Parcours fulgurant, volonté inébranlable, le combat féministe chevillé au corps : Houleymatou Baldé incarne cette génération de femmes, noires, qui transforment la tech à coups de lignes de code et d’engagement politique.
Dans les couloirs sobres d’une entreprise tech, Houleymatou Baldé est souvent la seule femme, la seule noire, et souvent, aussi, la seule à prendre la parole sur les questions d’égalité. Ingénieure en développement logiciel et double diplômée en business intelligence et big data, elle n’a pas choisi entre code et combat : elle les mêle, ligne après ligne, projet après projet. Dès son plus jeune âge, elle s’investit pour promouvoir l’égalité des chances, ou, du moins, on la présente comme l’incarnation de cette égalité. “Une des entreprises dans laquelle j’ai travaillé, m’avait mise en avant comme “femme noire dans la tech”. Mais ce n’était qu’une vitrine. Rien ne changeait, aucune action, aucun engagement réel”, déplore l’ingénieure. En décembre 2022, c’est décidé, elle quitte tout, excepté son engagement. Son association sort de terre pour promouvoir l’équité professionnelle homme – femme dans la tech à travers cinq piliers : l’éducation, l’accompagnement des entreprises, le réseau de mentorat IT WOMEN, les conférences IT WOMEN TALKS et un média dédié aux parcours féminins inspirants. Cinq axes qui retracent les combats de Houleymatou Baldé, sous le nom de l’association Yeeso, “avenir« en peul. Un clin d’œil à la berceuse qu’on lui chantait enfant et à ses racines. “C’est un hommage à mon enfance, mais aussi une boussole : aller de l’avant”, ajoute la fondatrice.
Premier pas à l’école, premier pas militant
Son encodage, lui, prend effectivement sa source dans un village peul de Guinée, où sa famille cultive des terres, bien loin des ordinateurs et de l’engagement politique. Pourtant, Houleymatou Baldé se voit propulsée au rang de militante, malgré elle, d’abord pour des questions d’accès à la scolarité. “Sur le papier, l’école est obligatoire, mais personne ne l’applique. Alors, à huit ans, j’ai demandé à être scolariser”, explique l’ingénieure en développement logiciel. Un problème subsiste, l’inscription nécessite un acte de naissance et 25 000 francs-guinéens. Des ressources rares que la petite fille, comme la majorité des agriculteurs du village, ne possède pas. Mais, selon un proverbe africain, “si la porte est fermée, n’hésite pas à passer par la fenêtre”. Il n’en faut pas plus à la benjamine pour entamer une mission d’infiltration. Perchée sur la fenêtre de l’école élémentaire, la future ingénieure écoute les leçons et convainc le professeur d’intégrer sa classe. Entrer à la petite école, voici le premier pas qui jetta Houleymatou Baldé dans le grand bain du militantisme. La marche pour atteindre le collège, elle, est bien plus haute. Outre les sept kilomètres à parcourir pour atteindre l’établissement, les jeunes filles atteignent l’âge du mariage, bien que précoce. “Mes copines se mariaient toutes, ou presque. Pour moi, c’était hors de question. Heureusement, j’ai été élevée par mes frères et sœurs qui se tenaient loin de ses traditions”, dénonce la jeune femme.
“Je veux avoir une voix”
La dénonciation ne peut être passée sous silence, Houleymatou Baldé veut changer le monde pour elle et les autres jeunes filles. Dans ses rêves d’enfant, elle joue le rôle de ministre. “J’étais persuadée de devenir ministre et mon frère aîné, celui qui m’a élevée, m’encourageait”, se souvient l’ambitieuse. Au collège, elle se glisse dans une troupe de théâtre engagée, ce n’est pas le jeu qui l’attire, mais le message. Elle y trouve sa première scène, sa première voix. Les jeunes artistes sillonnent les campagnes pour sensibiliser sur l’excision, dont la jeune femme a elle-même été victime. Lutter contre le mariage précoce auquel échappent de moins en moins ses amies.
