Antoine Couret, dirigeant fondateur de la start-up Aleia, spécialiste de l’IA, et président du Hub France IA, association de promotion de l’écosystème français et européen d’intelligence artificielle, revient sur la place que peuvent prendre ces technologies pour une filière nucléaire qui se transforme avec le numérique et qui est mise sous le feu des projecteurs depuis plusieurs mois.
Alliancy. Aleia s’est associée à Omexom NDT Engineering & Services, une filiale de Vinci Energies, et au Laboratoire d’Acoustique de l’Université du Mans UMR CNRS pour lancer le projet Autend consacré à l’inspection des centrales nucléaires. C’est la première fois que votre entreprise travaille avec la filière nucléaire : que change ce rapprochement ?
Antoine Couret. La réflexion a démarré dès l’été 2021 quand Omexom nous a approché, en reconnaissant notre capacité à mettre en œuvre des approches d’innovations ouvertes, avec des acteurs variés, de manière très collaborative, en prenant compte la réalité industrielle. Le lancement d’Autend a eu lieu juste avant l’été 2022 et le projet doit durer deux ans, avec le soutien du ministère de l’Economie, ainsi que de Bpifrance dans le cadre du Plan de Relance.
Pour Aleia, le nucléaire est effectivement une nouvelle thématique , mais nous avons vu bouger d’autres secteurs qui en sont très proches, notamment celui de la construction, avec l’évolution des modèles classiques d’ingénierie et de maintenance, qui intègrent de plus en plus d’intelligence artificielle. Nous avons d’autres projets avec d’autres filiales de Vinci qui nous ont amené cette expérience de métiers complexes, par exemple dans le secteur de l’énergie autour des bornes électriques. Tous ces sujets sont liés, et d’autant plus du fait des actualités récentes. La projection de la demande, l’adaptation de l’offre, le déploiement de la production électrique différemment, sont des thèmes brûlants pour l’avenir. Et par capillarité, ces sujets remontent dans les filières. Y compris jusqu’à celle du nucléaire.
Framatome a récemment annoncé un partenariat avec l’Inria autour de la sûreté des centrales. Est-ce que ce type de partenariats tend à se généraliser aujourd’hui ?
A.C. : On ne sera jamais en manque de ce genre d’initiatives ! Le constat initial du Hub France IA, c’est que l’Europe revient dans la tech, justement par le biais des leaders de l’industrie. Pousser cette hybridation va dans le sens de la stratégie nationale IA. Et plus il y a de projets de ce type, plus il sera facile pour l’industrie de s’acculturer et de vouloir des changements ambitieux. Il y a un cap à franchir dans les prochaines années. L’Inria a une approche très globale, transversale, qui va du général au particulier. Avec le projet Autend, nous faisons l’inverse, c’est complémentaire pour changer la culture de tout un écosystème.
On voit d’ailleurs que ces expérimentations commencent à se multiplier dans tous les « secteurs sensibles ». Il s’agit des secteurs où il y a besoin de preuves formelles, de preuves fortes, pour porter les innovations : l’aéronautique avec la gestion des atterrissages par exemple, ou bien l’automatisation des véhicules et les espaces 3D de navigation.. Les méthodologies que l’on peut affecter à ces sujets ne sont pas inconnues aujourd’hui. Le dénominateur commun, c’est que l’on n’a pas le droit à l’erreur quand on veut utiliser l’IA sur ces cas d’usages. En la matière, le sujet de l’inspection des centrales nucléaires est évidemment assez emblématique.
Que va changer l’IA pour l’inspection des centrales ?
A.C. : Un des principaux défis d’un telle inspection, c’est le cœur du réacteur, en particulier sur l’aspect technique et la sécurité. Or, EDF et l’Autorité de sureté nucléaire (ASN), veulent que les pratiques de sécurité se renforcent en permanence ; c’est un axe d’innovation fort. La tendance au niveau du cœur est donc d’augmenter la capacité des sondes qui y sont installées, de les diversifier… Avec à la clé, la génération de plus en plus de données. Et pour analyser ces données, il va falloir ensuite s’appuyer sur des expertises très fortes, qui dépendent de formations longues, dans un contexte de pénurie de compétences sur ces sujets. Les analystes ont besoin de plus en plus de temps pour prendre en compte cette masse de donnée, avec un effet majeur sur le temps d’inspection. Or, on a besoin d’aller vite pour passer ces périodes d’inspection sans rien sacrifier à la sécurité, et se concentrer sur l’exploitation des centrales. D’où l’innovation que représente l’automatisation, dans le cadre d’un outil de soutien aux experts.
A quel point l’IA représente-t-elle un futur de « rupture » pour le secteur ?
A.C. : Chaque secteur sensible fonctionne avec sa propre ingénierie… et l’IA ne peut pas remplacer cette ingénierie hautement spécifique. Mais elle permet de lier l’approche métier, l’ingénierie technique et l’apprentissage qui vient effectivement perturber les attitudes classiques : on vient formaliser ce qu’un analyste apprend de son côté depuis des années. C’est pourquoi le côté collaboratif est essentiel car il doit permettre d’intégrer les équipes métiers dans le projet, typiquement les analystes pour l’inspection des centrales nucléaires, pour qu’on identifie ce qui aide ou ce qui n’aide pas. A terme, l’IA permettra des apports significatifs en matière de fiabilité théorique des examens, notamment grâce à la construction progressive d’une base de données évolutive et extrêmement riche.
La filière doit donc accumuler encore plus de données dans ses centrales pour « s’auto-disrupter » ?
