Avec sa barbe et ses cheveux roux, Pierre Kosciusko-Morizet est l’une des « têtes » de l’e-commerce français. A 37 ans, il vient d’annoncer son départ de la direction opérationnelle du site PriceMinister 1, quatre ans après son rachat par le japonais Rakuten. Il conserve un rôle de conseiller pour l’Europe du géant du Net, dont il détaille le modèle de développement. Il en profite pour pointer le manque d’internationalisation des e-commerçants français et les difficultés existantes pour financer les start-up dans notre pays.
Alliancy, le mag. Avec PriceMinister, vous avez été l’un des pionniers de l’e-commerce CtoC 2 en France. Le CtoC est-il une forme du commerce collaboratif ?
Pierre Kosciusko-Morizet. Je suis au board du site de covoiturage BlaBlaCar, je vois bien ce qu’est le commerce collaboratif. Oui, c’est la même chose ! Sur PriceMinister, on revend à d’autres ce que l’on a chez soi… Sur BlaBlaCar, on propose une place libre dans sa voiture. C’est la même chose avec son appartement ou une chambre d’amis sur Airbnb…
Une messagerie communautaire a fait son apparition sur PriceMinister. Elle s’inscrit aussi dans cette logique ?
Depuis longtemps, nous avons constaté deux choses. Primo, plus nos clients internautes faisaient les choses à notre place, mieux c’était fait. Ensuite, moins cher ça nous coûtait ! Evidemment, il faut que ce soit pour un service meilleur. C’est le cas avec le chat communautaire.
En tant que directeur général de Rakuten Europe, quelles ont été vos missions ?
J’en ai eu trois. Faire grossir PriceMinister France et transformer le modèle Price en Rakuten. A savoir, passer d’un modèle essentiellement CtoC à du BtoBtoC. C’est fait ! Aujourd’hui, notre activité est à 75 % BtoBtoC, alors qu’en 2010, elle était à un tiers BtoBtoC et encore aux deux tiers CtoC. C’est là que la croissance était. Nous avons fait grossir le BtoBtoC en investissant beaucoup en technique, à travers plein de nouveaux outils pour les professionnels pour leur permettre de gérer leur boutique, de dialoguer avec les acheteurs, de lancer des promotions… Il y a aussi une partie commerciale avec la création de notre équipe e-commerce consultants, qui les aide à développer leurs ventes. Nous voulons aller chercher des gens qui ne vendent pas encore sur Internet et pour lesquels nous serons, parfois, le seul canal de vente Web.
Poursuivre notre développement à l’international. Dans ce but, nous avons racheté Tradoria en Allemagne – renommé Rakuten – et Play.com, en Grande-Bretagne. Même chose pour PriceMinister Espagne, rebaptisé Rakuten. Enfin, nous développons l’Autriche depuis l’Allemagne. Là, je ne parle que d’e-commerce, mais j’étais directeur général Europe pour l’ensemble des activités de Rakuten, qui comprend aussi le livre numérique avec Kobo et la vidéo avec Wuaki. Au Japon, Rakuten englobe une quarantaine de business units parmi lesquelles on trouve la logistique, le paiement sans contact, les voyages, les plates-formes de blogs…
Ce conglomérat répond-il à la structure traditionnelle des groupes au Japon ou bien ces rachats sont-ils motivés par le besoin d’avoir des postes d’observation sur des marchés stratégiques ?
Les deux ! C’est vrai que ce sont des logiques que l’on retrouve au Japon et en Corée… Après, il faut revenir à l’histoire. Rakuten est né en 1997. En 2000, le groupe est entré en Bourse et, de mémoire, a levé 1 milliard de dollars. Juste après, les marchés financiers se sont effondrés. Avec cet argent, le groupe a procédé à des rachats et créé de nombreux verticaux : Rakuten Bank, Rakuten Golf, Rakuten Travel, une « Française des Jeux » à la japonaise, un service de livraison de pizzas à domicile… Son succès est d’avoir su construire des passerelles entre ces activités grâce à la création d’un système de points de fidélité. Et comme Rakuten détient 35 % de parts de marché dans l’e-commerce au Japon, ces points valent vraiment quelque chose.
