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En Israël, la guerre révèle les faiblesses de l’écosystème tech du renseignement

[SERIE RISQUES & INTERNATIONAL 4/5] L’écosystème high-tech israélien s’est formé très tôt dans le sillage du choix de l’État hébreux de parier sur le renseignement électronique pour se protéger. Mais les errements et erreurs qui entourent l’attaque du 7 octobre 2023 ont mis en cause sa crédibilité et son devenir dans un contexte géopolitique inextricable.   

Nous sommes en janvier 1969, et le budget de l’État d’Israël pour l’année fiscale vient tout juste d’être adopté : près de 75% des sommes provenant des impôts seront désormais réservées aux dépenses militaires. Avec 2,2 milliards de dollars et un budget en hausse de 20% par rapport à l’année précédente, c’est le deuxième poste de dépense national après celui de l’immigration, qui concerne environ trente mille personnes par an qu’il faut loger, soigner, éduquer…

Le pays sort à peine de la Guerre des six jours (5 juin-10 juin 1967) qui l’a principalement opposé à l’Égypte, à la Syrie et à la Jordanie. Sa victoire éclair lui a offert de nouveaux territoires – péninsule du Sinaï, plateau du Golan, Cisjordanie et bande de Gaza – qu’il va falloir administrer et contrôler. Entouré de nations arabes hostiles, l’État hébreu s’est imposé comme la première puissance régionale, et les principales menaces militaires demeurent conventionnelles, comme l’illustrera la future guerre du Kippour (6-24 octobre 1973), là encore remportée par Israël. Mais les conséquences sont lourdes : malmené pendant les premiers jours d’un conflit meurtrier (2500 morts israéliens, 9500 pour la coalition arabe) qui a pris par surprise toute la classe politique et les cadres de l’armée, Israël est sous le choc. Le mythe de l’invincibilité de Tsahal et celui de l’infaillibilité des services de renseignement s’effondrent, tandis que la conquête et la colonisation de nouveaux territoires se poursuit (sud Liban, Golan syrien, Gaza, Cisjordanie…), accentuant l’isolement du pays sur la scène internationale, même si les menaces de guerre conventionnelle s’estompent. D’autres périls s’installent, avec la création du Hezbollah au Liban, la montée en puissance du Fatah de Yasser Arafat en Cisjordanie et à Gaza, celle du Hamas (parti officiellement fondé en décembre 1987)…

L’Unité 8200 et ses diplômés

Pour conjurer ces menaces et optimiser son système de surveillance, Israël va donc miser sur la technologie. L’Unité 8200, la branche la plus secrète de l’armée israélienne, en sera le symbole. Inaugurée en 1952, elle est aujourd’hui chargée des opérations clandestines, de la collecte des renseignements électroniques, du déchiffrement des codes, du renseignement militaire en général et de la guerre cybernétique. Équivalent israélien de la National Security Agency (NSA), l’Unité 8200 constitue la plus grande unité des Forces de défenses israéliennes, même si ses effectifs exacts (estimés entre 5 et 8.000) demeurent inconnus. Son centre de formation s’est imposé comme une institution d’élite dont les diplômés s’arrachent dans le monde entier, Silicon Valley en tête. Et la liste des centaines de programmes informatiques, applications pour smartphones ou entreprises de haute technologie crées par ses diplômés et vétérans donne le vertige (Viber, Wiz, Gilat, Wix, Gideon, ICQ…).

