiquement les domaines sur lesquels il y a le plus à faire en se rapprochant d’experts terrains, afin d’évaluer la justesse des informations métiers sur lesquels on s’appuie et la propreté des données qui y sont liées. De manière générale, les problématiques liées à l’UX design sont assez maitrisées car cela fait des années que l’on travaille dessus et la littérature spécialisée est abondante sur le sujet. Il reste donc l’énorme enjeu de la gestion de la data elle-même, et en particulier de la donnée produit extrêmement hétérogène. Un sujet qui est complexifié par le fonctionnement en marketplace, car nos partenaires vendeurs ne respectent pas forcément les normes qui nous intéressent dans leur partage de données produits.
Parvenez-vous à fédérer à la fois l’équipe digital et les vendeurs en magasin sur cet enjeu data ?
Gaëtan Belbéoc’h. En France, on travaille sur ces évolutions depuis le terrain. Cela passe par beaucoup de change management auprès des équipes. Quand le site web est arrivé directement dans le magasin, il a remplacé une parte des outils, en matière de gestion de stocks, de commande et d’interface de navigation… cela a été une source initiale de tension mais depuis cela a créé une véritable proximité avec les vendeurs. L’harmonisation web autour d’un compte vendeur, permet une bien meilleure collaboration et transmission d’information, entre les vendeurs, l’équipe data produit et l’équipe digitale.
Si un vendeur repère une illustration produit fausse sur le site web, il peut la signaler facilement, il reçoit une notification avec un répondant précis, ce qui encourage à faire des efforts de part et d’autre. Et les vendeurs sont encouragés à donner des conseils sur les améliorations à mener… J’ai aussi pris l’habitude d’envoyer les ingénieurs dans les équipes faire des stages en magasin pour se rendre compte de la réalité. Quand on découvre qu’il existe plus de cinquante types de verrou différents pour une porte et que tous ne sont pas compatibles avec les exigences de certaines assurances des clients, on rentre dans des sujets métiers et on prend conscience du niveau d’expertise qui est déterminant pour la bonne expérience du client.