Jumeau numérique : RTE révolutionne la gestion de ses actifs industriels

En annonçant renforcer son partenariat avec l’entreprise Cosmo Tech, spécialisée dans la modélisation de systèmes complexes, RTE prouve que ses choix réalisés il y a quelques années en matière de simulation ont payé. Le gestionnaire de réseau de transport de l’électricité entend donc transformer plus encore sa gestion de ses assets industriels et leur maintenance. Le point avec Gabriel Bareux, directeur de la R & D et Serge Blumental, ingénieur, responsable du programme gestion des actifs de RTE.

Alliancy. Pourquoi une entreprise comme RTE s’est-elle intéressée aux technologies de jumeau numérique ?

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Gabriel Bareux, directeur de la R & D et Serge Blumental, ingénieur, responsable du programme gestion des actifs de RTE

Serge Blumental : RTE dispose d’un grand réseau, avec de très nombreux kilomètres de ligne, qui a été construit par grandes vagues historiques. Nous avons une dette technique croissante que l’on doit donc résorber, avec la nécessité d’investir continuellement dans le réseau. C’est un défi majeur de notre plan stratégique, car si l’on ne change pas le dimensionnement de nos politiques de renouvellement, nous allons nous retrouver face à une falaise financière infranchissable.

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Historiquement, nous considérions nos actifs industriels, comme les pylônes, les conducteurs, les postes électriques… de façon autonome les uns des autres, sans les croiser. Or, les contraintes pour l’entretien du réseau croisent, elles, des contraintes et des enjeux humains, financiers, techniques… C’est pour cela que nous avons décidé de modéliser cette complexité à l’aide d’un jumeau numérique.

Gabriel Bareux : Notre problématique, c’est la confrontation d’arbitrages de court et long termes, entre OPEX et CAPEX. D’un point de vue technique, il parait par exemple évident qu’il faut repeindre régulièrement nos pylônes pour les protéger de la corrosion et prolonger leur durée de vie. Mais quand il y a des économies à faire, une entreprise a tendance à restreindre ces postes de dépenses avec une vision de court terme. Sans savoir toujours trouver le bon équilibre. Avec notre modélisation, nous avons ainsi pu prouver qu’il fallait doubler, voire tripler, l’effort en termes de peinture pour prévenir la corrosion, car cela était beaucoup plus rentable à long terme. Ou à l’inverse, nous avons pu voir quand il était plus rentable de tout simplement changer certaines classes de pylônes. Nous avons pu dérouler les stratégies possibles, preuves à l’appui pour discuter avec le régulateur (la CRE, ndlr) des hypothèses concrètes.

A quel point l’usage d’un jumeau numérique pour la modélisation change votre métier ?

S.B. : La modélisation est un exercice complet, difficile, qui oblige à se reposer des questions que l’on ne s’est pas forcément posé par le passé. Donc oui, elle implique un changement de nos pratiques, d’autant plus qu’au-delà de ce projet sur la prévention de la corrosion, la CRE nous a demandé d’élargir cet usage à d’autres politiques de gestion d’actifs. Un bon exemple est l’entretien des postes sous enveloppe métallique. Le gaz aux propriétés isolantes que nous utilisons peut finir par fuir, et alimenter l’effet de serre ; c’est donc de notre responsabilité de vérifier que nos méthodes d’entretien soient les plus appropriées pour empêcher cela.

G.B. A terme, tous les équipements sont potentiellement concernés : toutes les liaisons aériennes et les postes électriques, que ce soit au niveau de la charpente, des transformateurs ou des éléments de contrôle commande. Ce qui est intéressant dans cette politique de gestion d’ensemble, c’est qu’elle amène une réflexion croisée justement. Faut-il agir par poste entier ? Par grand ensemble ? Faut-il remplacer une seule technologie partout d’un seul coup ? Quelles sont les conséquences pour chaque choix ? Nous devons pouvoir choisir nos combats car nous sommes face à l’un des systèmes globaux les plus complexes jamais construit par l’Homme, comme l’a rappelé l’Académie des Sciences aux Etats-Unis. Or, si l’on veut réussir la décarbonation de nos économies, il faut revoir tous ces fondamentaux dans les 30 ans à venir. Un défi énorme sur lequel il ne vaut mieux pas se tromper…

Il n’est donc pas seulement question de coûts dans cette équation : quels sont les indicateurs que vous regardez ?

S.B. Nous avons effectivement une mission de service public qui nous oblige à voir plus large que le seul impact financier. Nous « valorisons » donc les autres aspects de la problématique : nous affectons un coût élevé à l’énergie qui n’est pas distribuée, si le réseau est mis en défaut par exemple. De même pour le risque sur la sécurité : quand une ligne tombe par terre, c’est un danger à quantifier pour les personnes. Nous quantifions également les dangers pour l’environnement : gaz à effet de serre, pollution des produits utilisés, conséquences d’un incendie… Nous enrichissons de plus en plus ce référentiel de conséquences sur tous les axes.

