Dans sa nouvelle chronique, Ana Semedo appelle à reprogrammer le GPS des développements IA grâce aux forces d’une politique industrielle. En reconnaissant la difficulté de la définition de celle-ci, elle résume les questions que doivent se poser les entreprises.
Les choix du numérique s’inscrivent dans des roadmaps[1] technologiques, focalisées sur les coûts, la productivité, l’agilité, la faisabilité, la saisie des avancées technologiques clés… Elles diffusent la technologie dans l’entreprise, mais comment s’articulent-elles avec les « stratégies industrielles », les ressources humaines, les infrastructures et autres actifs ? Dans l’industrie face aux aléas et aux chocs économiques, une « politique industrielle » structure investissements, capacités de production, souveraineté, gestion des risques. Ces deux approches se parlent traditionnellement peu. Pourtant, l’IA gagnerait à allier roadmap et politique industrielle.
L’IA : une ressource à haut pouvoir invasif
L’IA est une ressource comme la finance ou les RH, mais aux fondements encore flous. Contrairement au numérique « classique », elle s’imprègne dans toutes les chaînes de valeur avec un potentiel invasif qui ne peut être géré par une simple roadmap. Les roadmaps donnent l’illusion d’un cap, mais qui a programmé le GPS ? Vers quelles destinations et avec quels détours imposés ?
L’illusion du GPS bien programmé
Optimisant investissements et adoption de nouvelles solutions, ces trajectoires offrent une illusion de contrôle. Pourtant, nous avançons parfois à l’aveugle. Le cloud, d’allié stratégique, est devenu une dépendance : infrastructures captées, souveraineté érodée, entreprises enfermées dans des écosystèmes qui leur échappent. L’IA suit le même chemin. Où sont la maîtrise des compétences, la résilience, la compétitivité sur le temps long ? Les industries ne laissent pas leur supply chain aux mains de leurs concurrents. Pourquoi accepter que notre IA soit structurée ailleurs ?
Des LLM aux agents IA : qui définit les règles du jeu ?
L’IA s’imprègne partout, souvent sans coordination. Les SLM (modèles spécialisés) sont censés refléter les savoir-faire des entreprises, mais seulement 1 % des données d’entraînement des LLM en provient[2]. Même avec un ajustement (fine tuning, RAG…), peuvent-ils traduire les savoir-faire des entreprises ?
De plus, les LLM ne sont pas neutres. L’exemple de Grok 3 de xAI est révélateur : il aurait triché sur les benchmarks et censure les critiques envers Elon Musk et Donald Trump. L’humain façonne ces modèles[3], pour le meilleur et pour le pire.
Les agents, nouvelle mode, rendent l’IA autonome jusqu’à la prise de décisions : appels à des électeurs, gestion de réclamations, engagements financiers… Quels risques métier et de sécurité ? Comment éviter d’industrialiser les limites des systèmes actuels de l’organisation ?
Quelle place pour les IA autonomes : outil, ressource, décideur fantôme ? Quelles infrastructures et compétences faut-il préserver pour garder la main ?
Une politique industrielle IA pensée par les entreprises
Les entreprises ont appris, parfois à leurs dépens, que l’adoption passive de technologies extérieures ne garantit ni autonomie ni avantage concurrentiel durable. L’IA ne doit pas être un simple plug-in de la transformation numérique, mais un socle structurant. Une politique industrielle IA, c’est donc penser en flux, en résilience, en autonomie.Sans stratégie d’approvisionnement en IA, dans dix ans, les entreprises regretteront peut-être d’avoir laissé des modèles externes décider de leur performance, comme elles déplorent aujourd’hui leur dépendance aux majors technologiques. Maîtriser son IA, c’est contrôler ses flux de données, son intégration dans la chaîne de valeur et sa capacité à transformer.
Quelques questions pour une « politique industrielle de l’IA »
1. Quelle cartographie des activités pour l’intégration de l’IA ? Quelles activités critiques/cœur ?
2. Quels rôles pour l’IA ?
3. Quel niveau de maîtrise et de vulnérabilité à court et à moyen terme ? Quelles compétences critiques maîtriser absolument ?
4. Quels coûts et faisabilité si réalisées par l’IA, en interne, externe, hybride ?
5. Quels modèles de collaboration (coopétition, plateformes ouvertes, partenariats stratégiques) ?
6. Quels schémas cibles ? Quelles synergies (échelle, innovation, sociales…) ?
7. Quels impacts sur la qualité du service, la performance, les compétences, le niveau de contrôle et de dépendance ?
8. Quelles implications pour la cybersécurité et la gouvernance des données ?
9. Quel font les concurrents ?
De la vision à l’action : une mise en œuvre pragmatique
Pour repenser la mise en œuvre de la politique industrielle de l’IA, 5 recommandations :
- Axes stratégiques clairs : intégrer l’IA selon les besoins de production, d’innovation et de différenciation.
- Vision moyen terme : aligner IA et stratégie et activités de l’entreprise.
- Écosystème cohérent : lier solutions logicielles, stratégie de propriété des données, infrastructures et usages métiers.
- Approche intégrée, souveraineté et open source : mutualiser des briques technologiques, contrôler ses éléments stratégiques et construire des réponses adaptées.
- Dynamique de mutualisation et d’expérimentation : cela passe par des alliances, des consortiums et des plateformes d’innovation communes.
L’IA est un actif/activité stratégique, en compétition interne et externe, mais aussi un outil ou une technologie au service d’autres activités. Comprendre ses interactions avec d’autres actifs/activités de l’entreprise, ainsi que son impact sur la chaîne de valeur, l’organisation et la culture de l’entreprise est essentiel. Suivre un GPS programmé par d’autres, c’est avancer selon leurs intérêts. À nous de coder notre propre trajectoire, avec une IA pensée pour l’entreprise.
[1] Au sens acquisition de technologies Feuille de route pour la filière de production électronique Au sens plan voir exemple page 129 Gartner – 2024 Technology Adoption Roadmap for Data and Analytics
[2] Cf. David D. Cox, IBM, Conférence “AI, Science and Society”, 6 février 2025
[3] Sur l’alignement des valeurs https://www.youtube.com/watch?v=HzG-77ToJCo et l’interview complète https://www.youtube.com/watch?v=HzG-77ToJCo à partir de 2h43mn