Biljana Kaitovic est devenue en 2022 la directrice générale adjointe, en charge du numérique et des technologies de l’information d’ENGIE. Elle décrypte pour Alliancy les changements profonds qui ont eu lieu ces dernières années dans le groupe français et ceux qui doivent encore être mis en œuvre.
Cet entretien est issu de notre série d’interviews « What’s next, CIO ? » qui revient tout au long de l’année sur les priorités et visions d’avenir des CIO stratèges
Quels sont les meilleurs leviers pour les chief information officers qui veulent transformer une grande organisation, en ayant une finalité business ?
Le rôle du CIO n’est pas la même aujourd’hui qu’il y a 10 ou 20 ans. Pour avoir travaillé depuis longtemps au croisement des deux mondes, IT et business, je vois plusieurs changements significatifs qui ont modifié les leviers que nous pouvons activer pour aider nos organisations. En premier lieu, le périmètre s’est élargi : en sus des activités typiques liées aux opérations de l’infrastructure IT et des systèmes applicatifs, nos missions intègrent aujourd’hui souvent la data, la transformation digitale et la cybersécurité, qui pour de nombreuses organisations couvre l’OT en plus de l’IT. Cela implique un changement des attentes, mais aussi d’état d’esprit pour la CIO et pour toute l’organisation IT. C’est devenu obligatoire pour pouvoir être « business first » et non plus « technology first », et ne plus simplement être réactif et répondre aux demandes.
Il y a plusieurs leviers pour être proactifs et de véritables partenaires du business afin d’avoir un impact sur le compte de résultat de l’entreprise. Le premier est de chercher là où l’innovation améliore l’expérience client, contribue à l’augmentation du chiffre d’affaires ou à la réduction des coûts. En parallèle, le CIO doit rendre possible l’agilité… et il ne s’agit pas seulement de mettre en place les méthodes agiles, mais plutôt de rendre toute l’organisation adaptable face à des changements permanents. Cela passe en particulier par le fait de pouvoir s’appuyer sur une architecture IT flexible et capable de passer à l’échelle.
Enfin, il y a un levier majeur aujourd’hui et pour l’avenir, c’est le fait d’être un leader pour amener la prise de décision « data driven » dans l’entreprise. Pour toutes les entreprises qui ne sont pas digital native c’est souvent l’un des plus grands défis. Travailler la qualité de la data, créer la gouvernance appropriée… c’est un défi majeur. Il est facile de dire depuis quinze ans que la donnée est le nouvel or noir, mais traduire cela opérationnellement est beaucoup plus complexe. Deux facteurs peuvent maintenant permettre au CIO de faire la différence en la matière. D’abord, il est devenu plus simple de montrer ce qu’apportent des données de qualité et bien organisées. Illustrer avec des résultats business se fait plus naturellement : il suffit de regarder la liste des entreprises par capitalisations boursières pour voir que celles qui réussissent sont très bonnes en gestion de la donnée. Ensuite, nous pouvons tirer parti de la démocratisation de l’intelligence artificielle. Les gains de productivité et avantages compétitifs peuvent être au rendez-vous… uniquement si vous pouvez avoir confiance dans vos données et leur qualité. Petit à petit, les métiers comprennent donc que « les systèmes IT et les applications passent, mais que les données, elles, restent ».
Votre présence au comité exécutif n’est-elle pas en soi le signe d’un changement profond ?
Cela fait quelques temps que la transformation digitale est un sujet comex. Le rôle du CIO a évolué en parallèle. Ce sont les deux faces de la même pièce, qui conduit à de plus en plus de C(D)IOs rejoignant le comex. Mais avoir une vision du numérique centrée sur la valeur plutôt que sur le « coût de l’IT », implique un sponsoring actif de l’ensemble des membres du comex, pas seulement une place à la table du comex. Notre priorité doit être d’impliquer activement les équipes business. D’expérience, les transformations numériques échouent souvent à délivrer la valeur promise, et la plupart du temps cela vient d’un manque de sponsorship au plus haut niveau ainsi que le manque de conduite du changement. Pour réussir, les équipes business et digitales doivent travailler main dans la main, telle une seule équipe, et ceci à tous les niveaux.
