Alliancy

IA, modèle organisationnel, perspective sur les éditeurs… La grande transformation « Tech » de Pernod Ricard

Hélène Chaplain Chief Information Officer de Pernod Ricard

Hélène Chaplain est devenue la Chief Information Officer de Pernod Ricard il y a deux ans et demi. Elle décrit la réorganisation profonde de l’IT en cours dans l’entreprise et les projets qui en découlent.

Quelle est l’implication du CIO de Pernod Ricard dans la transformation globale de l’organisation ?

Pour éclairer ma réponse, il est nécessaire de préciser que mon profil est relativement atypique car je ne suis pas issue d’un parcours IT, cela montre certainement l’audace qui caractérise Pernod Ricard. Profil littéraire couplé avec une école de commerce, je me suis spécialisée sur les stratégies d’entreprise et sur la transformation pendant mes 20 années de consulting.

Je le répète souvent, ma projection naturelle n’était pas de devenir CIO. Cependant, la technologie est devenue un élément tellement fort de rupture dans la stratégie des entreprises que la donne a fondamentalement changé. Aujourd’hui, le numérique fait ou défait des business models. Dans ce contexte, Pernod Ricard veut mettre la technologie au bon niveau dans l’entreprise. Cela ne signifie pas pour autant que nous voulons devenir une « tech company » ou une « platform company », comme on l’entend parfois légitimement dans d’autres entreprises. Mais mettre la technologie au bon niveau implique des changements importants sur lesquels le CIO ne doit pas craindre de remettre en question des situations légitimes dans le passé.

Lesquelles en particulier ?

Je suis arrivée dans une entreprise qui avait une IT très décentralisée, à l’image du reste de l’organisation. Il y avait de multiples systèmes peu intégrés et des initiatives de type plateforme limitées. Côté opérationnel, les équipes étaient très dispersées, avec des lignes de reporting variées, qui allaient vers des patrons de pays ou des directeurs financiers locaux et régionaux… C’était la résultante d’une accumulation de choix unitaires des entités, plutôt que la traduction d’une vision systémique. C’est le premier chantier qui a été mis en marche pour pouvoir assurer les conditions d’exécution de la nouvelle stratégie technologique. Nous sommes passés par plusieurs phases, les premières consistants à globaliser les équipes et à travailler l’image de marque de la fonction, c’est le moment où nous sommes devenus Global Tech pour Pernod Ricard. La transformation de la fonction s’appuie sur un nouveau modèle organisationnel, que nous sommes en train de déployer via notre programme Rainbow, reposant sur plusieurs principes fondateurs.

En premier lieu, la responsabilité de bout en bout sur les choix technologiques. Autrement dit, renverser les paradigmes : une fois que les besoins ont été bien énoncés et compris, c’est bien la Tech qui a la responsabilité de faire les choix. Cela implique une exigence beaucoup plus forte de qualification des besoins auprès des fonctions et un apprentissage de mes équipes sur la capacité de questionnement. On passe fondamentalement d’équipes qui donnaient des réponses à des équipes qui posent des questions pour amener les meilleurs produits technologiques.

Ensuite, pour faire face aux besoins constants d’évolution de nos pratiques dans un monde toujours plus rapide, il est structurant de s’appuyer sur le mode produit et les méthodes agiles. Nous avons environ 600 personnes actuellement en interne dans la Tech, ce qui représente un taux d’internalisation des compétences de 45 % environ. Notre nouveau modèle organisationnel vise 800 collaborateurs pour la Tech, pour un nouveau ratio de 70 % d’internes. Cette forte internalisation des compétences s’accompagne d’un changement des modes de fonctionnement avec les prestataires. Nous voulons, par exemple, sortir des contrats capacitaires et aller plutôt vers des services managés. Cette nouvelle orientation insiste sur l’expertise de nos équipes et sur leur contrôle. Si l’on considère que la technologie est un actif stratégique, pourquoi en confier le devenir à des externes ?

Quels sont les autres principes sur lesquels vous appuyez cette transformation ?

