Les outils à base d’intelligence artificielle se démocratisent : il est devenu facile pour une entreprise de tester ses idées. Mais sa préoccupation devrait être dès le départ d’avoir des réponses pour mettre en place un déploiement à grande échelle.
Les préoccupations sur l’intelligence artificielle ont-elles changé en 2018 ? Chaque mois qui passe tend à médiatiser un peu plus un sujet qui a connu pendant longtemps des hauts et des bas. Au niveau macro-économique, la question de l’effet de la démocratisation des usages d’intelligence artificielle sur les métiers et activités n’en finit pas de poser question. Ainsi, le rapport workforce of the future, mené par Sapio Research et Redwood Software en 2017, donnait 5 ans aux entreprises pour s’adapter avant que l’automatisation ait tout changé pour elles. Cette observation n’était pas sans rappeler une autre étude « The Future of Employment: How Susceptible Are Jobs to Computerisation? », réalisée en 2013 par les chercheurs Carl Frey et Michael Osborne d’Oxford, qui évaluaient que près d’un emploi sur deux était menacé aux Etats-Unis, d’ici 2023-2033. Les limites de ce genre d’approche ont été étudiées, notamment en France par Fabernovel. Mais deux réalités persistent : la présence grandissante de l’IA dans les activités – disparition d’emplois ou non – et les difficultés des entreprises pour s’y adapter rapidement.
A la mi-juin, le salon AI Paris a ainsi été l’occasion pour de nombreux professionnels de rencontrer à la fois les tenants de l’offre (start-up innovantes, cabinets spécialistes de l’accompagnement au changement ou de l’intégration des technologies…) et de la demande, c’est-à-dire des entreprises témoignant des changements d’ores et déjà mené en leur sein avec des applications concrètes de l’intelligence artificielle.
Les entreprises s’organisent pour intégrer l’IA
La célèbre marque La Redoute, qui a frôlé la disparition et souhaite aujourd’hui se réinventer complètement en mode start-up, a décrit ses importants chantiers autour de l’intelligence artificielle commencés récemment : l’utilisation de la reconnaissance d’image et de la reconnaissance vocale. « Il a fallu accélérer la prise de conscience en interne pour s’emparer de ces possibilités. En 10 ans, tout a changé : nos experts IT ne pensaient pas qu’il était possible d’avoir un travail opérationnel et concret sur la reconnaissance d’image par exemple », évoque Renaud Joly, responsable intelligence artificielle de l’entreprise. Celle-ci intègre ainsi la recherche par l’image directement de la navigation du site. « Dans le prêt à porter, les produits sont vendus par l’image, mais on les cherche encore par le texte. Il faut pouvoir maintenant appairer les produits et sortir du problème de manque de stock sur une taille ou une couleur en proposant un article d’apparence similaire », précise-t-il. La marque a par ailleurs lancé son application sur Google Home, intégrant la reconnaissance vocale, en plus des usages de foire aux questions (FAQ) en self-service déjà utilisés. « Dans 3 ans, on sera sur de la génération de photographie, par exemple de mannequins qui plaisent pour faire vendre un vêtement, ou d’intérieur de maison pour amener un « effet wahou » à la découverte de meuble », annonce Renaud Joly.
