Introduction de l’IA dans l’entreprise : le CSE peut-il tout bloquer ?

 

Notre chroniqueur Eric Barbry revient sur la question délicate des consultations du Comité social et économique d’une entreprise quand celle-ci déploie l’intelligence artificielle en son sein. Un sujet plus complexe qu’il n’y parait.

 

Dans une ordonnance du 14 février dernier le juge des référés de Nanterre a fait droit à la demande d’un Comité social et économique (CSE) d’entreprise, de voir suspendre le déploiement d’un outil composé d’une composante IA jusqu’à la fin du processus de consultation. Cette décision fait beaucoup de bruit et pourtant, la question de l’introduction de nouvelles technologies dans l’entreprise ne date pas d’hier ! Nous pouvons mêmes remonter aux Lois Auroux de 1982.

 

Le contexte – Le rôle du CSE et l’IA

 

Pour rappel le CSE est l’instance de représentation du personnel dans l’entreprise. Il doit être mis en place dans les entreprises de 11 salariés et plus et des variantes selon le nombre de salariés. Il existe ensuite mille et une raisons de consulter le CSE. Mais l’un des fondements le plus « naturel » est sans doute celui de « l’introduction de nouvelles technologies » dans l’entreprise.

Article L2312-8 code du travail

(…)

  1. – Le comité est informé et consulté sur les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise, notamment sur :

1° Les mesures de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs ;

2° La modification de son organisation économique ou juridique ;

3° Les conditions d’emploi, de travail, notamment la durée du travail, et la formation professionnelle ;

L’introduction de nouvelles technologies, tout aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail ;

 

Même si la circulaire est ancienne, l’administration du travail a été amené à préciser que la notion de « nouvelles technologies » devait s’entendre au sens large et pouvait, notamment, englober l’automatisation, l’informatisation ou encore la robotisation. Et également que l’introduction d’une nouvelle technologie devait faire l’objet d’une consultation du CSE, peu important que la technologie soit déjà largement répandue dans le secteur d’activité ou l’économie.

Mais une consultation du CSE peut être aussi organisée au regard de fondements plus larges.

Article L2312-17 – Code du travail

Le comité social et économique est consulté dans les conditions définies à la présente section sur :

1° Les orientations stratégiques de l’entreprise ;

2° La situation économique et financière de l’entreprise ;

3° La politique sociale de l’entreprise, les conditions de travail et l’emploi

 

Il faut enfin rappeler que le CSE peut faire appel à un expert dans les trois cas suivants :

Article L2315-94 – Code du travail

Le comité social et économique peut faire appel à un expert habilité dans des conditions prévues par décret en Conseil d’Etat :

1° Lorsqu’un risque grave, identifié et actuel, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement ;

2° En cas d’introduction de nouvelles technologies ou de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévus au 4° du II de l’article L. 2312-8 ;

3° Dans les entreprises d’au moins trois cents salariés, en vue de préparer la négociation sur l’égalité professionnelle.

 

Il ne faut pas non plus oublier le rôle prépondérant du CSE dans le cadre de l’adoption du règlement intérieur et des textes associés : charte informatique, charte ou code de conduite IA… Autrement dit, le CSE intervient au plus près des transformations amenées par le numérique dans l’entreprise.

 

L’approche jurisprudentielle – Entre « oui » et « non »

 

Le débat sur l’IA et le rôle des instances représentatives du personnel a été abordé par la Cour de cassation dès 2018 (Cass. Soc. 12 avril 2018, n°16-27.866) au grand désespoir du CHSCT (l’ancêtre du CSE avant 2020) d’une banque dans le cadre de l’introduction de l’outil Watson d’IBM pour l’amélioration du traitement du courrier entrant. Plus récemment, le Tribunal judicaire de Pontoise dans le cadre de l’introduction d’un outils visant à améliorer le fonctionnement du poste des salariés en détectant et corrigeant des problèmes et de réduire le temps de résolution d’incident rencontrés par les utilisateurs, reconnaissait le bien fondé du CSE à avoir recours à un tiers expert (TJ Pontoise, 15 avr. 2022, n° 22/00134). Le 14 février dernier, le juge des référés de Nanterre a fait droit à la demande d’un CSE de voir suspendre le déploiement de nouvelles applications informatiques mettant en œuvre des procédés d’intelligence artificielle jusqu’à l’achèvement de sa consultation. Il existe même du contentieux sur le nombre de jour et le prix des tiers experts (Tribunal Judiciaire de Paris, 29 août 2024, n° 24/53515).