Rakuten Europe veut-il suivre le Rakuten « japonais » ou les activités développées n’ont-elles rien à voir ?
La deuxième option est la bonne. Notre développement est assez opportuniste. Ceci dit on regarde les services financiers. Or, c’est l’un des axes importants de Rakuten au Japon.
Les e-commerçants français sont-ils suffisamment internationalisés ?
Impossible d’être un gros e-commerçant sans être international. A moins d’être sur une niche. C’est la raison pour laquelle nous avons vendu PriceMinister, mais aussi celle pour laquelle le positionnement d’un certain nombre d’acteurs français me paraît compliqué à terme. Y compris pour des groupes parfois très bons dans leur métier comme Fnac, Cdiscount, Rue du Commerce… Etre local sur un marché où Amazon, Rakuten et Ebay peuvent se permettre de perdre des dizaines de millions de dollars pendant plusieurs années, cela devient vite compliqué.
La seule issue est-elle de se vendre à un géant ?
En 2008, PriceMinister s’introduisait en Bourse. Mais nous avons tout suspendu car les marchés baissaient. Puis la crise qu’on connaît est arrivée… Notre objectif était de lever pas mal d’argent pour installer PriceMinister en Europe. Cela n’a pas pu se faire, il a donc fallu vendre. Au moment de la cession, en 2010, PriceMinister faisait 15 millions d’euros d’EBIT, ce qui est bien, mais Rakuten, 1 milliard !
Amazon et Pixmania développent des activités purement BtoB. Y songez-vous aussi chez Rakuten ?
C’est déjà le cas à travers ADS. Cette affaire que nous avons rachetée fait de la logistique pour l’e-commerce. Nous donnons à nos marchands accès à ses services sous l’étiquette Rakuten Super Logistics. Cela va être de plus en plus dur pour un marchand isolé d’assumer sa logistique. Il faut de l’argent, il y a des effets de seuil et un savoir-faire qu’il est difficile de développer en interne quand on réalise quelques millions ou dizaines de millions d’euros de ventes par an.
Et des services informatiques ?
Nous n’avons pas d’offre cloud. Nous avons choisi de ne pas en faire. Les acteurs de ce marché ont déjà beaucoup d’avance.
Amazon parle de logistique prédictive. Est-ce un sujet sur lequel vous travaillez aussi au sein du groupe Big Data chez PriceMinister ?
Big data, ça veut dire : analyser des quantités de données. L’e-commerce s’est construit là-dessus. On passe nos journées à regarder ce que les acheteurs de tel produit pourraient bien acheter d’autre… On le leur suggère par mail, on le leur affiche surle site… L’efficacité sur le cross selling et l’up selling est la condition de notre rentabilité. Après, envoyer un produit à quelqu’un avant même qu’il ne le commande, ce n’est pas possible ! Aucun marchand ne peut s’amuser à avoir des retours sur des produits qui n’ont pas été commandés.
Les progrès se feront-ils uniquement sur le volume de données possibles à traiter ou également sur la façon d’en tirer parti ?
L’enjeu est d’en extraire la substantifique moelle. Une entreprise comme Tinyclues, dans laquelle Isai 3 a investi, le fait. On leur fournit plein de données clients et ils en tirent des scores de prédictibilité très précis, qui nous permettent d’envoyer nos newsletters à la bonne cible. Au lieu d’envoyer une newsletter à 10 millions de personnes, on va produire 50 news qu’on va envoyer chacune à plus que 1/50e de ce que l’on faisait avant. Au final, il y a moins de désabonnements et des taux d’ouverture et de clics plus élevés.
