Comment mener à bien sa transformation numérique et qui mettre aux commandes ? L’exemple de cinq entreprises industrielles montre l’évolution des organisations mises en place pour faire face à un double défi : inventer une entreprise « numérique » et gérer les transformations générées par une informatique synonyme de web, cloud et big data.
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Au moins, il y a une certitude : l’impératif de la transformation numérique est désormais parfaitement présent à l’esprit de la totalité des dirigeants des grands groupes français, y compris dans le secteur industriel, qui a marqué un certain retard à l’allumage. Cette bonne nouvelle doit juste être tempérée par le fait que, selon Accenture, la France n’est pas, aujourd’hui, aux avant-postes de ladite transformation. Elle est dépassée dans presque tous les secteurs par la plupart de partenaires européens : l’Allemagne, la Grande-Bretagne et même l’Espagne et l’Italie. Rien d’alarmant toutefois : la transformation est un marathon et on ne saurait juger du vainqueur par les positions des concurrents après les premières centaines de mètres de la course. Plus besoin d’évangélisation donc. Nous sommes bien entrés dans le vif du sujet.
La question est désormais : comment mener à bien cette profonde transformation ? Un problème d’organisation qui peut se résumer à une autre question : à qui en confier la responsabilité ? Avec ses corollaires : où le responsable doit-il se situer dans l’organigramme ? Quelle tâche lui confier ? Quel est le bon profil à choisir : un professionnel, bien au fait des métiers de l’entreprise, ou un geek, spécialiste de la gestion du changement ?
On le sait, cet oiseau rare qui, idéalement, devrait maîtriser parfaitement ces trois dimensions s’appelle le plus souvent « CDO » pour chief digital officer (à ne pas confondre avec chief data officer) ou, plus simplement, « responsable de la transformation numérique ». Ils sont désormais partout et de nouveaux venus ne cessent de voir le jour au gré de la création dans l’entreprise de « directions de la transformation numérique », quel que soit l’intitulé exact qu’on lui donne. Ainsi, tout dernièrement, c’est Dassault Aviation qui officialisait la création de sa direction du numérique.
La valse des chief digital officer
Plus intéressant, dans le même temps, de nombreux précurseurs revoient leur copie. Depuis cet été, c’est une véritable valse de CDO, en particulier du côté industriel. Exit Yves Tyrode, CDO de la SNCF (passé à la BPCE). Il est remplacé par Benoît Tiers. Exit Patrick Hoffstetter, CDO de Renault, dont le successeur, Elie Elbaz, sera également en charge des travaux autour de la voiture connectée. Exit Michael Aidan, qui quitte Danone pour la start-up DxO, spécialisée dans les logiciels et accessoires de photo numérique. Même changement chez Faurecia avec l’arrivée de Grégoire Ferré, qui reprend les rênes de la transformation entamée en 2015 par son prédécesseur, David Degrange. Enfin, Vivek Badrinath (AccorHotels) retourne dans les télécoms et devient directeur général de Vodafone…
Ces changements ne sont pas tant liés aux personnes qu’à une évolution de la stratégie numérique liée
Cela explique la variété des profils des transformateurs. Ce qu’on attend d’eux dépend à la fois des métiers de l’entreprise, de son organisation (centralisée, décentralisée, organisée par pays, par BU…) et de sa maturité numérique. La faune des CDO est ainsi d’une extrême diversité. Ici, c’est le DSI (ou l’ex-DSI) qui est aux commandes. C’est le cas chez Schneider Electric (Hervé Coureil), Dassault Aviation, (Jean Sass), à la SNCF (Benoît Tiers) ou encore chez Engie (Yves Le Gélard). À l’exact opposé du Club Med, où c’est le DSI qui… disparaît avec l’arrivée l’an passé d’Anne Browaeys- Level venue du marketing, et qui assume à la fois la direction marketing, numérique et technologie.
