Les interfaces cerveau-machine à l’assaut du handicap

Loin du quotidien des professionnels, le marché des implants cérébraux et des interfaces neurales non-invasives s’adresse principalement, pour le moment du moins, aux personnes en situation de handicap. Qu’en sera-t-il lorsque le grand public pourra s’en saisir pour augmenter ses capacités cognitives ?

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La route qui mène à la capacité de contrôler un ordinateur grâce à une puce implantée dans le cerveau est semée d’embûches. Mais un certain nombre de start-up s’emploient activement à concevoir des interfaces cerveau-machine permettant de réaliser ce type de tâche.

La plus connue d’entre elles s’appelle Neuralink. Elle compte parmi ses cofondateurs une des personnalités les plus en vue du moment : Elon Musk. Après avoir réalisé des expériences sur plus de 1 500 animaux (principalement des moutons, cochons et singes) depuis 2018, Neuralink publie en avril 2021 la vidéo d’un macaque jouant un jeu Pong grâce à un implant cérébral.

Forte de ce succès, l’entreprise d’Elon Musk obtient l’autorisation en 2023 de la FDA (Food and Drug Administration, l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux) de procéder à des tests sur les humains. Fin janvier 2024, elle annonce avoir posé un implant cérébral sur un premier « cobaye » : Noland Arbaugh. Tétraplégique depuis un accident de plongée, cet américain de 29 ans reçoit l’implant « Telepathy » de Neuralink. Grâce à lui, ce « Patient 1 » affirme en mars 2024 pouvoir manipuler une souris et jouer aux échecs, à Mario Kart et au jeu de stratégie Civilization VI. Le tout « par la pensée ».

Mais en mai dernier, Noland Arbaugh déclare commencer à « perdre le contrôle du curseur ». Les moins bonnes performances de l’implant sont dues à la rétractation d’une partie des minuscules fils qui relient la puce au cortex moteur du jeune homme. Cette rétractation a comme conséquence de réduire le nombre de bits par seconde (BPS) du dispositif, autrement dit la vitesse avec laquelle le contrôle du curseur peut être réalisé.

Les équipes de Neuralink réagissent rapidement en modifiant l’algorithme de l’implant : « Nous avons modifié l’algorithme d’enregistrement pour qu’il soit plus sensible aux signaux de la population neuronale, nous avons amélioré les techniques de traduction de ces signaux en mouvements du curseur et nous avons amélioré l’interface utilisateur. Ces améliorations ont produit une amélioration rapide et soutenue du BPS, qui a maintenant dépassé les performances initiales de Noland », peut-on lire dans un article de blog publié par Neuralink.

Des recherches à visée médicale, essentiellement

Dans ce même article, Neuralink explique que ses « travaux actuels visent à porter les performances de contrôle du curseur au même niveau que celles des personnes valides et à étendre les fonctionnalités à la saisie de texte. « À l’avenir, nous avons l’intention d’étendre les fonctionnalités de Link au monde physique afin de permettre le contrôle de bras robotisés, de fauteuils roulants et d’autres technologies susceptibles d’accroître l’indépendance des personnes atteintes de tétraplégie ». Quoiqu’en dise Elon Musk dans certaines de ses déclarations, l’intention des travaux de recherche, actuels et futurs, de Neuralink semble donc purement médicale, la jeune pousse communiquant également sur son ambition de redonner la vue aux aveugles.

Neuralink a d’ailleurs reçu le feu vert de la FDA pour implanter une puce cérébrale à un deuxième patient. L’entreprise a pour objectif de réaliser la greffe au mois de juin 2024. Et sur l’ensemble de l’année 2024, ce sont 11 patients qui devraient être opérés. D’ici 2030, l’entreprise d’Elon Musk viserait, selon Bloomberg, 22 000 implants.

Chez les deux principaux concurrents américains de Neuralink – Blackrock Neurotech et Synchron – l’orientation « santé / médecine » est également affichée. Sur le site de Blackrock Neurotech – qui vient de lever 200 millions de dollars auprès de la société de cryptomonnaie Tether – la vision affichée est la suivante : « Nous voulons que les millions de personnes atteintes de paralysie et d’autres troubles neurologiques puissent marcher, parler, entendre, voir et ressentir à nouveau ».

