Au printemps, le Tribunal administratif de Paris a condamné l’État pour son refus d’agir afin de rendre accessibles des logiciels utilisés par les enseignants et agents administratifs et sociaux de l’Éducation nationale, les élèves et leurs parents. Au-delà de ce cas précis, la question de l’accessibilité numérique pour les malvoyants reste une problématique de fond pour toutes les organisations depuis 20 ans, analyse Pierre Marragou, président de l’association apiDV. Mais le tournant 2025 devrait pousser à agir.
Pourquoi votre association apiDV (accompagner, promouvoir, intégrer les Déficients Visuels) s’est-elle mobilisée pour faire condamner l’État sur la question de l’accessibilité des logiciels dans les écoles ?
Nous sommes une association nationale créée après la Seconde Guerre mondiale. À l’origine, notre combat était de donner aux personnes malvoyantes et aveugles la possibilité d’enseigner, alors qu’un décret de Vichy l’interdisait. Nos engagements ont ensuite évolué au fil du temps. Nous avons aujourd’hui trois grands axes de travail. D’abord, l’accès aux études, avec par exemple l’appui pour la transcription en braille des manuels, en particulier ceux des matières scientifiques, plus complexes. Ensuite, l’accompagnement à la vie active, autour d’une forme de mentorat avec deux accompagnateurs, dont l’un est toujours déficient visuel. Cela implique aussi des plaidoyers sur l’accessibilité numérique au sens large dans les milieux professionnels. Par exemple, les études pour devenir kinésithérapeute sont assez accessibles aux malvoyants ; en revanche, la gestion de la patientèle et des dossiers médicaux en hôpital sur un ordinateur est rarement adaptée. Enfin, notre dernier levier d’action est l’accès à la culture, avec la reproduction d’œuvres en 3D pour pouvoir les toucher par exemple, ou encore la généralisation de l’audiodescription, pour laquelle nous coordonnons le prix des Marius de l’audiodescription.
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En quoi la décision du tribunal administratif est-elle une avancée importante ?
Pendant longtemps, on a vu les beaux engagements de la loi 2005 (qui définit le référentiel général d’amélioration de l’accessibilité, RGAA) rester lettre morte. Il y a tout ou presque dans cette loi, mais il ne se passe pas grand-chose depuis : tout le monde se trouve de bonnes excuses, en se disant que répondre à ces exigences, c’est compliqué, c’est cher… En tant qu’association, on se plaignait, mais ça n’allait pas plus loin. Ce n’est que récemment que nous nous sommes dit qu’il n’y avait pas de fatalité et nous avons fait le choix de lancer des actions en justice depuis quelques années.
Dans le cadre de la décision du tribunal administratif, il est question spécifiquement des logiciels de vie scolaire, c’est-à-dire tous les outils de vie numérique et de travail (cahier de texte, consultation des notes, messagerie…). La situation part du fait que nous avions saisi la secrétaire d’État de l’époque, Sophie Cluzel (secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées de 2017 à 2022, NDLR), qui s’était ensuite dessaisie de la question en estimant ne pas être compétente. Or, de facto, cela faisait sortir ces logiciels de la loi de 2005. Avec cette décision du tribunal, il est donc dit que tout ce qui relève de ces sites relève des mêmes règles que pour les autres sujets administratifs. Le tribunal ordonne donc à l’État de réagir et tout simplement de faire respecter la loi. Entre-temps, cette compétence a été confiée à l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) en 2023 et c’est une très bonne nouvelle. En effet, un secrétariat d’État n’est pas organisé pour recevoir des saisines. C’était de toute façon ingérable pour eux.
Depuis 2023 et la prise de responsabilité de l’Arcom, la donne peut donc changer ?
Une autorité indépendante, c’est effectivement très bien, car il va falloir traiter la question de la responsabilité de tous les sites publics. Et elle est organisée pour recevoir des saisines, même si jusqu’à présent c’était sur d’autres thématiques. Ses agents vont devoir s’approprier de nouvelles compétences sur la question de l’inclusion, mais au moins les procédures sont là. Ce que l’on souhaite, c’est que l’autorité puisse déjà agir en envoyant des injonctions à l’amiable, mais qu’ensuite, si nécessaire, elle passe aux mises en demeure, pour faire avancer plus vite le sujet. D’autant plus que le contexte légal continue d’évoluer.
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Quelles sont les réglementations qui vont avoir un impact sur l’inclusion numérique ?
Avec l’entrée en vigueur de la directive européenne sur l’accessibilité des biens et services en 2025, le périmètre va être élargi. Tout le monde va dorénavant être confronté à cette obligation : à la fois de publicité, c’est-à-dire rédiger et publier une déclaration d’accessibilité, donc d’en avoir fait une, même pour dire que le site n’est pas accessible, et d’accessibilité des services pour les acteurs privés et les sites internet.