À côté des DSI, certains font le choix de profils fortement marqués « numérique » qui ont plutôt une fonction de catalyseurs du changement. LVMH a ainsi fait d’Ian Rogers son CDO. Il était senior director d’Apple Music, un pur geek. Idem pour le groupe PSA qui a recruté sa CDO, Brigitte Cantaloube, chez Yahoo à l’instar de Renault première version en la personne de Patrick Hoffstetter. D’autres enfin s’appuient sur des hommes « entreprise », qui ont davantage une fonction de pilotage opérationnel. Une tendance qui semble se préciser, au moins dans l’industrie. Ces profils se trouvent ainsi chez Faurecia, avec l’arrivée de Grégoire Ferré (il vient de l’automobile), chez Renault, avec son CDO V2, Elie Elbaz (il a fait quasiment toute sa carrière au sein du groupe Renault, et fut notamment responsable de la division client au Benelux) ou encore Saint-Gobain avec Claude Imauven, le DGA du groupe, qui a fait carrière dans l’entreprise et à qui est dévolue la transformation depuis janvier dernier.
Arrivé chez Airbus en 1993, Marc Fontaine était depuis 2007 secrétaire général, et directeur de cabinet du CEO, Fabrice Brégier. Entré au comité exécutif du groupe en 2015, il a coiffé la casquette de CDO en avril dernier. Il dépend directement de Tom Enders. Comment tous ces CDO mènent-ils leur barque, avec quel équipage et qu’attend d’eux le capitaine du navire ? L’examen de quelques entreprises industrielles va nous permettre d’en savoir plus, le choix de se focaliser sur l’industrie n’étant pas dû au hasard. C’est, en effet, celui où les problèmes sont les plus ardus. « La transformation numérique a débuté dans les services avec un fort accent sur le marketing, l’e-commerce, la relation client, la publicité… Ce sont évidemment des impératifs pour l’industrie également, mais à cela s’ajoute tout l’aspect produit, production et supply chain qui apporte un degré de complexité supplémentaire à la tâche du CDO », souligne Pascal Delorme, directeur exécutif d’Accenture Digital en France et au Benelux.
Schneider Electric cible l’expérience client et l’IOT
Schneider Electric peut être considéré en France comme un cas d’école. Le groupe a d’ailleurs figuré il y a deux ans en tête du classement de « maturité numérique des entreprises du CAC 40 » établi par Les Echos Business (cette année, c’est Engie ; l’an passé, AXA). Ses atouts : Schneider Electric a commencé très tôt et bénéficie d’un patron, Jean-Pascal Tricoire, fortement impliqué dans cette transformation. Ici, c’est à Hervé Coureil, directeur général Systèmes d’information à qui il est revenu de mener la conception et l’évolution vers un nouveau modèle opérationnel, dont l’expérience client et les produits connectés (45 % du chiffre d’affaires, aujourd’hui) sont les deux fondamentaux. Il s’appuie sur une équipe restreinte pour mener la transformation : « Je ne souhaitais pas une vaste équipe car si vous prenez tout en charge, les métiers ne se sentent plus responsables », confie-t-il. Ce sont ainsi les responsables métier qui définissent leurs modèles opératoires, le CDO/DSI jouant le rôle de chef d’orchestre « car il est impératif de disposer d’une structure centrale qui réfléchit à la façon dont l’évolution des métiers impacte l’entreprise globalement ». À la DSI de Schneider Electric, on trouve également Christophe Blassiau. Ce directeur de l’Expérience client et du CRM a pour mission de développer les plateformes Web et CRM dédiées à la relation client (le réseau des distributeurs) et aux partenaires de l’écosystème (notamment le réseau diff us de quelque deux millions d’électriciens). C’est lui qui a mené à bien l’une des évolutions majeures du groupe en matière de numérique : la mise en place dans le monde d’un seul et unique CRM pour l’ensemble de l’entreprise (qui en comptait auparavant plus de cent différents…).
En 2012-2013, Schneider a ajouté deux cordes à son arc sous la forme de deux nouvelles Directions numériques reflétant bien les deux priorités du groupe : une Direction de l’expérience client numérique et une Direction des off res numériques. La première est dirigée par Marc Coroler, directeur Expérience Client Numérique. Elle est rattachée au marketing global et placé sous la houlette de Chris Leong, directeur général du marketing. La seconde est menée par Cyril Perducat, directeur général IoT et transformation digitale. Il dépend pour sa part de la Direction de l’innovation dirigée par Prith Banerjee, directeur général des technologies. Hervé Coureil, Chris Leong et Prith Banerjee sont tous trois membres du comité exécutif du groupe.