Chez Synchron, entreprise new-yorkaise ayant levé 75 millions de dollars fin 2022, le crédo est identique : « La technologie de Synchron vise à redonner le contrôle d’un écran tactile aux patients dont la mobilité de la main est limitée, en utilisant uniquement leur pensée. Notre technologie est conçue pour fonctionner à l’intérieur du corps afin de faciliter les tâches quotidiennes telles que la prise d’un rendez-vous médical, l’envoi d’un message à un ami ou l’achat d’un cadeau spécial ».

L’inclusion et la sécurité au travail comme objectifs pour Inclusive Brains

Pour Inclusive Brains, un autre concurrent de Neuralink, cette fois-ci français, le discours est davantage orienté « inclusion ». La start-up marseillaise développe une nouvelle génération d’interfaces neurales alimentées par l’IA générative. Sa technologie, baptisée Prometheus, est non-invasive (elle ne nécessite pas d’implant). Elle transforme différentes données neurophysiologiques (ondes cérébrales, activité cardiaque, expressions faciales, mouvements oculaires) en commandes mentales.

« Les modèles d’IA générative et les interfaces neurales multimodales d’Inclusive Brains profiteront à tous, quels que soient leurs capacités physiques et cognitives ou leurs besoins, aussi spécifiques soient-ils. La véritable inclusion consiste à développer des solutions qui aident chacun d’entre nous, sans aucune forme de discrimination. Pouvoir contrôler un ordinateur par la pensée, par les mouvements des yeux ou à l’aide des muscles du visage changera la vie d’un grand nombre de personnes paralysées », déclare Olivier Oullier, cofondateur et CEO d’Inclusive Brains, qui vient de signer un partenariat avec Allianz Trade.

« Le Groupe Allianz est un partenaire historique du Comité International Paralympique depuis 2006. Chez Allianz Trade, Prometheus est donc un projet qui nous tient à cœur et qui est pleinement aligné avec nos valeurs et nos investissements dans les sciences et l’innovation. Mais il ne s’agit là que d’une première étape : d’autres cas d’utilisation concrets sont envisagés avec Inclusive Brains, tels que le développement d’un clavier contrôlé par la pensée et l’exploitation de leurs modèles d’IA pour améliorer la sécurité au travail. Nous sommes convaincus que l’IA générative combinée à des interfaces cerveau-machine de pointe accélérera l’intégration des personnes en situation de handicap et profitera également à toutes et tous », complète Aylin Somersan Coqui, CEO d’Allianz Trade.

Les interfaces cerveau-machine, pilier de l’humain augmenté ?

Même si l’ensemble des acteurs du très prometteur marché des interfaces cerveau-machine semblent principalement cibler les personnes souffrant de handicap, un certain nombre d’observateurs s’inquiètent des potentiels autres usages vers lesquels ces technologies pourraient mener par la suite. Lors de la création de Neuralink en 2016, Elon Musk avait en effet donné une tout autre vision de ce que son entreprise allait développer.

Pour Elon Musk, l’IA représente la « plus grande menace existentielle » à laquelle l’humanité est confrontée. Pour rivaliser avec l’intelligence artificielle, le patron de Neuralink prône une amélioration drastique de nos cerveaux, dans ce qu’il appelle une « course à l’interface ». Autrement dit, si nos capacités de communication avec l’IA ne s’améliorent pas grandement, nous risquons de nous faire distancer, voire manipuler, par l’intelligence artificielle sous toutes ses formes. Le salut doit donc venir, selon lui, de la domination de « l’homme augmenté » sur la machine, et non l’inverse.

Mais la création d’humains augmentés – que certains appellent « cyborgs » – pose la question de la définition des limites de l’humain. Quand la matière organique se conjugue à des composants cybernétiques, la « créature » qui en jaillit devient capable d’accomplir des prouesses qui ne sont plus à proprement parler humaines. À quel moment l’hybridation entre l’homme et la machine fait-elle basculer l’humain vers le non-humain ? Autant de questions qui restent pour le moment sans réponse, mais sur lesquelles il faudra malgré tout un jour se pencher. En attendant, le jour où l’interface cerveau-machine remplacera au bureau le tryptique écran-clavier-souris pour l’essentiel des activités, parait encore loin.