L’Etat français a lancé un appel d’offres concernant les territoires de soins numériques (TSN). Trois à cinq projets seront retenus parmi la vingtaine qui sera déposée. Lors du World of Health IT, organisé par Himss Europe à Nice, début avril, la question du partage des données des patients fut centrale.
Un patient disposant d’un dossier médical unique accessible et partagé par l’ensemble des professionnels de santé à l’échelle d’une région ? C’est tout l’objet du projet « Territoire de soins numérique » (TSN) déposé auprès du ministère de la Santé par les établissements de santé du Languedoc- Roussillon. A ce jour, il n’existe pas de dossier partagé. Un patient pris en charge par le Samu pour un accident de ski à Font-Romeu (Pyrénées-Orientales) et qui, pour raisons médicales, doit être transféré vers Montpellier (Hérault), voit éditer deux dossiers médicaux. Dans cette région, le Samu compte en effet cinq systèmes d’information différents qui ne communiquent pas entre eux, pour autant de départements. Une divergence dévoreuse de temps, entraînant des doubles saisies souvent vecteurs d’erreurs et de confusions, pouvant – mieux vaut en rire – mener au plâtrage de la mauvaise jambe…
A Montpellier, le CHU (2 800 lits, 10 000 salariés environ) a mis en place, au début de l’année 2013, un nouveau système d’information (SI) sous la houlette de Bruno Guizard, le directeur du service. Ce SI, déployé par Medasys, fut le premier système dématérialisé en mode SaaS (Software as a Service), pour un établissement de santé français, les données étant hébergées par Orange Healthcare. « Pour s’adapter au mieux aux pratiques des utilisateurs, il ne faut pas de spécificités, mais un outil qui parle au plus grand nombre, avance Bruno Guizard. Le “spécifique” tue le SI car, à la fin, si une personne ne s’approprie pas l’outil, c’est le papier qui gagne ».
Désormais, au CHU de Montpellier, prises de sang, radiologies, prescriptions pharmaceutiques, résultats biologiques, observations médicales et dossier social sont consultables par tous – suivant un niveau d’accès et de confidentialité prédéfini – et en temps réel, sur un dossier unique. Jusqu’au début 2013, chaque service disposait d’un dossier papier… Les données n’étaient pas alors croisées. « L’installation de ce nouveau système a changé la pratique médicale, les échanges renforçant la précision des prescriptions. 95 % des données (analyses sanguines, prescriptions, durée d’hospitalisation, etc.) sont automatiquement versées au dossier du patient. Si ces champs ne sont pas remplis, on ne peut éditer le dossier. Seules les conclusions liées à la sortie du patient sont personnalisées, ce qui représente un gain de temps et d’efficacité énorme », affirme, sans détour, le docteur David Morquin, président de la délégation informatique hospitalière du CHU. « A ce jour, il nous reste à informatiser la prescription connectée, précise Guillaume Du Chaffaut, directeur des affaires générales du CHU de Montpellier. Aujourd’hui, un bon de papier accompagne encore la prise de sang envoyée au laboratoire pour analyse. »
Vers une généralisation à la ville
Côté sécurité, les entreprises opérant dans le secteur de l’hébergement de données médicales doivent remplir des obligations particulières prévues par le ministère de la Santé. « Nous autorisons nos clients à mandater des sociétés opérant des cyberattaques contre notre système afin de tester notre fiabilité », explique Denis Damey, directeur du développement infogérance et cloud chez Cheops Technology. Outre l’arrêt de la double saisie, l’instantanéité de l’information et la permission d’appréhender le patient dans sa globalité, l’implantation d’un tel système – après appel d’offres – devrait permettre au CHU de Montpellier d’obtenir un retour sur investissement de 30 millions d’euros sur dix ans de contrat, dès trois ans d’exploitation. « A l’issue de la troisième année, nous prévoyons un boni de 15 % [même si certaines économies sont davantage estimées que calculées, ndlr] en plus du retour à l’équilibre », avance Bruno Guizard. Ce qui est réalisé au CHU de Montpellier, le groupement de coopération sanitaire, monté dans le cadre du TSN, prévoit de l’étendre aux médecins de ville, aux cliniques privées et mutualistes… afin d’assurer un meilleursuivi