Si avec la démocratisation de l’intelligence artificielle, tout le monde devient un « challenger » des propositions IT, l’inverse est aussi vrai : le CIO peut être plus facilement un challenger des propositions des entités business. Notre vocabulaire a également évolué : « profit and loss », valeur, processus métiers, flux de travail, collaborateurs…
Quels sont les projets actuels au sein d’Engie qui ont selon vous le plus d’impact sur la transformation de l’entreprise ?
Engie est un groupe mondial de référence dans l’énergie bas carbone et les services, qui s’est donné pour objectif d’atteindre le « Net Zéro Carbone » d’ici 2045 et d’accélérer la transition énergétique. Alors que nous étions historiquement un groupe très décentralisé, nous avons mis en place un modèle plus intégré, notamment en nous recentrant sur 30 pays, et en nous organisant autour de quatre « Global Business Units », soutenues par des fonctions supports de poids. Dans ce contexte, je distingue quatre catégories de projets qui ont beaucoup d’impact.
D’abord, la transformation de notre système d’information en tant que tel. Nous modernisons l’infrastructure IT, en accélérant notre move-to-cloud, en adoptant une architecture zero trust et en nous appuyant sur un réseau modernisé SD-Wan. Aujourd’hui, 60% de nos workloads sont déjà sur le cloud, c’est plus que la moyenne des grands Groupes français, et nous continuons à aller plus loin pour débloquer davantage d’économies d’échelle et de résilience.
Ensuite, il y a les projets qui permettent l’industrialisation de nos services numériques. Nous sommes en phase de convergence de notre très large portfolio d’applications, tout en harmonisant les processus à l’échelle du Groupe. Nous menons par exemple une importante transformation ERP, qui va nous permettre de passer de 80 plateformes existantes à une seule. Nous sommes aussi en train de créer une approche globale pour nos services aux différents métiers du groupe, afin de les harmoniser.
La troisième catégorie de projets recouvre la voie pour être vraiment data-driven. Nous avons déjà une bonne architecture data, et de très bonnes approches de gouvernance de la data, mais elles ne sont pas encore visibles partout dans l’entreprise. Avec l’accélération IA, cet investissement de fond n’est plus une idée intangible pour nos différents business qui voient la connexion claire entre le data management, la qualité des données, et le fait de pouvoir tirer parti de l’IA.
Enfin, le quatrième axe consiste à mener des projets de transformation numérique dans différents secteurs d’activité, à la fois en termes d’innovation de nos modèles commerciaux, mais également en termes d’excellence opérationnelle, d’amélioration de l’expérience des clients et des collaborateurs… Le tout dans le but de stimuler la croissance de l’entreprise et de maintenir nos avantages compétitifs.
Avez-vous des exemples pour illustrer ce dernier point ?
J’en donnerai deux, qui ont en commun d’être lié au développement de nouveaux business, ce qui nous donne la possibilité d’être pour une fois « digital native » sur ces activités. C’est le cas pour nos activités de stockage d’énergie par batteries qui est un secteur où la concurrence est de plus en plus forte… C’est également vrai pour nos activités de mobilité verte. Pour ces deux activités, il est fondamental d’avoir les bonnes données au bon moment, connectées et intégrées aux autres systèmes et flux de données, afin de permettre de prendre les bonnes décisions et accroître la rentabilité. Si nous ne parvenons pas à le faire, ces actifs ne seront pas aussi précieux qu’ils pourraient l’être. Il s’agit donc d’étendre le modèle d’affaires en le faisant passer d’une vision cloisonnée à une approche transversale entre plusieurs lignes d’activités, tout en étant centré sur les données nécessaires à chacune de ces activités. Pour les batteries par exemple, ce sera tous les éléments détaillés liés à leur état de santé et à leur décharge opérationnelle à des moments spécifiques, tout en tenant compte des signaux du marché.
Vous avez mentionné l’impact de la démocratisation récente de l’IA. Quels sont vos principaux usages ?
Nous déployons l’IA tout au long de la chaîne de valeur de l’entreprise. En amont, nous utilisons des analyses prédictives pilotées par IA pour optimiser la performance de nos actifs, tels que les parcs éoliens, les champs solaires ou les batteries. C’est lié à la maintenance prédictive, mais cela va plus loin en utilisant différents algorithmes pour nous aider à repérer les écarts éventuels, puis à déterminer les actions immédiates ou planifiées qui sont nécessaires pour améliorer les performances.
