Intel est concepteur et fabricant de microprocesseurs que l’on retrouve dans différents produits. Le groupe investit massivement en matière d’innovation et de fabrication de semi-conducteurs, y compris pour et avec les grands industriels… Entretien avec Stéphane Nègre, PDG d’Intel France à quelques semaines avant l’annonce du lieu d’implantation d’une nouvelle usine en Europe.
Alliancy. Avant même de parler de pénurie, où retrouve-t-on des semi-conducteurs aujourd’hui ?
Stéphane Nègre. On en retrouve dans tous les objets et usages du numérique ! Le monde du numérique est désormais devenu notre quotidien et tous les objets connectés, intelligents et numériques que nous avons autour de nous intègrent des composants électroniques… Pour rappel d’ailleurs, Intel fête ce mois-ci les 50 ans du 1er micro-processeur mis au point et fabriqué par Intel.
Quel impact la pandémie a-t-elle eu sur la demande ?
Stéphane Nègre. Du fait de la pandémie récente, nous avons vu une accélération forte de la demande de produits numériques, que ce soit pour travailler à domicile, s’éduquer ou se divertir… Durant cette période, beaucoup d’usages de notre quotidien ont été perturbés, mais ont pu continuer grâce aux semi-conducteurs. Au même moment, du fait de la pandémie, il y a eu une déstabilisation de la chaîne logistique et un arrêt de certains approvisionnements… Ce qui entraîne, depuis plusieurs trimestres, une pénurie de semi-conducteurs.
Toutes les industries sont touchées, notamment l’informatique, l’automobile, la défense, le jouet, l’aéronautique, la santé… Certains ont pu être servis en priorité – c’est le cas de la santé -, mais le secteur de l’automobile reste celui évoqué le plus fréquemment.
Pour sa future méga-usine de semi-conducteur sur le continent européen, Intel pourrait fractionner son implantation sur plusieurs Etats membres. « Nous pourrions placer la fabrication sur un site et l’emballage sur un autre », expliquait récemment au Financial Times Greg Slater, vice-président des affaires réglementaires mondiales du géant américain. Idem pour la R&D… Le plus simple sur le plan diplomatique.
Pourquoi ?
Stéphane Nègre. Dans l’automobile, qui consomme pour 110 milliards de dollars de semi-conducteurs par an, si un seul composant électronique de quelques euros manque, la voiture ne peut pas être livrée ! L’impact est donc très large… Vu du constructeur, c’est du chiffre d’affaires en moins et vu de l’acheteur, ce sont des délais de livraison qui s’allongent. Certains industriels ont essayé de s’adapter, en remettant par exemple des tableaux de bord « classiques », ou alors en réduisant leurs productions par manque de composants.
Mais ce ne sont pas les seuls à avoir été touchés… Dans l’informatique, la livraison des PC portables n’est pas encore revenue à son niveau de production d’avant la crise.
Pour revenir à l’automobile, il est à noter que ce secteur est en pleine transformation. Aujourd’hui, le coût des semi-conducteurs dans un véhicule plutôt haut de gamme représente 4 % du montant global. Il sera de 20 % d’ici à 2030 ! Soit une multiplication par 5, du fait de la montée du véhicule électrique ou autonome, qui sera de plus en plus connecté… C’est pourquoi ce secteur illustre le mieux la transformation numérique et la pénurie que nous vivons.
A-t-on toutefois une idée de la fin de cette pénurie qui frappe l’économie mondiale ?
Stéphane Nègre. La pénurie va s’améliorer, mais pas avant 2023, car le besoin en semi-conducteurs va croître indépendamment de la pandémie, dans une certaine continuité. Une situation dont on ne sortira que par des investissements massifs… et pas uniquement centrés sur certaines zones géographiques comme cela l’a été auparavant. L’Europe, par exemple, veut remonter de 10 à 20 % d’ici à 2030 sa part dans la production mondiale de semi-conducteurs. En 1990, elle était à plus de 40 %…
De ce fait, quelle est votre stratégie en matière d’investissements ?
Stéphane Nègre. Nous sommes arrivés à la même conclusion : le groupe doit réinvestir massivement, notamment dans notre métier de base qu’est la fabrication de semi-conducteur, à la fois aux Etats-Unis (100 milliards de dollars d’investissements programmés) et en Europe où le groupe compte injecter 80 milliards d’euros d’ici à dix ans avec l’annonce de l’implantation d’une usine en fin d’année ou début 2022.
