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Entre IA, cloud et recrutement, les défis de la réinvention de la CNAF

Grand Entretien_Laurent TRELUYER DSI de la Cnaf_

Créée en 1967, la Caisse nationale d’allocations familiales est une institution française, au cœur de la politique en direction des familles et de solidarité du pays. Face aux évolutions réglementaires et technologiques, son système d’informations doit se réinventer sans compromettre sa fiabilité, explique Laurent Treluyer, son DSI.

Quelles sont les transformations que porte la direction des systèmes d’information de la CNAF ?

La CNAF est une tête de réseau : sa direction des systèmes d’information supporte ainsi les 101 caisses d’Allocations familiales (Caf) sur tout le territoire national. En tant qu’établissement public national, nos priorités sont fixées par l’État, notre conseil d’administration et par les évolutions réglementaires, qui amènent donc des transformations parfois importantes. Un exemple : le 1er décembre dernier, nous avons mis en place l’allocation aux victimes de violences conjugales, pour leur permettre de quitter plus facilement le foyer et de prendre un nouveau départ. Cette disposition votée en février 2023 à l’Assemblée nationale devait être opérationnelle 9 mois plus tard. Cela a nécessité une adaptation rapide du système d’information.

Mais au-delà de ces évolutions réglementaires, on nous attend aussi sur la simplification du parcours des allocataires. Un des aspects fondamentaux de cette simplification se joue au niveau de la déclaration des ressources tous les trimestres pour calculer les allocations. Sur la partie RSA, nous allons ainsi récupérer automatiquement les informations de ressources des bénéficiaires pour pré-remplir les déclarations, à la manière de ce que les Français connaissent maintenant avec leur déclaration pour l’impôt sur le revenu par exemple. Mais, dans notre cas, une complexité supplémentaire vient du caractère trimestriel de ces déclarations, les chiffres étant plus difficiles à stabiliser.

Ces adaptations de fond de votre SI ont-elles un impact direct pour les gestionnaires allocataires en Caf ?

Faciliter le travail de nos gestionnaires est au cœur de nos missions. Quand ils traitent un dossier, il leur faut la vision la plus large de la situation, ainsi que des outils performants pour travailler, que ce soit avec des processus automatiques ou pour simplifier leurs actions. Par exemple, nous déployons un outil permettant d’avoir une vision à 360 degrés des allocations et éviter de segmenter la réalité globale que connaît un allocataire, afin, en retour, de permettre de lui répondre de manière globale. Au-delà des processus métiers, ce sont autant d’évolutions techniques qui sont nécessaires pour que ces usages soient une réalité quotidienne pour les gestionnaires.

Il faut garder à l’esprit que la CNAF ne gère pas de recettes : elle attribue des prestations familiales et sociales destinées aux familles, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et aux personnes en situation de précarité selon les droits de chacun. Le cœur de notre métier est donc de prendre en compte les droits ouverts et justes, et de verser de manière non indue les allocations. Les allocataires concernés ont vraiment besoin de cet aide financière : verser un RSA, ce n’est pas anodin. Nous ne pouvons donc pas nous permettre d’avoir du retard dans les versements ou des erreurs. C’est une pression importante : le SI doit permettre de faciliter le travail des gestionnaires en ce sens, pour effectuer les paiements en temps et en heure, malgré la complexité d’une réglementation changeante.

Qu’est-ce qui fait pour vous le caractère unique de la DSI de la CNAF, par rapport à vos précédentes expériences ?

J’ai été DSI de l’AP-HP (L’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris, NDLR) et il s’agissait d’une structure très différente. Pour résumer, je travaillais alors plus à l’intégration de différentes solutions d’éditeurs dans un tout cohérent. Pour gérer les laboratoires de biologie par exemple, on ne développait pas d’outils, nous utilisions des solutions disponibles sur le marché.