A.C. : De manière générale, le volume de donnée et la variété, augmentent fortement l’efficacité des algorithmes. Mais une fois que l’on a dit cela, il y a différente façon de constituer ces bases de données. Par le passé, tout le monde avait la tentation de le faire de façon « no matter what »… ce qui n’était pas le plus efficace. Aujourd’hui, nous avons l’expérience pour nous concentrer sur les aspects à valeur, détecter les différents types de problèmes, identifier les sujets de gains maximum.
Par exemple quand on étudie les tubes d’échangeurs de chaleur, qui est le cœur du projet Autend, le point le plus important est de ne pas avoir de « faux négatifs » sur les zones où l’on est sûr de ne pas avoir de défaut. Cela revient à dire, pas la peine d’ausculter ces zones car vous n’y trouverez rien : c’est un gain de temps et d’énergie énorme… Mais il faut constituer la base de données en fonction. C’est un travail à mener à la fois sur les sondes et sur le parti pris des analyses, qui va permettre de se concentrer sur les 20% qui comptent vraiment pour les données et pour accélérer l’inspection.
Aujourd’hui, il est possible de booster la constitution de la base de données avec de l’intelligence, en fonction de ce que l’on sait des problématiques courantes auxquelles est confrontée la filière : défauts des sondes, problèmes de courbure du tube… Comme sur tous les sujets de preuves formelles, la clé est de se focaliser sur les zones à risque. Ce n’est pas propre aux centrales nucléaires : pour la voiture autonome, on ne va pas augmenter la volumétrie de données captées sur des sujets où cela n’apporte rien : par exemple quand il n’y a pas de variation de vitesse ni de changement de trajectoire… Par contre, il faut les démultiplier quand le véhicule arrive au niveau d’un rond-point ! L’intelligence vient de la volumétrie mais aussi de la focalisation.
De nouveaux types d’analyse sont-ils disponibles aujourd’hui, qui débloquent des opportunités pour la filière ?
A.C. : En ajoutant de l’image, en reconstituant les images en fait, on peut effectivement ajouter des types d’analyse nouveaux pour dépasser la seule analyse de données structurées, détecter des patterns graphiques… En fait c’est que fait déjà l’analyste humain, avec un effort plus ou moins conscient de contextualisation. La même donnée, représentée de façon différente peut tout changer : analyser un tableau ce n’est pas la même chose qu’analyser une représentation graphique ou une courbe. L’IA permet au final d’avoir cette approche complète pour augmenter la qualité et la vitesse d’une inspection.
Le projet Autend court jusqu’en 2024. Et après ?
A.C. : Il y a trois sujets principaux pour les mois et années à venir. D’abord, il y a l’objectif cœur du projet, le gain de temps d’analyse et l’augmentation de la sécurité. Nous allons les mesurer avec précision : l’algorithmie doit pouvoir réduire le temps de maintenance, dans le prolongement du temps d’inspection ; et à « iso-analystes », il faut que l’on puisse faire plus d’instructions, plus souvent.
Le deuxième critère de réussite concernera la fin du projet : la diffusion vers un plus grand nombre de centrales devra passer par une validation par EDF et l’ASN sur une évolution de la méthodologie et des protocoles types d’inspection. C’est une validation lourde qui n’aura pas lieu en 2024, mais l’essence du projet est bien de provoquer cet énorme changement pour la filière. On en est à la toute première étape, de preuve, et le « change management » sera très important si cela abouti car c’est une remise en question profonde d’aspects techniques et métiers. Il y a aussi une dimension culturelle à ne pas ignorer car on vient perturber un secteur d’ingénierie hautement spécialisée (nucléaire) avec une autre ingénierie tout aussi spécifique (IA – cyber). Dans le meilleur des cas, il faudra sans doute deux ans supplémentaires, voire plus, pour provoquer ces changements.
Enfin, troisième point : nous allons aussi explorer la réutilisation de ce que l’on aura appris auprès de la filière nucléaire, pour d’autres domaines sensibles connexes. L’énergie de manière générale, mais aussi l’exploitation des matières premières, etc. Le traitement du signal associé à l’IA, la compréhension et la détection des défauts rares, des algorithmes de gestion des « non-signaux faibles »… sont autant d’actifs que nous construisons aujourd’hui et qui pourraient changer en profondeur d’autres secteurs dans la décennie.
Autend, un projet « souverain »
A secteur sensible, exigences particulières. Pour mener le projet Autend, la start-up Aleia a du montrer patte blanche en matière de « cloud souverain ». « Les données et les algorithmes sont tous hébergés en France par des acteurs français. C’était évidemment un point non négociable vis-à-vis d’EDF. Nos premiers déploiement sont donc chez les opérateurs OVH et Scaleway. » détaille Antoine Couret, qui dirige la jeune entreprise innovante. Il précise toutefois que pour d’autres clients, son entreprise a pu travailler sur des systèmes on premise ou auprès des hyperscalers. Mais l’aspect souveraineté tient à cœur au dirigeant : « Nos équipes sont également entièrement françaises, tant sur le savoir-faire que sur les actions opérationnelles. Car la souveraineté doit aussi s’appliquer à la façon de constituer la base de données, le rapport aux opérateurs, la protection de la propriété intellectuelle… sur toute la chaine ! Notre organisation en projets et tracks de sous-projets, permet d’avoir une ségrégation réelle sur tous les sujets importants, qui complète l’indépendance entre les différentes entités qui interviennent collaborativement. » Avec à la clé, des gains d’apprentissage pour les algorithmes comme pour les experts français de différents horizons… car pour le spécialiste « héberger en France n’est pas suffisant ».