Internet des objets, impression 3D, énergie renouvelable, économie collaborative, logiciel libre… Un nouveau monde émerge, rendu possible par les réseaux sociaux, l’innovation et la culture du partage. Selon l’Américain Jeremy Rifkin, cette révolution pourrait marquer la fin du capitalisme.
Jeremy Rifkin est la coqueluche de tous les dirigeants, de François Hollande à Angela Merkel. Tous demandent à rencontrer cet économiste, sociologue, analyste, prospectiviste qui offre une perspective à l’avenir du monde. Sa « tournée » en France pour promouvoir son dernier livre* est un cauchemar pour les organisateurs. Au point que sa femme qui adore l’Europe n’a pas voulu l’accompagner, voyant l’absence de temps libre !
C’est l’une des pensées les plus agaçantes et stimulantes du monde actuel. Agaçante, car foisonnante et reprenant les thèmes qui ont permis à une partie de notre classe politique de justifier l’absence de réformes ces dernières années : la fin du capitalisme, l’écologie, la fin du travail et la défense de la semaine de 30 heures. Vieilles lunes pour certains… Mais, dans le magma contemporain de cette reprise mondiale molle et contrastée, elle permet d’entrevoir des portes de sortie à nos grandes impasses : le chômage de masse européen, la remise en cause de l’industrie par le digital et, surtout, les conséquences dramatiques du changement climatique.
A bientôt 70 ans, devenu riche grâce à ses travaux, Jeremy Rifkin reste le gauchiste qu’il fut dans sa jeunesse lorsqu’il manifestait contre la guerre du Vietnam, puis contre les géants du pétrole. Aujourd’hui, il annonce rien moins que la fin du capitalisme. Le livre a un titre peu sexy, mais il y tient : « Mon éditeur ne voulait pas de ce titre. Il pensait qu’il rebuterait beaucoup de lecteurs. J’ai tenu bon, car c’est la clé de mon raisonnement. J’ai bien fait : il est en tête des ventes. » Bien sûr, le capitalisme n’est pas près de mourir. Mais Rifkin décrit une vision à plus de trente ans.
Coût marginal zéro. La nouvelle société qu’il décrit repose sur la combinaison de la révolution du digital et de la révolution de l’énergie. La combinaison des deux va bouleverser les rapports économiques et sociaux. Commençons par le cœur du raisonnement : le coût marginal zéro. Dans le monde d’Internet, le coût de production marginal des biens ou des services peut se ramener à zéro. Exemple : qu’est ce qu’un livre numérique sinon un bien devenu service, une fois dématérialisé ? Ses coûts initiaux (droit d’auteur, composition) sont réduits, mais une fois en ligne, il peut être reproduit autant de fois qu’on veut pour un coût nul. « C’est le point ultime des économies d’échelle. »
De nouvelles pratiques sociales. Internet a permis le développement de pratiques et même de relations sociales nouvelles. « Cela avait commencé avec Napster, qui reposait sur les échanges entre pairs. On le voit avec les Mooc (lire aussi page 58), qui rassemblent des centaines de millions de personnes dans le monde. Le crowdfunding, certes encore marginal, permet à des investisseurs de se passer des banques ou d’intermédiaires parce que l’appel de fonds repose sur la confiance. A coût marginal zéro. C’est le grand mouvement de l’économie collaborative. Regardez ce qui se passe dans les transports : chez vous, la SNCF se lance dans le covoiturage !
Une nouvelle révolution industrielle. Une révolution industrielle combine toujours des mutations technologiques dans la communication, l’énergie, le transport. Au XIXe siècle, la combinaison du télégraphe et du charbon a bouleversé le monde des transports et toute l’économie qui en a découlé. Le XXe siècle a vu l’électricité centralisée et la télévision. Aujourd’hui, Internet permet une révolution de l’énergie. « Nous venons de vivre la fin d’une époque avec le collapse du système financier. Nous sommes dans une période convulsive avec un modèle économique en devenir. » Chaque industrie est confrontée à de nouveaux acteurs, plus petits et entreprenants. En Allemagne, 25 % de l’électricité vient du grid. Dans cet univers, la courbe ressemble à celle des puces, les coûts fixes sont élevés, le coût marginal est nul : que coûte le soleil ? Rien !
Monopoles. « Oui, cela suscite de nouveaux monopoles comme Google, qui est un agrégat de contenus. Mais la love affair est terminée. Le public demande de nouveaux concurrents, les régulateurs et gouvernements vont prendre leurs responsabilités. Nous avons besoin d’une autorité globale au service de la société civile. Il faut un Digital Bill of Rights, qui protège la vie privée, la sécurité, les contenus. Je soutiens cette initiative à fond. Tout cela prendra du temps, des intérêts s’affrontent. Mais cela viendra. C’est ce qui s’est passé dans l’histoire du capitalisme avec les pétroliers, les compagnies de transport et de télécommunications. »
Décentralisation. L’économie qui naît ne doit pas être centralisée. L’Allemagne l’a compris, la Chine aussi, qui investit massivement et a mis de nombreux ingénieurs au pouvoir. L’Europe doit se réformer pour ne pas manquer le train de cette révolution industrielle et sociétale. Il faut faire les réformes du travail, c’est sûr ; mais ce n’est pas suffisant. La France dispose de formidables atouts ! Les meilleurs spécialistes de l’énergie (EDF, GDF-Suez, Areva, mais aussi Schneider Electric, Rexel, Spie…). Elle compte de grands acteurs dans la construction (Bouygues, Vinci…), et de grands transporteurs-logisticiens. Il n’y a pas de raison que la France ne rejoigne pas l’Allemagne. Qu’elle ouvre les portes !
Faire bouger les mentalités. Il faut une révolution (« a shift ») des mentalités. L’accès à la mobilité, par exemple, ne reposera plus sur la propriété, mais sur l’usage. On éliminera peut-être 80 % des véhicules neufs, surtout si nous allons vers la voiture sans chauffeur. Mais c’est un gisement d’emplois considérable dans les infrastructures, comme dans la santé, l’éducation ou l’environnement… Le transfert énergétique vers le micro power peut concerner des millions de personnes.
La survie de la planète. Beaucoup de grandes compagnies se réorganisent autour de cette notion d’économie circulaire. C’est une question de survie de l’humanité. Citez-moi un sujet plus important que le changement climatique, la survie des espèces animales et, in fine, celle de l’espèce humaine ? Mes idées sont discutables, mais il n’y a pas de plan B pour sauver la planète.
* « La Nouvelle Société du coût marginal zéro », éditions Les liens qui libèrent (2014).
Références
En 1977, il crée avec Ted Howard, une fondation de prospective The Foundation on Economics Trends, sur l’impact des changements scientifiques et technologiques sur l’économie, le travail, la société et l’environnement.
Il est également le fondateur de la Third Industrial Revolution Global CEO Business Roundtable, table-ronde permanente qui réunit plus d’une centaine de spécialistes et dirigeants mondiaux des industries de l’énergie, du BTP, du transport ou de la logistique…
Influent sur les politiques publiques américaines et européennes, il conseille notamment l’Union européenne, l’Allemagne et, en France, la région Nord-Pas-de-Calais.
Il est l’auteur d’une vingtaine de best-sellers, dont « La IIIème Révolution industrielle » (LLL, 2011).