Notre stratégie touche également notre business model, car là où nous ne fabriquions que des composants semi-conducteurs pour des produits Intel, nous ouvrons désormais nos capacités pour en produire également pour nos partenaires industriels, européens et américains. C’est un changement important de stratégie qui nécessite, outre de nouvelles capacités de production, mais aussi des capacités de R&D en partenariat avec des industriels pour designer/développer les composants de demain. Nous nouons donc de nombreux partenariats de R&D avec les grands acteurs industriels en Europe pour imaginer ces composants et les produire dans nos usines demain.
Auriez-vous un exemple ?
Stéphane Nègre. Aujourd’hui, l’industrie automobile utilise une finesse de gravure pour des composants relativement ancienne… Mais, demain, elle aura besoin d’une finesse de gravure parmi les plus abouties pour pouvoir remplir les nouvelles fonctions d’un véhicule… Non seulement, ce secteur aura besoin de capacités de production de composants, mais sur les technologies les plus avancées. C’est aussi valable pour les acteurs de la santé, de l’aéronautique…
Qu’en est-il des fournisseurs d’équipements pour ces usines ?
Stéphane Nègre. Si on projette une usine de cette envergure en Europe, il faut en effet des fournisseurs pour cette usine en termes d’outil de production. En Europe, nous avons donc tissé également un partenariat avec le leader hollandais ASML pour bénéficier, en premier lieu, de leur prochaine génération de machines afin de produire les composants dont on parle.
Votre usine forme à elle-seule tout un écosystème…
Stéphane Nègre. Absolument si l’on veut que ce projet d’usine soit en place, rentable et bénéficie au tissu industriel européen. C’est la partie visible de l’iceberg qu’est l’industrie du semi-conducteur en Europe, avec des fournisseurs, des clients et des partenaires… sachant que la pandémie a été à la fois un révélateur d’une situation de dépendance en Europe comme de l’importance du semi-conducteur dans l’économie pour les années à venir. Par exemple, le plan « France 2030 », annoncé par Emmanuel Macron courant octobre, indique que près de 6 milliards d’euros seront investis dans le doublement des capacités de production électronique en France, avec un deuxième objectif qui est de construire une feuille de route vers des puces électroniques de plus petites tailles pour rester un des leaders du domaine.
La R&D française dans ce domaine, est-ce important pour vous ? Ou tout se joue en Amérique ou en Asie ?
Stéphane Nègre. En France, depuis plusieurs années, nous avons des activités de R&D communes pour le semi-conducteur avec le CEA-Leti à Grenoble et l’on tient absolument à conserver ce partenariat. [Fin octobre 2020, le CEA-Leti avait annoncé une collaboration avec Intel portant sur l’intégration 3D et le packaging des processeurs afin d’améliorer la conception des puces. La recherche est axée sur l’assemblage de chiplets plus petits, l’optimisation des technologies d’interconnexion entre les différents éléments des microprocesseurs, et sur de nouvelles technologies de collage et d’empilement des circuits intégrés en 3D, notamment pour la réalisation d’applications de calcul haute performance (HPC), NDLR].
Nous collaborons également avec la start-up française SiPearl, qui conçoit le microprocesseur au cœur du futur supercalculateur exascale européen, en vue d’en accélérer le déploiement industriel. Ensemble, nous donnerons à nos clients européens l’opportunité de combiner Rhea, le microprocesseur développé par SiPearl, et Ponte Vecchio, l’accélérateur d’Intel, afin de constituer un nœud de calcul à haute performance.
En matière d’énergie, sur quoi portent vos efforts ?
Stéphane Nègre. Il y a deux regards sur la consommation des semi-conducteurs. Déjà, nous sommes un industriel qui chercher à diminuer notre consommation d’eau et nous recyclons environ 90 % de l’eau que l’on utilise avec une volonté d’être net positif d’ici à 2030. Aux Etats-Unis, nous sommes déjà le 1er acheteur d’énergies renouvelables… Ensuite, l’industrie du semi-conducteur, qui passe d’une nouvelle génération de gravure à une autre, visant à offrir plus de performance, doit consommer de façon identique… Notre objectif est donc toujours de développer des semi-conducteurs plus performants qui consomment moins.
* Le marché de l’automobile européen est revenu, en septembre 2021, à son niveau de 1995, avec 718 598 voitures neuves vendues, soit une baisse de 23,1 % sur un an, a annoncé mi-octobre l’Association des constructeurs européens dans un communiqué, période marquée par le manque de véhicules causé par la pénurie de semi-conducteurs…