Au sein de la CNAF, c’est l’inverse, il n’y a pas de produits disponibles pour nous faire gagner du temps. Tout simplement parce qu’il n’y a pas de marché sur notre activité spécifique et aucun éditeur pour répondre à nos besoins particuliers. Nous développons donc nous-mêmes nos solutions, en nous appuyant sur des frameworks et des intermédiaires. C’est une spécificité importante qui caractérise cette DSI. Nous avons 800 personnes en poste et nous en recrutons cette année 80 de plus. Le développement représente près de la moitié de cet effectif. Notre patrimoine est composé de nombreuses applications différentes pour gérer des allocations qui ne sont pas comparables : RSA, prime d’activité, aides au logement… Toutes ont des règles de gestion différentes. En plus des allocations individuelles, la CNAF intervient également au niveau collectif en soutenant l’action sociale, les crèches, les haltes-garderies, les assistantes maternelles, les centres sociaux et de loisirs, les associations et les collectivités locales, ainsi que les projets d’insertion sociale et professionnelle, grâce à un système d’information spécifique.

Dans ce contexte, quels sont les sujets d’avenir structurants pour vous ?

Ce que nous demandent nos tutelles, c’est d’être agile. S’il y a une réforme, il nous faut pouvoir modifier les systèmes très rapidement. Et en parallèle, nous avons besoin d’une très grande résilience, pour que la machine ne s’arrête jamais. Avec, qui plus est, la puissance de calcul importante qui permet de gérer à la fois les droits mais aussi de lutter efficacement contre les fraudes. Pour rappel, CAF.fr est l’un des sites les plus visités en France et peut atteindre 2,5 millions de visites par jour… Il s’agit d’une plateforme où les utilisateurs effectuent des actions significatives, bien au-delà de la simple consultation d’actualités.

Toutes ces raisons expliquent pourquoi notre branche s’est de plus en plus orientée vers le cloud depuis 2019. Je souhaite aujourd’hui avancer au-delà des premières orientations que nous avons prises sur la bureautique ou sur notre moteur de calcul pour les allocations logements par exemple. Nous avons l’expérience pour aller chercher plus d’agilité et de résilience grâce au cloud, en sachant pertinemment qu’il faut porter une attention particulière au FinOps notamment.

Parmi les corollaires structurants de cette stratégie, il y a la prise en compte du fait que nous gérons des données personnelles sensibles. La réglementation évolue ces dernières années pour clarifier les règles et les usages autour du cloud, mais c’est une évolution assez lente : on ne peut pas attendre indéfiniment. Je pense que dans ce contexte, il nous faut pouvoir utiliser de manière plus intense les très bons acteurs français dont nous disposons. Des initiatives récentes comme Numspot tiennent la route. Alors, oui les hyperscalers ont plus de fonctionnalités qu’un OVHcloud… Mais à bien se poser la question, qu’est-ce qu’on fait réellement de toutes ces fonctionnalités au final ? Notre priorité en interne est donc de définir quels sont les besoins justes en matière de cloud. En répondant à cette question, nous imaginons un futur multicloud hybride. La difficulté consiste maintenant à trouver les bons équilibres et c’est exactement ce à quoi travaillent nos architectes.

Comment la data et l’intelligence artificielle pèsent-elles dans la vision d’avenir de l’organisation ?

Nous suivons avec attention ce qui se passe avec l’IA Générative. Nous avons lancé nos expérimentations pour vérifier l’intérêt pour les allocataires ou pour nos collaborateurs. Par exemple : est-ce que l’on peut mieux répondre aux mails des allocataires avec l’IA générative ? Nous avons déjà des usages IA : des automates, du machine learning classique… mais je pense qu’il est encore possible d’améliorer grandement les qualités de réponses et plus généralement de permettre aux collaborateurs de mieux intégrer  au fil de l’eau la complexité réglementaire.

En parallèle, nous rédigeons une charte éthique. J’insiste à ce titre sur l’importance de la transparence pour permettre l’adoption de ces usages et instaurer une confiance dans une telle technologie : l’origine des données, les critères de sélection qui en découlent, doivent être comprises. Une organisation doit être en mesure d’« ouvrir le capot » pour examiner ce qui se passe à l’intérieur d’un moteur d’IA générative. L’université de Stanford a publié une échelle de transparence pour classer les récents modèles IA : j’encourage tout le monde à aller regarder cela de près. J’estime que nous devons être capables de vérifier la manière dont les réponses fournies aux allocataires sont élaborées, afin de pouvoir leur assurer que les réponses générées par une IA sont légitimes et explicables. Dans le cadre de notre vision d’avenir, une question supplémentaire vient de l’équation économique. La comparaison entre le coût de l’IA sur le marché et le coût de développer soi-même à partir de modèles open source est intéressante à plus d’un titre.