Différents retours d’expériences montrent que le problème de nombreuses entreprises pour s’emparer de l’IA est souvent organisationnel. Toutes ne sont pas « en mode start-up ». Eric Alix, chief data officer de La Poste décrit les étapes qu’a mis en place l’imposant groupe multimétier pour contourner cette problématique. « Je suis arrivé voilà 3 ans. La première année, nous avons fédéré nos actifs, avec une réflexion sur notre « charte data » qui amène de la confiance dans les services sur ces changements et sur le socle smart data qui permettrait de mettre plus facilement la donnée à disposition, en temps réel, avec l’offre de service la plus appropriée pour l’interne », explique-t-il. L’acquisition de l’entreprise Probayes a en parallèle l’ambition de fournir au groupe un centre de compétences à l’Etat de l’art sur les sujets d’avenir liés à l’intelligence artificielle. « La 2e année, nous sommes allés trouver la dizaine de grands clients internes, parmi les directions de nos cinq branches d’activités, pour lancer avec eux 30 projets concrets », ajoute le responsable. Parmi les projets mis en place : prévision logistique, à court et long terme, mesure du risque opérationnel pour les activités financières, travail sur le churn et la fidélisation des clients, ou encore reconnaissance d’écriture pour faciliter le tri des courriers. « Ces sujets ne sont pas nouveaux et des systèmes nous permettaient déjà de les adresser. Mais l’IA nous permet d’aller chercher les quelques points d’efficacité en plus qui vont correspondre à une hausse de qualité de service, à un gain de temps des collaborateurs et souvent à plusieurs millions d’euros d’économies supplémentaires. »
L’assureur SwissLife a lui pris le parti de travailler avec une petite équipe agile. « Nous avons créé l’entité de data science il y a 3 ans, elle représente aujourd’hui 4 personnes. L’ambition de départ était classique : améliorer la connaissance de nos 1,3 millions de clients, et définir différents scoring en termes d’appétences aux contrats, de lutte contre le churn ou la fraude… » témoigne pour sa part Eddie Abecassis, directeur marketing stratégique, data science et innovation. Il explique que la montée en maturité sur le sujet de l’intelligence artificielle a ouvert de nouvelles portes : « On a vu que l’analyse sémantique non structurée pouvait permettre d’affiner ces scores. Et à partir de là, pouvait-on imaginer des bots qui prennent en charge les premiers niveaux de contact client ? »
Selon lui, l’intégralité de la relation client pourrait ainsi être automatisée en s’appuyant sur les différentes disciplines d’intelligence artificielle. « Mais jusqu’où voulons-nous vraiment aller ? Où sera notre valeur en tant qu’entreprise ? » s’interroge le directeur data science. Le groupe d’assurance a donc préféré se concentrer sur sa capacité à augmenter les commerciaux grâce à l’IA, en dévoilant Aïda, une initiative menée par une start-up interne à SwissLife associant automatisation et relation client face à face.
L’expérimentation : un enfer pavé de bonnes intentions
Ces entreprises qui travaillent sur les applications concrètes de l’intelligence artificielle en leur sein depuis plusieurs années reconnaissent être toutes confrontées à la problématique majeure de l’industrialisation de ces nouveaux modes de fonctionnement et technologies. Mener une expérimentation avec une start-up n’a jamais été un problème. Mais après ?
Le groupe de retail BtoB Manutan a été confronté à la question du « comment industrialiser ? » comme de nombreux autres. Henri Adreit, DSI de l’entreprise, va prendre le poste de directeur du digital pour mieux coordonner les projets entre métiers et IT. « L’an dernier, nous avons organisé un hackathon qui a permis de faire émerger des applications très intéressantes de l’IA pour notre entreprise : l’optimisation des visites de nos commerciaux sur le terrain, la possibilité pour les clients de faire des recherches par l’image, ou encore un bot pour assurer une partie du SAV, se souvient-il. Nous étions emballés, donc nous avons voulu déployer tous ces projets. Mais nous nous sommes rendu compte que celui pour les commerciaux devait s’intégrer plus largement dans notre changement de CRM et qu’il ne pouvait pas s’y rattacher juste comme cela… Nous avons été confrontés à des réalités de roadmap, tout simplement. Quant à la recherche d’image, nous manquions de compétences pour vraiment faire aboutir un projet satisfaisant pour le groupe. » Les efforts se concentreront finalement sur le chatbot, simple à déployer à l’échelle et qui a inspiré d’autres services. « Nous allons rapidement déployer un second chatbot, cette fois-ci tourné vers l’interne pour amener du self-service RH à nos collaborateurs », se projette Henri Adreit, que les difficultés n’ont pas démotivé.
Alors, est-ce qu’expérimenter rime avec enterrer les bonnes idées ? « Le proof of concept (POC), c’est l’enfer pour les entreprises comme pour les start-up. C’est l’héritage d’un temps où innover avec le numérique était risqué et où il fallait surtout marquer des « bons points de communication » à faible coût. Il faut prendre conscience qu’on a dépassé ce stade », résume Thomas Solignac, fondateur et CEO de Golem.AI. La jeune pousse, spécialiste de l’interprétation du langage humain sans machine learning estime que les projets menés ainsi n’aboutissent que très rarement à un déploiement d’ampleur et menacent la santé économique des start-up. « Nous essayons de passer cette étape, quitte à proposer plutôt une démo gratuite sur un point de douleur très précis et technique de l’entreprise pour la convaincre, en allant directement à la rencontre des métiers avec la direction de l’innovation et la DSI. Sans cela, on impose la technologie et elle ne sera jamais acceptée et donc industrialisée », explique le dirigeant. Golem.AI mène aujourd’hui un projet avec le groupe d’assurance Allianz et espère démontrer à la fois la maturité de sa démarche et le fait que l’IA devient à ce titre un outil comme les autres.