Renault regroupe en un lieu unique ses problématiques numériques
Schneider Electric garde son cap depuis plusieurs années déjà. Avec Renault, c’est une autre histoire. Le constructeur d’automobiles a, on l’a dit, changé de CDO il y a peu, et cette décision est symbolique de l’évolution de la gouvernance numérique dans le groupe. Patrick Hoff stetter avait été embauché en 2011 pour créer et diriger la « digital factory » de Renault. Directement rattaché à la direction client monde, il était à la tête d’une équipe de 50 personnes. Beaucoup de travail a été accompli en particulier sur l’aspect ventes et marketing. Mais une évolution profonde de l’organisation de Renault a conduit à une révision de la stratégie numérique et donc à son remplacement. En janvier dernier, Thierry Koskas est nommé directeur commercial du groupe Renault. Il va réorganiser de fond en comble la direction commerciale. Elle ne comptait hier que deux grandes branches. Koskas élargit considérablement le râteau : ce ne sont désormais pas moins de douze sousdirections qu’il chapeaute, au nombre desquelles une toute nouvelle dénommée « Digital and Connected Cars ».
La volonté est claire : regrouper en un lieu unique l’intégralité des problématiques numériques qui, malgré la création de la digital factory, étaient encore éparpillées au sein du groupe. Bref, le « numérique » n’est plus une excroissance plus ou moins exotique. Il est désormais parfaitement intégré au sein de l’entreprise. Et celui qui est à la barre de la transformation, Elie Elbaz, n’est plus un outsider mais un homme du sérail. Il est entré chez Renault en 2002. Cette nouvelle direction numérique prend en charge la totalité des problématiques, y compris le véhicule connecté qui n’était pas dans l’escarcelle d’Hoffstetter. Elle est organisée en sept directions : expérience digitale ; expérience utilisateurs et transformation digitale ; service data ; production digitale ; gamme commerciale et véhicule connecté ; CRM et e-commerce et, enfin, digital solution platforms. Tout y est.
Une gestion transverse incontournable
Le cas de Faurecia est proche de celui de Renault, sauf que c’est à l’arrivée du nouveau directeur général que le changement a lieu. C’est le 1er juillet dernier que Patrick Koller a pris ses fonctions. Son prédécesseur avait depuis 2015 lancé le projet numérique en s’appuyant sur son chef du projet « digital entreprise » et son DSI. Ils ont tracé le sillon en faisant appel notamment aux conseils de Capgemini Consulting. En est issu une « roadmap » concernant le numérique. En octobre, est arrivé Grégoire Ferré, un spécialiste du monde automobile. Finie la « digital entreprise », il est nommé « digital transformation project director ». On est clairement passé dans l’opérationnel. En témoigne d’ailleurs le fait que Ferré est directement rattaché à Eelco Spoelder,récemment nommé vice-président Exécutif en charge des opérations groupe et que l’un de ses défis majeurs est de « générer de la valeur via le numérique ».
Deux exemples soulignent l’impact du numérique sur l’organisation de l’équipementier. Le premier se situe au niveau de la relation client. Faurecia a trois métiers, trois business units : échappements, sièges et intérieur. Il compte douze grands groupes clients, soit une trentaine de constructeurs d’automobiles.
Jusque-là, chaque client disposait de trois interlocuteurs, un dans chaque division. Le numérique va permettre, via le CRM notamment, de gérer chaque client de façon unifiée et coordonnée. Second aspect, les ressources humaines. Faurecia c’est 240 usines et 95 000 collaborateurs éparpillés partout dans le monde. Avec le numérique, l’ambition est désormais de gérer de façon standardisée et centralisée l’ensemble du personnel. Parce qu’il le permet, le numérique impose partout une gestion transverse et fait sauter les silos entre les activités. Concrètement, la transformation de Faurecia concerne quatre domaines, ou streams en langage maison : Opérations, Ventes, Ressources humaines-Communication et Ingénierie-R&D. Chaque stream est responsable de plusieurs projets, depuis la preuve de concept jusqu’à l’application pilote. Exemple : le domaine Opérations se décline en cinq projets : traçabilité, maintenance prédictive, robotique-cobotique, atelier zéro papier et optimisation de la logistique.
Grégoire Ferré dispose d’une équipe réduite… à lui-même. Mais il s’appuie sur quatre streamleaders, l’un dans chacun des domaines, ainsi que sur trois « champions de la transformation numérique », au sein de chacune des business units. Le digital transformation project director de Faurecia est comme chez Schneider, le chef d’orchestre de la transformation tous azimuts du groupe, y compris celle de son évolution vers de nouveaux business models.