« Le réseau 8200 irrigue aujourd’hui tous les secteurs high-tech de la Silicon Wadi (bassin situé près de la ville de Haïfa, ndlr). C’est surtout un passeport pour l’emploi, qui ouvre toutes les portes. Dont celles de Sixgill, spécialisé dans l’observation des pirates qui gravitent dans le Dark Web », explique le journal suisse Le Temps (1). Considérée comme « l’équivalent de Harvard, Princeton et Yale », l’Unité 8200 constitue également un réseau d’informateur unique au monde et de collaborateurs discrets de l’armée opérant dans le privé. Ce sont ainsi trois de ses vétérans (Niv Carmi, Shalev Hulio et Omri Lavie) qui ont fondé en 2010 la société NSO, éditrice du logiciel Pegasus. Officiellement conçu pour lutter contre le terrorisme et le crime organisé, chacune de ses exportations nécessite une autorisation du ministère israélien de la Défense. En réalité, une collaboration internationale de journalistes (Projet Pegasus) révélera en juillet 2021 que le logiciel servait également à espionner des journalistes, des opposants politiques, des militants des droits de l’homme, des chefs d’entreprises, des ministres et des chefs d’État dans le monde entier, par Israël comme ses innombrables États clients (Maroc, Espagne, Allemagne, Arabie Saoudite, Rwanda…). Un scandale qui va provoquer l’effondrement du chiffre d’affaires de l’entreprise (estimé à 420 millions de dollars en 2020), et l’obliger à recentrer ses activités auprès de ses fidèles alliés, les pays membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en tête…

Un fiasco qui remet en cause l’approche high-tech

Le 7 octobre 2023, jour de l’attaque des combattants du Hamas, l’unité 8200 n’était pourtant pas opérationnelle, « à la suite d’une décision prise il y a deux ans de réduire le personnel et de suspendre les opérations pendant la nuit et les week-ends » : « Cette décision », assurait le journal « Times of Israël » le 28 novembre dernier, « a privé l’armée d’un outil essentiel pour les écoutes téléphoniques et le décryptage des codes, et semble avoir largement contribué à la confusion et au chaos qui ont empêché l’armée de réagir efficacement à l’attaque terroriste ». 

La branche militaire du Hamas avait mis au point un dispositif d’une simplicité biblique pour franchir le « mur de fer » achevé fin 2021 par Tsahal (coût total : 1,1 milliard de dollars), une barrière hi-tech de 65 km de long ceinturant Gaza, bourrée de capteurs, de caméras et de radars, finalement abattue à coups de simples bulldozers et de petits drones explosifs.

Qui aurait pu imaginer ou anticiper, ce 7 octobre 2023, l’attaque sanglante du Hamas à la frontière israélienne, le massacre indiscriminé de centaines de civils et de militaires, alors que l’organisation islamiste palestinienne était perçue comme moribonde et incapable d’un assaut d’une telle ampleur ?

En Israël, les responsables des services de sécurité, Shin Bet en tête (le renseignement intérieur en charge des territoires occupés), avaient pourtant des informations extrêmement précises sur le déroulé futur du 7 octobre. Un agent palestinien recruté dans la bande de Gaza s’était même payé le luxe de donner à ses employeurs la date quasi exacte de l’attaque, soit quelques jours après Yom Kippour, le jour du grand pardon.

Ce fiasco emblématique de l’histoire moderne du « terrorisme » ne doit pas masquer l’essentiel: en dépit des apports et des réussites incontestables du renseignement humain, ce sont bien sur les interceptions électroniques et l’approche « high-tech » qu’ont décidé de miser les décideurs israéliens et ont conduit à cet échec. « Le problème du renseignement technique est qu’il est sans doute utile pour discerner des indices d’alerte mais il ne permet pas de percer le secret des intentions », explique Alain Chouet (2), ancien chef du service de renseignement de sécurité à la DGSE. Par ailleurs, ajoute-il, « les gens du Hamas ne sont pas des imbéciles. Et sachant qu’ils sont surveillés et écoutés, ils distillent en permanence des âneries et, pour les choses sérieuses, recourent à la technique ancestrale du chameau coureur. Sur un territoire de 40 km de long sur 15 de large, ce n’est pas difficile ». Alain Chouet constate également une lente dégradation des capacités des services israéliens à mettre en œuvre de façon opérationnelle le renseignement humain, alors que l’apport de la technologie est placée au cœur de la stratégie de surveillance et de défense. Avec le chaos provoqué par l’attaque du 7 octobre et le conflit sanglant qui l’a depuis suivie, la « fuite en avant » high-tech est apparue crûment. Avec comme autre conséquence, un questionnement majeur sur le devenir de l’écosystème cyber et numérique qui s’est construit dans le sillage de l’Unité 8200, et de sa réputation internationale.

 

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