L’IA nous aide aussi à mieux prévoir la production de nos actifs d’énergie renouvelable, dont la production est par nature intermittente. Prédire correctement la production devient donc très important, tout comme anticiper la consommation. Pour cela, nous utilisons différents ensembles de données, notamment des données météorologiques, car en fonction du climat, la production d’énergie varie. De plus, selon la météo, les comportements des clients évoluent : ils ne chaufferont ou ne refroidiront pas leur maison de la même manière… Avec nos données opérationnelles, nous cherchons à obtenir des prévisions aussi précises que possible, ce qui influence nos décisions commerciales, notamment en matière de gestion des risques, etc. Ce type d’innovation numérique est donc étroitement lié au compte de résultat !
Qu’en est-il de l’IA générative ? Les gains de productivité sont-ils à la hauteur de ce qui est régulièrement promis ?
Dans le cas de l’IA générative, nous nous concentrons principalement sur l’augmentation des capacités de nos employés dans différents rôles. Nous avons activé Microsoft Copilot pour tous nos employés, soit près de 100 000 personnes. Nous avons 26 % d’utilisateurs réguliers, ce qui est logique car nous avons aussi une grande partie de nos effectifs composés de travailleurs manuels, non-cadres. Mais la majorité de nos employés « de bureau » utilisent Copilot.
Nous avons également déployé le Copilot GitHub pour tous nos développeurs logiciels, et nous constatons une augmentation du taux d’acceptation des suggestions de code proposées par l’IA. L’adoption a pris plus de temps que prévu et a nécessité une approche structurée de l’intégration. Nous prévoyons un gain de productivité de 40 % et, pour l’instant, nous constatons qu’elle se situe autour de 15 à 20 %, en particulier chez les développeurs très expérimentés.
En dehors des équipes de développeurs, quels sont vos autres cas d’usages ?
Nous avons également augmenté les capacités de nos agents de centre d’appels, en leur fournissant des e-mails générés par l’IA ou des suggestions en temps réel lors des appels. Maintenant, nous appliquons aussi cela aux opérations avec des techniciens sur le terrain, par exemple, pour qu’ils puissent obtenir rapidement les informations nécessaires sans avoir à rechercher dans de nombreux documents. Ce cas d’utilisation a été déployé pour environ 100 techniciens en France et, s’il est concluant, il sera étendu. Dans un contexte opérationnel, nous sommes plus prudents pour éviter les risques pour la sécurité et nous assurer que les solutions sont bien testées et fiables.
Du côté client, nous proposons aussi des solutions comme des chatbots pour améliorer l’interaction avec les clients sur des questions concernant leur consommation d’énergie et leur efficacité énergétique. Nous utilisons des plateformes de données et d’IA pour améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments, des territoires et des industries, ce qui contribue directement à nos objectifs de développement durable ainsi que ceux de nos clients.
Qu’est-ce qui pourrait débloquer le potentiel de productivité de l’IA générative ?
À ce stade, le plus difficile est d’assurer ou de réfléchir à une intégration profonde de l’IA dans les processus clés. Il ne s’agit pas seulement de se concentrer sur l’IA générative, mais de considérer l’IA composite — c’est-à-dire les capacités de l’IA générative en lien avec le machine learning, l’analyse avancée — comme un ensemble, et de penser à la manière de l’intégrer dans les processus essentiels pour transformer les modes de travail et les flux de travail, et non simplement l’utiliser comme un outil pour faire ce que nous faisons aujourd’hui, peut-être avec 10% d’efficacité en plus. Je pense que ce sera un grand défi, ce qui m’amène à un deuxième point : l’importance de changer la culture et les mentalités.
Dans les entreprises non digitales, nous devons veiller à ce que les personnes de tous les services, au-delà des fonctions digitales et IT, deviennent plus à l’aise avec l’utilisation et la gestion des données. Elles doivent comprendre la notion de propriété des données et en être aussi responsables que de leurs actifs physiques. Elles doivent également être suffisamment familières avec le digital pour, par exemple, créer leurs propres agents IA pour automatiser leurs propres flux de travail. Mais pour que les gens en arrivent là, ils doivent être assez compétents sur le plan numérique, intéressés et confiants dans leur capacité à le faire. Alors, nous pourrons débloquer des niveaux de productivité beaucoup plus élevés.