Autre entreprise à revisiter sa transformation : la SNCF. Yves Tyrode, alors DG de Voyages-Sncf, devient CDO de la SNCF en octobre 2011. Il arrive avec une volonté affichée de « disrupter », comme on dit maintenant, la vénérable institution, autrement dit de la transformer « en une organisation totalement digitalisée en 2020 ». Soit que son volontarisme s’est heurté à des résistances et qu’il n’ait pu mener à bien sa tâche, soit que la direction ait jugé qu’elle avait eu une dose suffisante de « disruption », toujours est-il que deux ans plus tard, Yves Tyrode quitte la SNCF pour devenir CDO, et membre du comité exécutif, de la BPCE. La SNCF, pour sa part, revient à des méthodes plus traditionnelles, même si elle ne fait pas appel à un homme du sérail… Elle nomme, en septembre dernier, un profil de DSI, Benoît Tiers, au poste de CDO, plus précisément à la tête d’une direction générale regroupant les responsabilités digitales, télécommunication et systèmes d’information du groupe. Un DSI, au riche parcours. Il était depuis deux ans « chief transformation off icer » à CMA CGM. Auparavant, il a intégré les différents départements SI de Sanofi en tant que CTO, après avoir été DSI d’Areva et PDG d’une SSII orientée industrie, Euriware (ex-filiale d’Areva intégrée depuis 2013 à Capgemini).
Web, cloud et big data en toile de fond
Terminons en saluant l’arrivée récente d’une autre entreprise industrielle dans le cercle fermé des transformateurs numériques : Dassault Aviation, qui vient d’officialiser, début octobre, cette nouvelle direction, confiée à Jean Sass, directeur général du système d’information qui devient directeur général de la transformation numérique et fait partie du comité de direction de l’avionneur. Non que Dassault Aviation soit un néophyte en matière de numérique – le partenariat stratégique entre Dassault Aviation et Dassault Systèmes en a fait des pionniers de la révolution industrielle numérique – mais cette nouvelle direction accentue son rôle et prend en compte l’aspect organisationnel résultant de la vaste diffusion du numérique.
Elle prend ainsi en charge tous les aspects du numérique, conception-ingénierie, fabrication, MRO (maintenance, repair, opération) et vente. Ce faisant, elle s’attaque à plusieurs défis majeurs pour l’entreprise, notamment l’avion connecté, qui devient ainsi un élément du système d’information. Parmi les priorités de Jean Sass : la prise en compte de 3D Experience – l’outil de Dassault Systèmes –, le développement de technologies big data (au sein de Dassault Systèmes via Exalead) et la préparation de l’usine du futur. L’évolution du rôle des CDO de l’industrie montre bien l’importance prise par les deux grandes facettes de transformation numérique. Le volet purement « numérique » qui consiste peu ou prou à numériser de nouveau ce qui ne l’était pas et à réinventer l’entreprise en conséquence : définir de nouveaux services, de nouveaux usages, de nouveaux business models, acquérir de nouvelles compétences numériques (par embauche, partenariat, achat de start-up…), insuffler une culture numérique à tous les niveaux… Ce sont typiquement les défis et les opportunités générés par les objets connectés.
Tout est à inventer et, dans un premier temps au moins, ce défi a conduit à choisir des profils « numériques » pour le relever. Le second volet, la « transformation » de l’existant, est plus immédiatement opérationnel et marque le retour de CDO rompus aux métiers de l’entreprise : il s’agit là de revoir l’organisation de l’entreprise dans des domaines traditionnels – et déjà largement « informatisés » – pour qu’elle soit à même de tirer tout le profit du « numérique », entendu cette fois comme une « informatique » new-look : web, cloud, big data… Typiquement, la relation client était informatisée de longue date chez Schneider Electric. La création de plateformes web mondiales a conduit à revoir profondément l’organisation même de la relation client. Idem pour les ressources humaines chez Faurecia. Plus généralement, ce type de plateformes impose de mettre en place systématiquement une organisation transverse et non plus en silos.
C’est bien à cette double tâche – « numérisation » de l’entreprise d’un côté et « transformation de l’organisation » de l’autre – que s’aff rontent les CDO de l’industrie avec, semble –t-il, un intérêt marqué, aujourd’hui, pour la « transformation » après un fort accent mis sur la « numérisation
Cet article est extrait du magazine Alliancy n°16 à commander sur le site.
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