Un des points essentiels est la connaissance des sociétés de marque, des sociétés de marché et de leurs spécificités car nous sommes fondamentalement un partenaire de nos métiers. Nous avons plus de 240 marques, dans plus de 75 pays en direct et presque 100 supplémentaires en distribution. Le focus fonctionnel et technologique doit donc trouver un équilibre entre la connaissance des marchés, entre la connaissance des modes de fonctionnement et l’ouverture externe sur les nouvelles pratiques et l’innovation technologique. C’est pour cela que je dis que nous « globalisons », car nous ne centralisons pas. Ainsi, avons-nous concentré la ligne de reporting sur le CIO, mais nous ne nous sommes pas pour autant centralisés. Nous sommes « distribués », avec une intention concrète derrière ces répartitions, en termes de nombre de personnes, de lieux… afin d’avoir notamment accès à des bassins de talents spécialisés tout en nous ancrant dans nos plus gros marchés, gardant ainsi le contact avec la réalité de notre business.

En parallèle, nous avons remis l’expertise en avant d’un point de vue du capital humain. Nous valorisons les postes de ceux qui font et qui pensent, en mettant moins l’accent sur ceux qui coordonnent. C’est un long travail en cours. Il y a des enjeux de classement et d’évaluation des rôles et profils, mais au-delà de ce calibrage, la deuxième facette est la montée en compétence des équipes. Nous allons beaucoup internaliser, certes, mais au-delà des recrutements, il faut des formations, des fondamentaux pour tous, où que soient positionnées les équipes et quel que soit leur niveau. Nous avons donc défini 13 archétypes et des cursus de formation pour atteindre des niveaux de certification dans ce cadre. C’est un travail nécessaire pour faire « vivre » une structure organisationnelle qui ne serait autrement que théorique.

Nous avons la chance d’avoir des employés très fidèles, qui restent en moyenne deux fois plus longtemps que la durée professionnelle dans des entreprises de notre taille. Il est de notre responsabilité de les accompagner pour qu’ils puissent créer de la valeur dans la durée, notamment dans un domaine qui évolue aussi rapidement que la Tech. Il s’agit ici d’implanter la graine pour devenir une « learning organization », où l’on ne s’arrête jamais d’apprendre et où l’on valorise l’acquisition de nouvelles compétences.

Estimez-vous que l’influence de vos équipes dans l’entreprise a grandi ?

La loi de Conway nous dit qu’un système d’information est le miroir d’une entreprise. Mais elle peut également s’inverser, et il est possible d’influencer profondément via le SI les modes de communication et d’organisation de l’entreprise. C’est un élément clé qui fait de la Tech et de la Data des points essentiels de la stratégie globale. La Tech doit regarder loin, être dans un esprit prospectif, imaginer des futurs possibles et souhaitables, et infirmer ceux dont on ne veut pas. C’est donc bien un travail d’influence au niveau de tous les porteurs d’enjeux. Une transformation, cela renvoie à la capacité à mener des projets véritablement à l’échelle. Or, c’est bien l’IT qui a la plus grande expérience dans ce domaine-là.

Quels sont les projets IT en cours les plus ambitieux et à fort impact ?

En premier lieu, nous avons lancé la transformation de notre colonne vertébrale, avec notre programme ERP « LEAP ». En évoluant depuis un modèle décentralisé, le SI ERP permet de faire converger l’ensemble des données, métiers, fonctions ; soit en standardisant, soit en harmonisant. C’est un programme fondamental, car il vient définir notre « modèle d’échelle ». Notre entreprise a un modèle de croissance, qui s’articule notamment autour des leviers de génération de la demande (consommateurs et clients). Notre programme LEAP doit permettre d’aller plus loin en créant les conditions de simplification et efficience notamment, répondant ainsi à la question fondamentale : « Comment grandir sans grossir ? ».

En parallèle, nous avons aussi des projets à plus court terme, mais également à fort impact. En particulier, nous industrialisons des pratiques d’intelligence artificielle, autour des quatre Key Digital Programmes (KDP) de Pernod Ricard. Nous faisons aussi face à l’enjeu très fort de la CSRD. Les données sont très dispersées et il n’y a pas « d’outil magique » pour faciliter la mise en conformité. Nous devons donc mener un travail de fond pour répondre à cette nouvelle exigence.

Enfin, nous avons commencé à travailler sur la mise en place d’une vision intégrée et moderne de nos clients : les grossistes, distributeurs, magasins, bars… Quels sont les effets de levier que la technologie peut nous permettre d’obtenir sur la mise sur le marché ? Avec du « smart contracting » et de l’IA générative notamment, nous pourrions personnaliser au maximum la relation avec cette multitude de points de distribution très différents et dispersés.

