Interview de Benoît Thieulin, président du Conseil national du numérique (CNNum)
Propos recueillis par Bruno Mouly
A la tête du Conseil national du numérique (CNNum), Benoît Thieulin est amené, avec les membres du Conseil, à se pencher sur les problématiques et les enjeux économiques et sociaux de la révolution numérique pour en émettre des recommandations aux pouvoirs publics.
Alliancy, le mag. En janvier prochain, cela fera un an que vous présidez le CNNum. Votre bilan ?
Benoît Thieulin. En mars dernier, le Conseil a été amené à se prononcer sur la neutralité du Net et nous avons recommandé d’inscrire ce principe dans la loi.
Cette neutralité, c’est un principe fondateur d’égalité vis-à-vis d’Internet, autant pour ses acteurs que pour ses utilisateurs. Cela veut dire que les fournisseurs d’accès doivent permettre à tout le monde d’aller sur la Toile, librement, sans intervention ni discrimination ou blocage. La neutralité du Net exclut ainsi toute discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise sur le réseau.
Or, il existe aujourd’hui des dérives qu’il faut prévenir. Par exemple, un opérateur avait décidé, en janvier dernier, de bloquer, quelques jours, la publicité pour ses utilisateurs.
Dans ce cas, le risque est de voir se développer un Internet à deux vitesses : l’un rapide, sans publicité par exemple, et l’autre plus envahissant. Il faut être vigilant sur l’apparition de trafics préférentiels Internet entre opérateurs et abonnés.
C’est pourquoi les critères qui vont permettre son application doivent évoluer ?
Tout à fait. La manière dont on applique cette neutralité n’est pas absolument respectée partout. Elle ne l’est évidemment pas sur les mobiles, par exemple. Il faut donc de la souplesse pour l’appliquer et l’étendre. L’essentiel est que le principe soit la règle, et les entorses de simples exceptions.
Au-delà, le principe nous a semblé tellement important que le CNNum a été saisi par le Gouvernement d’un travail de concertation sur la neutralité des grandes plates-formes, moteurs de recherche, API ou réseaux sociaux comme Google, Yahoo! ou Facebook, pour limiter les distorsions de concurrence de l’accès au réseau. C’est un énorme sujet que l’on pousse à la Commission européenne.
En est-il de même sur la question de la fiscalité, que vous préconisez de gérer à l’échelle européenne ?
Lorsque l’on constate que de nombreuses multinationales échappent à la fiscalité dans certains pays où elles sont implantées, celle du numérique est un sujet primordial. Mais mettre en place une taxe nationale sur le secteur aurait l’effet pervers de la faire supporter indirectement par les consommateurs et pénaliserait aussi la compétitivité française.
Nous avons donc préconisé de ne pas créer de nouvelles taxes au niveau national, mais d’agir dans un cadre européen et international. L’idée est de prendre une initiative fiscale européenne à cinq ou six pays, ce qui permettrait de donner à l’Europe une force supplémentaire de négociation dans le cadre des travaux de l’OCDE. Un avis que le Gouvernement suit et qu’il a soumis au dernier Conseil européen des 24 et 25 octobre.
Mais ne faut-il pas aller plus loin ?
Il faut faire travailler le monde de la recherche sur la mise en place d’assiettes fiscales pour les futurs business models du numérique. Nous allons copiloter une étude avec le Commissariat général à la stratégie et à la prospective, qui dépend du Premier ministre, pour fournir à la France des outils sur le sujet.
En attendant, il s’agit de trouver des leviers de transparence fiscale pour les géants du Net. Si l’on se penche sur ce sujet, c’est parce que l’Europe n’a pas créé ses propres grands acteurs du numérique, les équivalents d’un Google. L’Europe risque de devenir un continent de consommateurs de produits et de services conçus exclusivement à l’étranger. Lancer une véritable politique industrielle numérique en Europe est indispensable.
Sur quelles autres questions travaille le CNNum ?
Le Gouvernement nous a demandé de lui adresser des recommandations sur l’inclusion numérique*. Il existe un clivage dans les usages qui discriminent de plus en plus ceux qui ne savent pas utiliser le Net. Beaucoup de choses sont numérisées, mais pas à la portée de tout le monde.
Il est vrai que les questions d’éducation concernent aussi le CNNum….
Nous nous sommes félicités de la prise de position de l’Académie des sciences en faveur de l’apprentissage du numérique à l’école. Une nouvelle culture numérique émerge pour laquelle les gens ne sont pas formés. Il faut donc enseigner un minimum de culture générale dans ce domaine dès le primaire.
Tout le monde doit savoir ce qu’est un logiciel et comment il est conçu, par des couches de codes de langages informatiques. En Grande-Bretagne, les enfants, dès la maternelle, reçoivent des notions rudimentaires de code. Pourtant, tous ne deviendront pas développeurs…
Quels seront vos principaux chantiers pour 2014 ?
Nous allons poursuivre nos travaux sur la neutralité des plates-formes dans le cadre de la saisine qui nous a été adressée par le Gouvernement. Nous aborderons aussi les enjeux de l’accord transatlantique entre l’Europe et les États-Unis, qui s’inscrit dans cette problématique.
Nicole Bricq, la ministre du Commerce extérieur, a demandé au CNNum d’identifier les enjeux stratégiques de ce projet de partenariat dans le numérique et de lui faire des propositions visant à permettre à nos entreprises de tirer parti d’un marché transatlantique mieux intégré. Nous allons plancher sur le sujet pour rendre un avis à la fin du premier trimestre 2014. L’idée est de préserver la chance d’avoir un jour des grandes plates-formes numériques en Europe.
Comment fonctionne le CNNum sous votre présidence ?
Le CNNum vise à éclairer les décideurs publics sur les multiples problématiques du numérique. L’idée est de faire un effort de synthèse et de pédagogie sur tous les aspects d’une question en s’appuyant sur la consultation de divers organismes ou institutions spécialisés dans le domaine. Le Conseil peut être sollicité de différentes façons, soit par saisine directe du Gouvernement pour poser une question précise, soit pour lancer une concertation autour d’un thème ou pour faire de la prospective. J’ai pris un soin particulier à développer la concertation en instaurant une à deux fois par mois des rendez-vous sous la forme de journées de rencontre dénommées « Vendredis contributifs ».
Elles servent à préparer les recommandations demandées par le Gouvernement sur une problématique. Ce sont des réunions d’échanges et de réflexion collectives entre un groupe de travail du Conseil et des personnalités extérieures choisies pour leurs compétences. Ces journées sont ouvertes à tout organisme concerné par le sujet traité et même à tout un chacun qui peut faire parvenir au Conseil une contribution écrite sur le thème discuté.
* A lire ! Les pistes avancées par le CNNum, dans son dernier rapport, pour réduire la fracture numérique en France sont nombreuses. « Citoyens d’une société numérique – Accès, littératie, médiations, pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion », sur : www.cnnumerique.fr/inclusion/
Benoît Thieulin, 41 ans, est aussi un « serial » entrepreneur. Il fonde, en juin 2007, l’agence digitale La Netscouade avec quatre associés, après avoir créé le site Internet Désir d’avenir, de Ségolène Royal, en 2006. A l’automne 2007, il a également participé à la conception du site Mediapart, le site d’informations en ligne d’Edwy Plenel, ancien directeur du journal Le Monde. |
Cet article est extrait du n°6 d’Alliancy, le mag – Découvrir l’intégralité du magazine
Photo : Manuel Braun/La Nestcouade