“Je vivais dans un monde de bisounours où rien n’était impossible, parce que mon frère me le confirmait. C’est sur scène que j’ai compris les conséquences de ces violences. Et l’importance de l’éducation”, retrace la militante. Un soir, entre deux tournées, Houleymatou pousse la porte d’un vidéoclub de quartier. Avec ses copains de tournée, elle tombe sur une série dont elle ne connaît rien : 24 heures chrono. L’écran s’allume, le monde s’élargit. Ce n’est pas Jack Bauer qui la fascine, mais Chloé O’Brian, l’experte tapie derrière son ordinateur, qui pilote les opérations depuis l’ombre. “C’était la première fois que je voyais une femme dans la tech. Moi, je n’avais même pas d’électricité chez moi. Mais ce soir-là, j’ai su : je ferai de l’informatique. Et je veux être celle sans qui rien ne fonctionne”, se remémore Houleymatou.
“Comment on allume l’ordi ?”
Mais avant de viser une carrière informatique, il faut partir. Pour cela, elle convainc son frère de changer de vie du tout au tout : quitter son métier, vendre un terrain, et encore, réunir des fonds supplémentaires. Direction Conakry, la capitale, pour intégrer l’un des meilleurs lycées du pays, à un an du bac. Là-bas, elle détonne. La lycéenne parle un français hésitant, garde ses cheveux crépus, et ne connaît rien aux codes de ceux qui l’entourent : des enfants de ministres, de diplomates, de cadres, tous en partance pour la France, le Canada, ou encore les États-Unis. “On m’appelait Bakfadé, “la villageoise”, pour se moquer. Moi, j’en ai fait une force pour devenir la représentante des villageoises », s’exclame-t-elle. Comme ses camarades, « Bakfadé » rêve d’ailleurs et compte bien y arriver. Alors elle frappe à toutes les portes. Monte un dossier d’étude et, pour boucler les frais, sollicite les commerçants du quartier. Deux semestres plus tard, elle s’envole pour la France. Nous sommes en 2008. Elle a 20 ans. Problème, elle n’a toujours pas posé ses mains sur un ordinateur. « Ma première question en travaux pratiques a été : Comment on allume l’ordi ? », raconte l’ingénieure en souriant. Tout est à apprendre, et vite. Elle enchaîne les heures de cours, et, à côté, 25 heures de travail : nounou en semaine, femme de ménage le week-end. Une dynamique de survie.
Déjouer les pronostics
À l’université, Houleymatou Baldé doit affronter aussi un racisme et un sexisme tenaces. Les remarques péjoratives fusent et un professeur l’évalue en dessous de la moyenne éliminatoire, sur un projet qu’elle a majoritairement porté. Son coéquipier, à peine impliqué, obtient un 16. Elle, un 7,88. À 8, la matière est validée. Pour l’étudiante, c’est l’échec. “Certains professeurs ne voulaient pas que je réussisse. Ils attendaient que j’échoue, pour pouvoir dire qu’ils avaient raison”, désespère Houleymatou. Mais, elle refuse de leur donner ce plaisir, celui de parler d’échec. Aujourd’hui maman de deux filles, elle recrée l’univers projeté par son grand frère. Celui où rien n’est impossible, pas même devenir ministre ou ingénieur informatique. “Je veux transmettre ça à mes filles : l’échec n’est jamais totalement extérieur. Peut-être qu’il y a des obstacles, mais le cœur du sujet, c’est ce que moi je maîtrise. Je ne peux pas contrôler les autres, mais je peux développer mes compétences. Alors je tente”, conclut Houleymatou Baldé. De sa première classe observée par la fenêtre à ses interventions sur les scènes tech européennes, Houleymatou Baldé a prouvé qu’on pouvait coder plus qu’un programme : un destin.