Justement, face aux enjeux de la data et de l’IA, les modes d’action du CIO et de ses équipes doivent-ils évoluer ?

Nous avons vécu la période des 18 derniers mois comme beaucoup d’autres CIO, à travers trois types de défis : l’accès à la donnée, la vitesse de réalisation et l’échelle pour créer la permanence. Créer cette permanence, c’est véritablement un de nos sujets quotidiens. Sur la data et l’IA, il y a la tentation de la facilité, celle de créer un fonctionnement à deux vitesses, comme on l’a vu il y a quelques années dans beaucoup d’entreprises avec le « digital »… Il faut plutôt que nous allions chercher un système rapide à l’échelle.

Nous sommes face à une vague de ruptures qui va modifier les modèles économiques et opérationnels et faire des gagnants et des perdants sur tous les marchés. Dans ce contexte, il ne s’agit pas de lancer des petites expérimentations rapidement… On doit trouver les clés du passage à l’échelle. Nous devons lutter contre la tentation de l’empirique, de l’intuition, où l’on cherche à « marquer un coup », plutôt que de faire naître un système ou un modèle. Toute l’énergie que l’on consacre à ces petits projets nous éloigne de la capacité à implanter systématiquement une pratique durable qui va porter de la valeur. Les territoires d’expérimentations ne doivent pas durer sans fin. Prévoir l’industrialisation dès le départ, c’est reconnaître que nous n’avons pas tant de temps devant nous pour changer… Plus que de chercher une soudaine innovation de rupture, créons des boucles de progrès, ancrés et qui fonctionnent en grappes.

Cela rejoint le nouveau rôle du CIO, prospectiviste, déclencheur, planneur, bâtisseur… Avec les métiers, il faut susciter une discussion perpétuelle : on ne fixera pas une gouvernance permanente entre la Tech et le Métier. Mais si la Tech répond aux enjeux d’accès, de vitesse et d’échelle… cela favorise énormément le dialogue. C’est un sujet de comité exécutif, bien entendu : la Tech doit faire démonstration de sa contribution. Elle doit être capable de délivrer pour convaincre, en s’appuyant sur des exemples.

Quel regard portez-vous sur le marché de l’offre numérique actuellement, face au « bruit » très fort amené par l’IA générative notamment ?

Je le regarde avec mon œil qui analysait les évolutions de marché. Ce qui se passe, c’est une évolution de segment, pas si différente des précédentes vagues « d’emballement » que nous avons connues. Une telle vague amène forcément la prolifération sur le marché et un renforcement de la compétition… Dans les mois et années à venir, nous devrions assister à une concentration des acteurs et une consolidation vers la maturité. Les entreprises qui travaillent autour de l’IA vont devenir d’une façon ou d’une autre « agrégées » ou « agrégatrices »… La spécificité de ce cycle de Gen AI, c’est son horizon de temps de 6 mois, avec des nouveautés très régulières. Au-delà des premiers élans de l’IA générative, des « sous-technologies » vont donc apparaître et pourront potentiellement perturber ce cycle de consolidation.

Dans ce cadre, la question pour un CIO est celle de l’équipement et de l’équipage. Qui doit-on avoir en interne et avec quels réflexes pour bien gérer la relation avec l’écosystème ? Nous ne pourrons pas tout faire. Pour bien consommer des services IA efficaces, il nous faut surveiller le nombre d’acteurs en piste et chercher l’inspiration. Nous allons devoir rechercher les innovants et les frugaux. Et il va nous falloir organiser du « co-delivery », car notre équipage sur l’IA ne sera sans doute jamais suffisant pour tout faire. En résumé : la rupture IA est beaucoup plus grande que celle que nous avons déjà connue avec le digital. C’est grisant de voir que dans notre secteur, le territoire d’application est l’ensemble du terrain de jeu économique et opérationnel de l’entreprise !

Je pense d’ailleurs que nous sommes dans une période très particulière pour les CIO. Nous avons l’opportunité phénoménale d’être à la fois prospectivistes et exécutants de stratégies de transformation profonde. Bien entendu, nous sommes aussi les gardiens des risques… mais plutôt que l’attente fataliste de la disruption, les CIO sont bien plus prêts aujourd’hui à mener l’auto-disruption dans les organisations. Renforcer notre logique d’influence, c’est peut-être aussi être prêt à poser la question « et si ? » plus souvent.

Quitter la version mobile