Les progrès réalisés par l’intelligence artificielle générative (IAG) sont scrutés par les entreprises, en particulier quant à leurs conséquences sur l’emploi. Les syndicats renforcent leur vigilance, estimant que l’arrivée de l’IA dans le quotidien nécessite un dialogue social constant. Celui-ci reste, à ce jour, embryonnaire.
Remplacer près de la moitié de ses employés par l’intelligence artificielle générative (IAG) : tel est le plan stratégique qu’a tenté d’appliquer l’entreprise Onclusive, anciennement Kantar. À travers un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), ce spécialiste des relations publiques, qui produit des études et conseils basés sur la donnée, a indiqué en septembre dernier sa volonté de se séparer de 209 de ses 447 employés français, avec le projet de les remplacer par l’IAG. Nicolas Blanc, Secrétaire national pour la Transition économique au sein de la CFE-CGC, assure cependant que cette situation ne reflète en aucun cas un mouvement de fond au sein des entreprises. « C’est un cas isolé » remarque-t-il, citant l’absence d’autres PSE sur le même sujet en France. Arnaud Teissier, avocat associé chez Capstan, spécialisé en droit du travail et droit social, tempère lui aussi : « C’est encore balbutiant. Il y a surtout des entreprises qui s’inquiètent et veulent comprendre le phénomène. »
Inclure l’ensemble des salariés dans le dialogue
« Il y a encore beaucoup de questions auxquelles nous n’avons pas de réponses », précise en effet Nicolas Blanc. Avec la médiatisation importante de l’affaire, c’est l’une des autres raisons qui a d’ailleurs finalement poussé Onclusive, à reporter la mise en place de son plan. « Il faut réfléchir au coût économique, au changement de modèle économique et à la qualité de service », poursuit le syndicaliste, pour qui l’entreprise est allée trop vite. Il estime que l’arrivée de l’IAG dans une organisation implique à la fois un effort important en termes d’analyse des impacts, mais aussi, plus que jamais en matière de concertation avec les salariés. « L’arrivée de la technologie et les déclarations rapides nous ont inquiétés. Nous l’avons pris en pleine face », admet ainsi le représentant de la CFE-CGC. Il met en avant la nécessité absolu d’agir dans les règles de l’art en matière de dialogue social sur ce sujet épineux : « Il faut réfléchir avec les délégués du personnel et après avoir présenté l’outil. Si une entreprise arrive directement avec un PSE, on ne discute pas ».
Le professeur Marc-Éric Bobillier Chaumont dirige la chaire de psychologie du travail au CNAM (Centre National des Arts et Métiers). Pour lui, il est évident que le dialogue social doit d’abord être alimenté par un dialogue professionnel, sous la forme d’une discussion entre les collaborateurs sur leur quotidien, la technologie et ses impacts. Ce dialogue ne peut réussir que s’il se nourrit d’une analyse préalable et indispensable sur la définition du « vrai travail », autrement dit, ce qui donne du sens à la participation d’un salarié à l’entreprise. « Il faut faire appel à des ergonomes, des psychologues du travail, des sociologues pour révéler ce qui est insaisissable dans un travail parfois éclaté, multi-hybride » explique le psychologue. Spécialisé dans les usages et incidences des technologies émergentes, il estime qu’il faut clarifier et faire émerger ce qui relève souvent d’un « travail tacite » : « Les salariés eux-mêmes ont parfois des difficultés à cerner et identifier ce qu’ils apportent et à quoi ils contribuent ». En la matière, le dialogue social ne pourra commencer sans un engagement de l’entreprise pour préparer le terrain sur la définition de cette valeur et du sens du travail.
