La semaine dernière, Canal + annonçait un plan social visant environ 19% des effectifs de la chaîne, pour « moderniser » l’entreprise. Comment une entreprise peut-elle subitement en arriver là, et passer en 3 ans de 157 millions d’euros de bénéfice (en 2014) à 128 millions d’euros de perte (en 2017) ?
En effet, puisqu’il est acquis, et connu de tous, que l’innovation va de plus en plus vite, et que son impact sur l’activité économique est non seulement certain, mais est devenu majeur, pour quelle raison n’est-elle pas mieux prise en compte par nos leaders européens ?
En l’occurrence, l’ennemi, le concurrent qui fait tant de mal à Canal+ s’appelle Netflix, et n’est pas sorti de nulle part. On raconte que Reed Hasting, son président fondateur, a créé cette entreprise pour résoudre un « point irritant » (« pain point ») rencontré lors de son expérience avec la location de films chez BlockBuster : 40 $ de pénalité pour ne pas avoir rapporté un film à temps. Il met à profit un saut technologique : l’apparition des DVD en 1997, pour créer la même année une entreprise qui envoie et reçoit les films par la poste. Et évite du même coup de devoir retourner en magasin rendre les films loués. Ce qui était impossible avec la technologie antérieure, la vidéocassette, qui ne supportait pas sans casse le transport postal…
Entreprise florissante, qui passe de 150 millions de dollars de chiffre d‘affaire en 2002 à 1,2 milliards de dollars en 2007, cinq ans plus tard.
Et pourtant, c’est l’année où Reed Hasting décide de changer son entreprise. Ou plus exactement de créer en interne son propre concurrent. Il s’agit toujours de la distribution de film, mais maintenant dématérialisée, en utilisant le streaming dont la technologie était devenue mature (nous étions à la veille du live streaming), avec un parc de PC domestiques conséquent (la décennie 1997 -2007 avait vu le nombre de PC vendus passer de 80 millions à 271 millions annuels).
Décision courageuse, puisque Netflix a vu durant la décennie suivante (2007-2017) le chiffre d’affaire de son activité historique de distribution de DVD par la Poste divisé par 3. Mais décision brillante, puisque dans le même temps, son chiffre d’affaire global a été multiplié par 10.
Que fait, qu’a fait Canal+ dans ce maelstrom d’innovations technologiques ?
L’entreprise était bien partie, avec l’obligation réglementaire faite aux industriels commercialisant des téléviseurs sur le marché français d’installer systématiquement dès 1980 la prise péritel standardisée deux ans plus tôt. Cette prise permet en effet à un appareil externe comme un décodeur d’utiliser le signal de télévision reçu par le poste de télévision sans avoir besoin lui-même d’antenne ni de tuner. Ainsi, au lancement de la seule chaîne cryptée autorisée en 1984, le décodeur Canal+ a pu être fabriqué à moindre coût (sans antenne ni décodeur), au détriment soit dit en passant de l’ensemble des foyers français, abonnés ou non à Canal+, qui ont dû supporter le coût de la prise Péritel dans le prix d’achat de leur téléviseur.
Cette promesse, proposer tous les programmes délaissés par les grandes chaînes généralistes, a pu être amplifiée à l’arrivée de la technologie de diffusion par satellite, d’abord analogique dès 1992, puis numérique à partir de 1996, qui a permis de multiplier le nombre de chaînes diffusées sur tout le territoire national (le câble étant restreint aux grandes villes). Là encore, comme pour la Péritel seize ans plus tôt, Canal cherche à verrouiller à son seul profit la diffusion par satellite sur le marché français, à travers un contrat d’exclusivité négocié avec l’opérateur de satellite ASTRA.
Mais le satellite n’est pas l’hertzien, et ne se verrouille pas si facilement : les acteurs de l’audiovisuel français délaissés n’ont pas tardé à organiser une seconde offre de télévision payante, le bouquet TPS, sur les satellites HotBird de l’opérateur Eutelsat dès la fin de l’année 1996.
Cette bataille se conclut en 2007 par la fusion de Canal+ France et TPS. Mais la technologie ne s’est pas arrêtée à cette bataille, et, après la diffusion hertzienne, par câble, pas satellite, le streaming sur Internet introduisit dans les années 2000 un changement de paradigme auquel les chaînes de télévision n’étaient pas préparées.
En effet, depuis l’origine dans les années 40, la technologie avait forgé l’organisation des sociétés de télévision, qui devaient acheter une licence d’utilisation d’une ou plusieurs radiofréquences, et qui ensuite organisaient la diffusion de programmes qu’elles produisaient ou achetaient sur cette ou ces fréquences. Le Câble et le Satellite ont simplement démultiplié ce concept en multipliant le nombre de chaînes, qu’Internet à ses débuts à la fin des années 1990 a copié également : on trouvait des « chaînes » de programmes sur les « portails » des éditeurs comme Yahoo ! ou Club Internet.
Epiphénomène, car, dans son essence, Internet introduit 4 ruptures simultanées :
- La succession temporelle de programmes est remplacée par leur juxtaposition spatiale : tous les programmes sont disponibles en même temps, il n’y a plus de « grille de programmes », clé de voûte et savoir-faire principal des chaînes de télévision.
- Il n’y a plus de complexité de diffusion : fréquence, décodeur, antenne disparaissent, remplacés par l’accès Internet géré par un opérateur d’accès.
- Le lobby de la réglementation est inefficace devant une économie mondialisée
- L’éventail du choix du consommateur tend vers l’infini : il n’y a plus de goulet d’étranglement du canal de diffusion, et la problématique de l’expérience client passe de la sélection de programmes proposés à la navigation dans une offre pléthorique.
Quadruple disruption donc du Service rendu, de la Technique nécessaire, du paysage Réglementaire et de l’Attente du Consommateur qui en miroir requiert, pour l’entreprise qui veut évoluer, de se « disrupter » elle-même, d’abandonner ses principales expertises et points d’appui pour se lancer dans un nouveau métier. En l’occurrence, Canal + a été dépassé par sa propre vision: il revendiquait de ne pas faire de la télévision mais en était un expert, ses concurrents ne sont effectivement plus des chaines de télévision, que les clients regardent de toutes façon de moins en moins.
Révolution tellement douloureuse qu’il est souvent plus facile de faire l’autruche et de se réfugier dans le souvenir de sa gloire passée, oubliant au passage que les raisons qui ont fait cette gloire ne sont pas éternelles. Toute la difficulté est d’accepter l’idée que son métier va disparaître, alors que le client sera toujours là. Mais c’est le besoin du Client qui n’est plus servi par l’entreprise en perte de vitesse : il a évolué en même temps que le monde, bien au-delà de l’écosystème initial.
Les œillères et l’arrogance du leader qui maîtrisait son univers sont les premiers dangers qui guettent les champions de l’Europe, si bien nommée l’Ancien Monde. Le vent frais, qu’il soit d’Ouest ou d’Est, doit être accueilli, analysé et projeté avant qu’il ne devienne tempête, quel que soit le prix à payer pour solder son passé. Car ce qui se joue n’est pas sa Survie, à coup de plan social, mais sa Renaissance, à coup d’investissement.