Face à ce « besoin d’IA », que pensez-vous de l’enjeu de sobriété numérique ?
C’est une très bonne question. Nous constatons que l’IA est très gourmande en énergie. ENGIE est un leader des Power Purchase Agreements qui permettent de fournir à de grandes entreprises comme les « Big Tech » une énergie 100% renouvelable et ainsi de contribuer à leurs objectifs de décarbonation.
Un autre point important est de s’assurer que les solutions que nous créons avec cette technologie soient appliquées pour nous aider à résoudre les enjeux de décarbonation. Dans le domaine de l’énergie, comme je l’ai mentionné précédemment, nous croyons que les technologies numériques, l’IA et les données seront essentielles pour l’ensemble du système énergétique, qui joue un rôle central dans la transition énergétique de nos sociétés.
Cela peut paraitre un peu paradoxal : il faut investir dans plus de centres de données pour avoir plus d’IA, mais nous pensons que cette IA, intégrée aux bons systèmes et outils, va nous aider à accélérer le développement de nouvelles idées et de nouvelles technologies pour la transition énergétique, résultant en un impact positif.
Lors de notre dernier évènement « What’s Next, CIO ? », la préoccupation principale qui est ressortie a été celle de la difficulté du passage à l’échelle de l’IA. Qu’est-ce qui peut faciliter la vie d’une grande entreprise en la matière ?
Quand vous êtes un Groupe mondial, et décentralisé comme Engie l’était, alors le passage à l’échelle devient un art. Il n’existe pas de formule magique, et sur des sujets comme l’IA, il s’agit déjà de susciter l’enthousiasme. Si vous vous concentrez sur la valeur de la solution et que vous êtes capable de la démontrer explicitement — car il y a tant de mythes et de malentendus—, alors il sera difficile pour le plus grand nombre dans l’entreprise de ne pas être intéressé.
Avec cela, l’un des changements que nous avons dû apporter dans l’esprit de nos équipes est la révision de certains principes architecturaux. Aujourd’hui, notre mantra est devenu : « Réutiliser avant d’acheter, acheter avant de construire ». Autrement dit, développez vous-mêmes uniquement s’il n’y a rien d’autre dans l’ensemble du portefeuille que vous pouvez réutiliser, et s’il n’y a rien que vous puissiez acheter sur étagère. Ce principe s’applique à la plupart des solutions, mais clairement pas pour ceux dont l’avantage concurrentiel significatif est lié au maintien des connaissances en interne. Dorénavant, nous sommes fiers de reproduire rapidement une solution existante et de la mettre en œuvre, plutôt que d’en développer une nouvelle. Cela crée un effet de passage à l’échelle, car vous êtes récompensé pour démultiplier la valeur ajoutée.
Ensuite, il est évident qu’il faut une gouvernance adéquate pour passer à l’échelle. Si vous maintenez toutes les conversations au niveau local, cela pourrait ne jamais se concrétiser. Il est donc essentiel de relever le niveau des décisions, parfois au comex ou juste en dessous, pour trancher sur les processus à harmoniser et sur les outils à utiliser pour soutenir cette standardisation. Cela implique d’être sélectif quant à ce qui est vraiment prêt à être mis à l’échelle ; tout ne doit pas nécessairement l’être. Nous devons identifier précisément quelles sont les solutions et les processus harmonisés globalement et ceux pour lesquels chaque marché, entité ou pays a besoin de liberté pour s’adapter aux besoins locaux.
Enfin, le troisième point est de briser les silos de données. Dans une entreprise décentralisée depuis un certain temps, chaque unité commerciale peut avoir sa propre manière de nommer, stocker et injecter des données. Là aussi, il faut générer de l’enthousiasme dans les métiers pour briser ces silos. Pour cela, nous travaillons avec nos partenaires de l’écosystème pour construire une solide architecture de données et veillons à ce que les propriétaires métiers soient impliqués. Il est crucial d’avoir une propriété claire des données et une gestion des données de référence robuste afin de relever ce vieux défi des silos.
En résumé, les entreprises qui peuvent intégrer l’IA dans leurs opérations de base, construire une base numérique résiliente et favoriser une culture axée sur les données seront les mieux placées pour saisir tous les avantages de la transformation numérique et conserver un avantage concurrentiel sur la durée.
Crédit Photo : Olivier Martin Gambier