dans le parcours de soins du patient. Mais l’italien Massimo Mangia, responsable e-santé à la Ferdersanita-Anci, (équivalent de la fédération hospitalière de France) a expliqué au World of Health IT (WoHIT), organisé à Nice début avril, dans le cadre d’une conférence du Cercle des décideurs numérique & santé, que certains points sont à améliorer. Et d’émettre des réserves : « Dans certaines régions, comme l’Emilie-Romagne, les médecins de ville ne font plus d’ordonnances. Elles sont transmises informatiquement à la pharmacie. Cela peut poser un problème, car nous n’avons pas, pour l’heure, de solutions permettant au malade de choisir quelle ordonnance il souhaite montrer ou non à un pharmacien plutôt qu’à un autre. »
Une poignée d’entreprises seulement a pu postuler à l’appel d’offres montpelliérain aux vues de l’ampleur du chantier. Au goût du ministère de la Santé, il y a en France trop de PME dans le secteur du SI hospitalier. Présent à Nice, Yannick le Guen, adjoint à la direction générale de l’offre de soins au ministère de la Santé, a déploré une offre déstructurée sur le SI : « Il faut la rationaliser ! Il y a trop d’acteurs. On compte 500 logiciels dans le domaine de la médecine chirurgie et obstétrique (MCO) pour cinq domaines de fonctions. » Une analyse semblable à celle formulée par Thierry Zylberberg, vice-président exécutif d’Orange Healthcare : « Dans le domaine de l’informatique hospitalière, avec 200 fournisseurs de solutions SI, le marché n’est pas stable. La plupart des acteurs sont microscopiques… Il faudrait dix acteurs dans le domaine des SI pour faire émerger des champions sur un marché mature, comme peut l’être le marché français. »
Peu de subventions européennes
Il existe à ce jour de nombreux appels à projets dans le cadre européen permettant de financer les PME et leurs projets liés à la santé numérique. Ainsi, Guillaume Fusai, de la direction générale pour la recherche et l’innovation au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, explique que les Français déposent encore peu de projets auprès de Bruxelles. « On perd 600 millions d’euros par an, déplore-t-il. Dans le prochain programme- cadre de recherche et de développement (PCRD) 2014-2020, 7,4 milliards d’euros, soit environ 1 milliard par an, sont consacrés à la santé. Or, lors du précédent PCRD, la France n’est arrivée pour la santé, qu’en septième position, en ne glanant que 5,2 % des crédits. » Et le fonctionnaire d’inviter les entreprises à consulter régulièrement le site de l’Union européenne (www.horizon2020.gouv.fr), et à se rapprocher de leur conseil régional qui gèrent désormais les enveloppes délivrées par l’UE.
De ces recommandations, Arnaud Houette sourit. Voilà quelques années, il a revendu Capsule, la PME qu’il avait créée en 2004 (40 millions d’euros de chiffre d’affaires), à un fonds américain. Le tour de force de cet éditeur de logiciels, qui représentait 70 % du marché sur son secteur avant son rachat : il était capable de faire converger dans un dossier, sous un même protocole, des données techniques du patient (poids, rythme cardiaque, données de pneumologie…) qui, a priori, étaient de formats non compatibles. « Nous n’avons jamais touché une seule subvention », se satisfait l’ancien dirigeant, aujourd’hui à la tête d’Extens, un fonds d’investissement français dédié aux TIC Santé.
Une interopérabilité qui fait défaut
La compatibilité des protocoles entre logiciels et systèmes d’information… le défi semble himalayesque. « Dans le domaine des télécoms, l’interopérabilité est la base. Entre opérateurs, nous nous mettons d’accord sur des standards parfois avant même que les produits soient créés, détaille Thierry Zylberberg, d’Orange Healthcare. Ce n’est pas le cas dans le médical où la diversité des protocoles est un cauchemar ! La collision des deux galaxies n’est pas évidente. » « Il faut absolument changer de stratégie, abonde Joan Cornet, ex-directeur général de TIC Salut, un organisme du département de santé du gouvernement catalan à Barcelone. Si on continue à avancer ainsi sans structuration de filières auprès de grands acteurs, et autour de standards prédéfinis, on aura des innovations intéressantes, mais qui ne fonctionneront que dans leur coin. Autrement dit, l’e-santé ça ne marchera pas. »