Aujourd’hui, ChatGPT renvoie vers la CNAF quand on lui pose des questions sur les allocations. Dans ce contexte, est-ce que nous voulons l’alimenter ou garder la main ? C’est de notre patrimoine informationnel dont il est question. Mon objectif, c’est le rendu du meilleur service. Mais derrière cette expression, il y a beaucoup de questions cachées qui se posent : celle de la responsabilité vis-à-vis du partage des données autant que celle de la responsabilité environnementale de nos services par exemple. En tant que service public, veut-on vraiment des très grands projets ultra-consommateurs en ressources ? Avec la bascule vers l’IA générative, cette question se pose encore plus. Il nous faut donc une connaissance fine des moteurs et des impacts, si l’on veut avoir une véritable frugalité dans notre usage : le juste usage pour le juste besoin. Quand on pense à l’IA et à l’avenir, il y a un côté très « facile », on peut se dire qu’il est simple d’y aller vite… mais le coût final, à tous les niveaux, pourrait bien être plus élevé que ce que nous imaginons au départ.

Plusieurs médias ont analysé le système permettant la notation avec un score de risque des allocataires pour orienter les contrôles de la CNAF, en relayant le fait que des associations estiment que ces algorithmes renforcent les discriminations. À quel point la confiance dans l’IA, les algorithmes et le numérique a-t-elle des impacts sur les orientations technologiques prises et les outils déployés ?

Sur l’exemple que vous citez, il faut noter que l’on est sur une pratique de datamining simple, pas sur de l’intelligence artificielle au sens que l’on mentionnait précédemment. Mais surtout, ces articles nous ont beaucoup surpris au sein de la branche Famille. Notre principal objectif consiste à attribuer les allocations aux personnes qui y ont droit, autrement dit, à garantir le principe du « juste droit ». Pour y parvenir, nous devons bien vérifier qui a droit à quoi et de quelle façon. Nous répondons à des populations qui sont souvent plutôt en difficulté et tout devient très complexe à partir du moment où une partie importante des allocations dépend des niveaux de ressources. Quand une allocation dépend du nombre d’enfants dans un foyer, il n’y a objectivement quasiment pas de problèmes d’indus. Mais la variété des ressources que peut recevoir une personne change, elle, complètement la donne, d’autant plus que celles-ci ne sont pas stables dans le temps.

En ce sens, cibler à la fois l’erreur et la fraude, ce qui est au demeurant une question d’appréciation qualitative, est un moyen d’avoir une approche systématique pour alerter sur des situations qui induisent des difficultés dans les déclarations. Par exemple, nous savons très bien qu’une séparation dans un couple provoque énormément de problématiques pour les allocataires. Idem pour un déménagement… Cela ne veut pas dire qu’il y a volonté de nuire ou de frauder, cela peut être des oublis ou des incompréhensions. Mais la réalité, c’est que la complexité et le changement provoquent des erreurs.

Le travail mené en termes de datamining depuis des années vise à adresser proactivement ce problème. L’algorithme est là pour aider dans les orientations, car au final il doit bien y avoir une appréciation de la situation par un gestionnaire. Nous ne sommes pas dans une situation d’un algorithme qui ferait des choix arbitraires et obscurs ! D’ailleurs, les dernières tribunes dans la presse pointent que le fond du problème reste la complexité des règles pour les allocataires. Travailler sur les règles, c’est le sujet pour nos législateurs : notre mission à la CNAF, c’est de les appliquer le plus efficacement possible.

Ce débat soulève une problématique en matière de confiance, en occultant le fait que ces algorithmes servent également à identifier les personnes éligibles aux allocations mais qui ne les réclament pas.  De cette manière, nous pouvons informer un bénéficiaire de l’allocation logement qu’il a également droit à la prime d’activité, par exemple, grâce aux données dont nous disposons. C’est donc un moyen essentiel de mettre en œuvre une solidarité à la source et de prévenir l’ignorance des droits. Et c’est d’autant plus important que les populations auxquelles nous nous adressons sont souvent confrontées à une méconnaissance des règles et à des difficultés pour faire valoir leurs droits.

À quel point la DSI de la CNAF va devoir recruter dans les années à venir ?