Face à ces changements, voyez-vous les entreprises se mobiliser sur la question de l’inclusion numérique ?
On sent que le sujet commence à entrer dans les radars. On a un certain nombre d’entreprises et d’administrations qui se forment et vont chercher des compétences pour travailler sur le sujet. On entend aujourd’hui beaucoup d’acteurs qui disent « on veut le faire ». Mais à notre goût, le problème, c’est que beaucoup continuent également à se convaincre que le sujet est trop compliqué et cher pour pouvoir agir vite. Cela limite la proactivité des entreprises. Sur le volet de l’accessibilité numérique, au-delà du plaidoyer, nous intervenons donc auprès des entreprises pour faire prendre conscience des droits existants et des actions en justice qui peuvent survenir.
Du côté des pouvoirs publics, ce qui est surprenant, c’est que face aux dispositions qui vont entrer en vigueur, seule l’Arcom s’est véritablement saisie de sa part du dispositif. Une autre part dépend de la direction de la concurrence… et là, nous n’avons pas de son, pas d’image. On ne sait pas comment ils comptent s’organiser. Comment l’État compte-t-il communiquer sur le sujet ? On ne sait pas. Pourtant, il ne faudrait pas attendre le moment où les recours en justice se multiplieront.
En quoi l’exemple des logiciels scolaires peut-il intéresser d’autres activités du public et du privé ?
Le sujet scolaire est un bon exemple pour nous dans l’état actuel du droit, car ces logiciels ont une telle imbrication avec les services publics qu’ils posent beaucoup de questions. Or, ces imbrications sont visibles dans de nombreux autres domaines, qui vont de la santé jusqu’aux compagnies aériennes… Ainsi, pour donner suite à l’une de nos saisines, l’Arcom a récemment rappelé à l’ordre une compagnie aérienne low-cost sur l’accessibilité de son système d’enregistrement avant l’embarquement. Nous avons tout intérêt à ce que la problématique infuse le plus de secteurs possibles de l’économie. Mais pour ne rien vous cacher, nous nous sentons souvent un peu seuls pour porter ces actions sur différents secteurs. Nous cherchons à systématiser des actions communes avec d’autres acteurs de l’écosystème, à l’image du collectif de juristes Intérêt et Agir, afin d’élargir les domaines d’action.
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Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique, témoignait en début d’année auprès d’Alliancy qu’à partir de 2024, il y aurait « une priorité claire sur la mise en accessibilité des sites et des démarches administratives » mais que « cela demande une expertise pointue que de nombreux ministères n’ont pas en interne ». Qu’en pensez-vous ?
On a eu des échos de cette mobilisation au niveau interministériel. Le problème n’est pas nouveau. En 2020, nous avions déjà publié un manifeste appelant à ce que les formations de développeurs intègrent des modules dédiés à l’accessibilité numérique, et que des voies d’expertise sur le sujet soient ouvertes à part entière. Mais pour que le niveau de compétences global augmente, il faudrait que le sujet devienne une clause suspensive pour les marchés publics, et que les administrations puissent être accompagnées dans la mise en œuvre. On est d’accord à 100 % sur l’urgence. Mais dire cela en 2024, c’est vraiment un peu tard, depuis le temps que cela dure… Aujourd’hui, on attend donc de voir des résultats après ces déclarations. On voit que les ministères jouent le jeu sur la publicité [de leur déclaration d’accessibilité], en disant souvent qu’ils sont partiellement conformes. Il faut dorénavant aller plus loin. Et au final, l’État n’est pas assez outillé, c’est certain. Mais clairement, les autres fonctions publiques (territoriales, hospitalières) ne sont pas mieux loties… Elles sont indépendantes, mais l’État a un rôle à jouer de conseil et d’accompagnement si on veut des avancées à l’échelle. Sans proactivité pour mettre à disposition des compétences et des outils mutualisés pour les territoires, rien ne bougera.
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Dans ce contexte, soit en 2025, il y aura une action proactive des pouvoirs publics et du monde économique pour avancer sur le sujet face à la réglementation européenne. Soit on va attendre les sanctions pour seulement gagner du temps… En 2025, nous fêterons les 20 ans de la loi de 2005. Ce serait donc bien que le futur gouvernement et les députés se posent la question de l’application concrète de cette superbe loi. Est-ce que la nouvelle Assemblée ne voudrait pas créer une commission d’enquête sur la mauvaise mise en œuvre de cette loi et les nombreuses non-applications qui en ont résulté ?