Comment vos équipes s’emparent-elles de ces nouvelles capacités ?

G.B. Nos équipes font de la gestion d’actifs depuis longtemps sur la base de leurs expertises traditionnelles mais en utilisant un outil de type tableur. Passer sur un outil jumeau numérique, cela veut dire penser différemment la data, pour pouvoir comprendre et challenger les simulations. C’est à la fois un changement de compétences et de comportement, de posture. Il y a une part d’appréhension de la part de certains experts qui ont peur de se faire « voler » leur expertise par l’outil. Or, compte tenu des sujets, on aura toujours besoin d’experts, mais il faut qu’ils soient formés, et par la suite recrutés, différemment.

S.B. L’outil génère des volumes extrêmement importants de données, en plus d’une collection déjà riche de tableaux de bords. Pour tirer pleinement profit de la simulation, il faut se donner les moyens de les exploiter en termes de datascience, ce qui implique des compétences plutôt rares. Ce n’est pas seulement de l’expertise métier sur les assets industriels qui est utile. L’appropriation est un enjeu important pour les mois à venir, car au départ nous avons utilisé le jumeau numérique comme un instrument de R&D. Mais à partir du moment où l’on va généraliser la pratique à toute notre politique de gestion des assets, cela dépassera ce cadre pour toucher de nombreux experts. Le nombre et la variété des utilisateurs, avec des usages plus ou moins développés, augmente considérablement. A ce stade, les premiers retours sont cependant très positifs. La prise en main a lieu et les équipes ont même intégré des usages que nous n’avions pas mis en place, sur les données patrimoniales !

Quels sont pour vous les prérequis pour qu’une entreprise tire vraiment parti d’une telle technologie ?

G.B. L’industrialisation, c’est-à-dire la généralisation de l’approche, implique deux défis. D’abord un défi IT, c’est-à-dire passer de la R&D à l’appropriation par les équipes de la DSI. L’autre enjeu c’est l’appropriation par les équipes métiers, ce qui nécessite un accompagnement adéquat. Ensuite, du point de vue des données, il faut noter que RTE a fait de gros efforts depuis le début des années 2000 pour décrire finement son réseau et ses actifs. Ce sont nos données patrimoniales ; elles ne sont pas parfaites car beaucoup ont été saisies à la main. Il va donc falloir transcrire les données dans l’outil mais surtout gérer l’imperfection ou l’incomplétude : être tolérant aux erreurs, les détecter et les corriger. Il n’est toutefois pas nécessaires de n’avoir que des données parfaites pour faire une simulation ! On peut se permettre une certaine imperfection. D’autant plus que dans notre outil, nous n’intégrons pas que les données patrimoniales : il y a aussi les données de compétence et de disponibilité des équipes, celles sur l’importance stratégique des ouvrages… Il faut avoir cette matière première riche pour tirer parti de la modélisation.

L’éclairage de Michel Morvan, co-fondateur et président de Cosmo Tech

Après avoir été directeur scientifique et vice-président de l’innovation pour le groupe Veolia, Michel Morvan a co-fondé en 2010 Cosmo Tech (ex-The Cosmo Company), spécialiste de la modélisation      des systèmes complexes, dont l’activité s’est progressivement orientée vers les jumeaux numériques simulables. « J’ai la conviction que nous sommes aujourd’hui dans le siècle de la complexité : nous voyons de l’incertitude et de l’interdépendance partout. Toutes les entreprises sont face à une injonction paradoxale : développer leur résilience et mener des réductions de coûts massives. La seule manière d’y répondre, c’est d’avoir de la visibilité sur l’impact des décisions grâce à la simulation notamment », souligne le dirigeant.

L’entreprise travaille avec RTE, mais également Renault ou Michelin sur des enjeux de manufacturing et de supply chain. « Plutôt que de vouloir simplifier la complexité, il faudrait la voir comme une chance, car c’est cette granularité dans les activités qui porte un énorme potentiel de valeur.  Maîtriser cette granularité d’action permet de savoir comment agir précisément sur la complexité et trouver ainsi de nouvelles opportunités. » défend-il.  Et les résultats sont au rendez-vous : « Nous avons appliqué le même jumeau numérique que celui utilisé par RTE pour la gestion de l’obsolescence des robots dans les usines de Renault. Sur un plan de maintenance de 10 millions d’euros en moyenne par an, l’entreprise a vu qu’elle pouvait le diminuer selon les ans de 50 à 80 % dans 3 usines différentes sur les 5 prochaines années ».