Clairement, il est évident que nous devrons recruter avec soin, sinon nous rencontrerons des difficultés à pour mener à bien les projets essentiels pour l’avenir. Nous avons la chance d’avoir un turnover de 4,78 % en 2023, ce qui est très faible pour une DSI. Cela témoigne également de la qualité du projet que nous portons, et de son attrait pour nos collaborateurs, des personnes qui ont envie de s’engager et de se passionner pour ce qu’ils font. Contrairement à d’autres grandes organisations où ils sont dans un cadre très strict, chez nous, ils peuvent bénéficier d’une certaine autonomie, d’apprentissage, et de nouveaux défis à relever. D’autant plus que la mission de la CNAF est de à soutenir les familles et les personnes les plus en difficulté : nous ne sommes pas là pour faire du business. Beaucoup de collaborateurs au sein de la DSI nous ont rejoints pour cette raison. Travailler dans un service public, c’est très différent de la vie en ESN !

Quelles sont vos principales difficultés ?

Avec onze sites en France, nous sommes bien répartis sur les différents bassins de recrutement. Le plus complexe, c’est plutôt de faire face aux effets de mode. Il y a quatre ans, tout le monde mettait de la cyber sur son CV pour demander 30 % de salaire en plus. Récemment, c’est l’argument « data » qui l’emporte. Pourtant, mes difficultés vont être sur le recrutement d’ingénieurs réseaux ou systèmes, ou encore d’administrateurs de base de données. Beaucoup plus que sur les data scientists ! Toutes les écoles ont pris le tournant de la nouveauté et cela se ressent sur les compétences et  les profils qui candidatent… Pourtant, que l’on aille dans le cloud ou non, le besoin de bons ingénieurs réseaux persiste ! Est-ce que l’IA aidera à combler ce déficit d’ingénieurs sur des sujets de fond, je ne sais pas. Entre les promesses de gain de productivité et ce que tout le monde commence à constater, je ne suis pas certain que le fossé soit comblé. Maintenant on est plutôt à 10 %. L’IA ne va pas être la baguette magique qui va résoudre nos problèmes de recrutement.

Quel regard portez-vous sur la maturité du marché, au regard des offres disponibles par rapport à vos besoins actuels ?

En tant que DSI, je crois que nous sommes tous de plus en plus prudents dans nos rapports avec les acteurs du marché. Nous ne nous engageons pas sans réserve envers un seul fournisseur IA, de la même façon que nous voulons éviter les situations de dépendance cloud. Nous avons tous bien vu les politiques tarifaires, « surprenantes », observées ces derniers mois. Le rachat d’éditeurs qui jouissaient d’une bonne réputation par d’autres qui changent complètement les relations a aussi posé problème.

Plus généralement, quand on nous parle d’IA dans les produits pour pouvoir ajouter +20 % au prix, je ne crois pas que l’on prenne bien en compte les besoins actuels. Le modèle SaaS, qui a créé une forte dépendance vis-à-vis des prix, est un problème en la matière. C’est ce qui rend la nécessité d’avoir des alternatives prévues aussi importante. Dans chaque discussion avec les fournisseurs, nous devons pouvoir être en mesure d’éviter d’être acculés à la dépendance. En la matière, je ne trouve pas qu’il y ait une grande maturité sur le marché. Quand on arrive sur des fins de trimestre pour les éditeurs et que soudainement, on reçoit des promesses de baisse de 25 % des tarifs si on signe aujourd’hui et pas demain… On ne devrait plus en être à ce genre de pratiques.

En la matière, l’éloignement avec les véritables centres de décision chez beaucoup d’éditeurs rend difficile de faire naître une relation saine. La discussion est souvent difficile et immature, car au final, on sent que les marges de décision sont très faibles chez nos interlocuteurs. Cela implique pour nous de travailler en très grande proximité avec les acheteurs pour revenir à des relations à peu près normales. Dans ce contexte, je crois que nous avons une forte responsabilité afin de recréer de la proximité avec des solutions émergentes en France ou en Europe. Cela est un investissement peut-être plus difficile à court terme, mais dont on profitera fortement à moyen terme. Il faut que nous ayons tous le courage d’investir sur le futur de tels fournisseurs.

Les chiffres clés de la CNAF

 

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