 

Faut-il toujours saisir le CSE ? le recours à une tierce expertise est-elle impérative ?

 

Pour faire simple, les membres du CSE répondront oui, l’entreprise répondra non. Et ce n’est pas parce qu’en tant qu’associé (et donc chef d’entreprise) je serais tenté de dire « non » que…  Dura lex, sed lex ! La réalité, c’est donc que les droits conférés aux CSE ne sont pas un « permis de chasse », ils sont encadrés par des éléments ou des questions objectives, auxquelles il faudra absolument répondre avant de trancher.

D’abord, y a-t-il « instruction » d’une « nouvelle technologie » ? Deux questions en une… tout un programme !

  • « Instruction » veut dire qu’il y a un acte positif de l’entreprise. Exit donc le rôle du CSE s’il ne s’agit que d’utiliser (ou d’interdire) ChatGPT, Mistral ou encore Deepsee
  • « Nouvelle technologie » est un terme plus restrictif qu’il n’en a l’air : on rappelera que même la Cnil considère que l’IA n’est pas nécessairement synonyme de « nouvelle technologie »

On notera par exemple que la Cour de cassation a confirmé un arrêt de la Cour d’appel de Metz qui avait retenu que la consultation du CSE n’était pas requise au simple motif d’un changement de logiciel dès lors que l’ancien et les nouveaux logiciels avaient les mêmes fonctions, faisant ressortir l’absence d’impact sur les conditions de travail des salariés. (Cass. soc., 27 nov. 2024, n°23-13.806)

Ensuite, si la réponse à cette première question est « non », d’autres doivent suivre : la mise en œuvre d’une IA s’inscrit elle dans une orientations stratégiques de l’entreprise ? Est-elle liée à la situation économique et financière de l’entreprise ou encore à la politique sociale de l’entreprise, les conditions de travail et l’emploi ?

Enfin, si le CSE est compétent, les conditions pour désigner un tiers expert sont-elles réunies ?

 

Qu’en est il des acteurs publics ?

Les acteurs publics sont aussi concernés par cette question qu’il s’agisse du Comité social d’administration (CSA) pour la fonction publique d’Etat, du Comité social territorial (CST), pour la fonction publique territoriale ou du Comité social d’établissement (CSE), pour la fonction publique hospitalière.

La compétence de ces organes semble toutefois un peu plus restrictive comme en témoigne l’article R253-21 du code de la fonction publique s’agissant du CSA qui évoque les « projets importants d’introduction de nouvelles technologies et de l’introduction de ces nouvelles technologies, lorsqu’elles sont susceptibles d’avoir des conséquences sur la santé et la sécurité des agents ». Ceci étant vrai pour le CST (article R253-25) et le CSE (article R253-29).

 

Que retenir de cette chronique ?

Vous pouvez (vous devez !) retenir au moins 3 points :

Point 1 : L’introduction de l’IA dans les entreprises est une question complexe et requiert une vraie réflexion coté employeur sur son impact et la compétence du CSE ;

Point 2 : Si le CSE apparait compétent, il est nécessaire d’entrer dans une logique de collaboration plutôt que d’affrontement ;

Point 3 : Comme il n’y a pas que le droit social dans la vie, il faudra aussi répondre à des questions connexes

  • Question 1 – Analyse d’impact ou non au regard du RGPD ?
  • Question 2 – Adoption ou non d’une charte IA ou d’un code de conduite IA ?
  • Question 3 – Evolution ou non des assurances de l’entreprise ?