Isai, ce sont deux fonds. Isai Ventures, avec 35 millions d’euros, totalise une dizaine d’opérations et apporte chaque fois 1 million à des entreprises qui démarrent. Isai Expansion, avec 50 millions d’euros, s’engage sur des tickets plus élevés, allant de 2 à 7 millions, dans des sociétés déjà rentables qui veulent financer une grosse opération. Isai Expansion a fait un seul deal pour l’instant : Hospimedia, un site média BtoB, sur abonnement, pour les centres hospitaliers. Une très belle croissance. Isai Ventures a conclu 360Learning en 2013, un site qui représente un autre marché porteur, celui de l’e- learning. C’est une plate-forme technologique qui aide les entreprises dans la création de modules d’e- learning pour leurs salariés. Shopmium est une autre jolie réussite. Cette application mobile sert à récupérer les promotions en magasin et à les gérer. Isai reçoit plus de 1 500 dossiers par an. Or, nous investissons dans trois ou quatre sociétés par an. Cela rend le tri difficile…
Comment peut-on financer l’innovation en France ?
En France, la chaîne de financement démarre aux petits business angels, qui investissent de 50 à quelques centaines de milliers d’euros. Puis viennent les fonds d’amorçage, dans lesquels se range Isai. Le problème se pose quand il s’agit de lever 10 ou 20 millions d’euros. Là, l’offre de fonds est insuffisante. Résultat, les entreprises font leurs levées à l’étranger, à Londres ou aux Etats-Unis. Leurs dirigeants espèrent s’ouvrir les portes de ces marchés par la même occasion. Malheureusement, la réciproque n’est pas vraie. On ne voit jamais une boîte étrangère lever de l’argent en France, parce qu’il existe peu de fonds chez nous, mais surtout parce que la France est un petit marché.
Et les fonds publics ?
Cela fonctionne bien. La banque publique d’investissement, Bpifrance, abonde dans de nombreuses opérations. L’amorçage ne va plus être un problème en France. Le vrai sujet ce seront les appels de 10 ou 20 millions.
Quel avenir prédisez-vous au crowdfunding ?
Un fonds apporte plein de choses qu’une multitude d’angels ne peut pas apporter. Mais il existe des projets qui n’étaient pas calibrés pour les fonds et qui vont pouvoir lever de l’argent. En particulier ceux qui ne se font pas sur le Web. On trouve pas mal de business angels dans le Web, mais pour monter une affaire plus classique, on a du mal. C’est là que le crowdfunding va pouvoir aider.
Un dernier point, sur le développement d’Amazon… Pourra-t-on l’arrêter ?
Amazon a un concurrent au niveau international, c’est Rakuten. Arrêter Amazon, on s’y efforce tous les jours, mais c’est difficile. Ils sont tellement financés par une Bourse qui ne leur demande pas de faire de bénéfices ou des bénéfices qu’ils réinvestissent. Le modèle de Rakuten est différent. Nous voulons être la galerie marchande, pas l’hypermarché qu’est plutôt Amazon. Il y a de la place pour les deux modèles, mais je pense qu’il n’y a pas la place pour beaucoup d’autres. L’e-commerce, c’est un peu « winner takes all » ou disons que c’est oligopolistique : il y a deux, trois, quatre gros acteurs par pays, pas plus !
1. Le 28 avril, Pierre Kosciusko-Morizet a annoncé qu’il quittait le poste de président de PriceMinister pour en devenir directeur non exécutif.
2. CtoC (Consumer to Consumer) désigne les services d’échanges, d’achats et de ventes entre consommateurs sur Internet.
3. Isai est un fonds d’investissement dans l’Internet qui rassemble plusieurs dizaines d’entrepreneurs, dont Pierre Kosciusko-Morizet.
Photos : Nathalie Seroux / PriceMinister – Seng YAM / PriceMinister
Cet article est extrait du n°8 d’Alliancy, le mag