Sortir de la soumission à l’autorité technique
L’avocat Arnaud Teissier appelle à distinguer les différents enjeux de temporalité autour de l’arrivée de l’IAG : « Il faut que le sujet soit mis franchement sur la table pour que les directions indiquent leur vision à court, moyen ou long terme. Un chemin doit être créé afin de travailler sur les éventuels changements de métiers et sur la manière dont il faut éventuellement réajuster les compétences. » Ces réajustements ne vont pas de soi : ils nécessitent des échanges permanents autour de l’évolution des tâches et de la formation continue. « La difficulté, c’est qu’il y a très peu de dialogue sur ces questions-là. Il existe encore un manque de maturité, de performance et de fiabilité de la technologie » se désole pour sa part Nicolas Blanc.
Pour faire bouger les lignes, le représentant de la CFE-CGC a notamment rédigé un document, intitulé « SeCoIA Deal », dont le but est de servir d’outils au syndicat pour apporter des préconisations aux entreprises sur l’implantation des IAG. « En plus d’une approche descendante impulsée par les directions, les besoins exprimés par la base doivent remonter à la direction. La réflexion doit inclure des développeurs, mais aussi des data scientists pour nourrir le dialogue social de demain. Il faut éviter le dialogue de sourds entre des plans sociaux d’un côté et des salariés stressés par l’arrivée de l’IAG de l’autre. » résume-t-il.
La présence dans une organisation de métiers spécialisés sur l’analyse de données, matière première de l’IA, est de nature à faciliter la tenue d’un dialogue de qualité. « Les data scientists sont capables de donner un point de vue scientifique concernant la fiabilité de l’outil et non sur le besoin » illustre Éric Bobillier Chaumont. Mais ce partage de l’expertise de certains métiers qui sont concernés par les progrès de l’IA depuis des années, doit se faire précautionneusement. « L’IA peut très vite faire basculer la perception d’un salarié concernant la perte de maîtrise de son savoir-faire, avec l’idée d’une soumission totale à l’autorité technique », met en garde le professeur du CNAM. Il juge donc que l’un des principaux enjeux de la technologie, en raison de ses multiples capacités, est de lui trouver la juste place : la bonne fonction en adéquation avec le travail des individus, sans enlever du sens à ce qu’ils font au quotidien.
Le précédent de la robotisation
Malgré le rétropédalage, l’annonce surprise d’Onclusive au mois de septembre a surtout eu pour effet de renforcer une inquiétude déjà présente au sein d’une partie de la société française, concernant le remplacement massif des emplois par les IAG. Le droit du travail français est-il de nature à faciliter la transition et à protéger les travailleurs qui seront les plus bousculés dans l’année à venir ? L’avocat Arnaud Teissier en doute : « Il ne freinera rien ». « En fonction de la profondeur de l’intégration de l’outil, cela devra donner lieu à des discussions avec le Comité social et économique de l’entreprise (CSE), ainsi qu’à une information-consultation. S’il y a des conséquences sur la dimension de l’effectif, cela supposera forcément de mettre en place un PSE. » détaille-t-il. Autrement dit, rien de nouveau à l’horizon.
À titre de comparaison, l’avocat évoque d’ailleurs un phénomène déjà vécu il y a quelques décennies dans de nombreuses entreprises. « Nous avons déjà connu une dynamique similaire avec l’arrivée de la robotisation dans l’industrie » note-t-il. Pour lui, la suppression de certains postes a donné lieu à la création de nouveaux. Et force est de constater que ce n’est pas en soi les possibilités offertes par la robotisation qui ont avant tout provoqué les délocalisations et la désindustrialisation dans l’Hexagone. Une posture qui fait écho à celle de l’Organisation internationale du Travail. Dans une étude publiée en août dernier, elle estime que les IAG sont « plus susceptibles de compléter que de détruire les emplois, en automatisant certaines tâches plutôt qu’en remplaçant entièrement un rôle ». Mais cet idéal d’une transition « en douceur » ne pourra se faire qu’avec la participation pleine et entière des salariés : de quoi motiver pour lancer dès aujourd’hui un dialogue social ambitieux sur l’IAG.