Le numérique à la conquête des océans

Que ce soit en pleine mer, à quai, dans les ports ou sur les chantiers de construction navale, l’impact du numérique sur les activités maritimes ne peut plus être ignoré. Du métier de navigateur individuel aux enjeux industriels, le grand Bleu devient  un océan de données et de nouvelles formes de communications. Tour d’horizon.

« Les similitudes entre la mer et le cyberespace sont nombreuses. L’une comme l’autre permet de véhiculer richesses et marchandises sur de nombreuses routes et, l’une comme l’autre, a posé des questions complexes de souveraineté. Au XIXe siècle, corsaires, pirates et utopistes parcouraient les océans. Aujourd’hui, nous les retrouvons sur Internet ». Cette comparaison poétique vient du vice-amiral Arnaud Coustillière, officier général à la cyberdéfense au sein du ministère de la Défense, invité à prendre la parole lors des premières Rencontres parlementaires Cybersécurité & Milieu maritime, tenues mi-février à Paris. « 90 % des échanges commerciaux internationaux passent par la mer. En France, l’activité économique du maritime emploie plus de monde et génère plus de richesses que l’automobile ! Les activités scientifiques sont colossales, l’essentiel des molécules de demain sont encore au fond des mers, de même pour les ressources énergétiques », illustre ainsi Henri d’Agrain, directeur du Centre des hautes études pour le Cyberespace (CHECy) et ancien officier de marine pendant vingt-sept ans. De quoi expliquer en partie l’organisation ce moisci par le CHECy d’un colloque, intitulé « Les enjeux de la transformation numérique du monde maritime », en partenariat avec le Groupement des industries de construction et activités navales (Gican) et le Centre des études stratégiques de la marine (CESM).

Navigation assistée

Un terme a d’ailleurs été retenu pour attirer l’attention des ScreenHunter_236 Nov. 05 10.20 acteurs de tous horizons : « marétique », soit la contraction de maritime et numérique. Il a été utilisé pour la première fois par la CCI du Havre lors de la création du cluster Marétique en 2012. Ce regroupement de professionnels du maritime et des technologies, de laboratoires de recherche, de pôle de compétitivité ou encore d’établissements d’enseignement supérieurs a pour but de favoriser l’émergence d’une « dynamique numérique » à tous les niveaux du milieu maritime.

Le numérique, lui, n’a pas attendu… Il « s’infiltre » de toutes parts dans des métiers qui pour certains ont plusieurs centaines d’années. Du voilier jusqu’au gigantesque porte-conteneurs, navigateurs et marins ont vu leur quotidien évoluer. Eric Defert, un skipper français qui prépare sa participation au Vendée Globe 2016, le tour du monde en solitaire qui commencera en décembre, le rappelle : « Les trois principaux changements se jouent au niveau de la navigation, de la sécurité et de la cartographie. Par exemple, si les pilotes automatiques ont toujours été là, les puissances de calculs actuelles permettent de se reposer sur eux sans perdre de vitesse ou presque. »

ScreenHunter_237 Nov. 05 10.21 De même, la plupart des voiliers bénéficient de nombreux capteurs, qui servent à faire évoluer leurs trajectoires en permanence au plus efficace, selon les courants ou le vent. « Par ailleurs, aucun  navigateur ne part plus en mer sans lecteur de carte numérique. Cela a énormément démocratisé la pratique et une connaissance experte de la cartographie n’est plus forcément nécessaire », relève le sportif, qui note que l’AIS (Automatic Identification System), système de géolocalisation par radio des navires, des stations, du trafic maritime, a changé la donne en matière de sécurité.

Enfin, le skipper devient surtout un communicant : plus question de proposer un simple projet sportif à des sponsors. Il faut de la retransmission vidéo en direct, pour attirer un public de plus en plus large. C’est le sens du projet français Neptulink, mené par Microwave Vision Group (MVG), qui consiste à rendre accessible la 4G jusqu’à 20 000 nautiques des côtes. « Un client comme la Britanny Ferries peut ainsi partager plus facilement sa connexion pendant un trajet avec tous ses passagers. De même, des missions scientifiques comme celles menées par l’Ifremer* profitent de la 4G pour faire remonter énormément de données depuis les navires. Sans compter la possibilité offerte aux scientifiques et marins de faire de la visioconférence avec leur famille », raconte Yann Toutain, en charge du projet chez MVG.

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L’Eugen Maersk, énorme porte-conteneurs de la compagnie danoise Maersk Line, s’est rendu dans le chenal du port du Havre, en février dernier. Ces bateaux peuvent transporter, en pleine capacité, de 13 500 à 14 500 boîtes. © Meretmarine.com

Des drones sur les océans

Dans un tout autre domaine, avec la numérisation ScreenHunter_235 Nov. 05 10.13 croissante, un tonnage important ne signifie plus forcément des effectifs nombreux, y compris pour les militaires. « Une frégate multimission (Fremm) de 140 mètres de long et de 6 000 tonnes ne nécessite plus que 150 hommes, contre près de 250 pour de précédentes versions, explique Jean-René Spagnou, RSSI de DCNS, leader mondial du naval de défense. Aujourd’hui, un navire est tout simplement rempli d’informatique. Que ce soit pour les systèmes de navigation, de conduite ou de combat. Et, comme dans une usine, on trouve énormément de systèmes Scada à bord. » Facteur d’efficacité accru certes, cet état de fait est aussi source de risques. Ce qui n’empêche pas de nombreux constructeurs de se poser sérieusement la question du « cargo-drone », un navire sans équipage à la manière de ce qui est devenu une réalité pour l’automobile.

En Europe, l’Allemagne et la Norvège essaient de prendre de l’avance, notamment grâce à des soutiens de l’Union européenne (3,5 millions d’euros pour le projet Munin par exemple). Au Royaume-Uni, Rolls Royce s’est positionné, avec d’ores et déjà, un projet sur le papier pour évaluer les possibilités d’une réalisation concrète pour la marine marchande. Des simulations ont été réalisées par l’industriel qui voit des économies partout : navires plus légers qui consommeraient moins, plus de place pour le fret et moins de frais liés aux hommes. Le tout au grand dam des principaux syndicats du secteur…

La France, elle, n’est pas en première ligne sur le sujet. Si l’armée a commencé les tests du Sterenn Du, drone de surface spécialiste de lutte antimines, en 2011, la vision nationale diffère légèrement, comme le prouve le lancement le 18 mai d’un nouvel appel à projets « Navire du futur » par le gouvernement. Opéré par l’Ademe (http://bit.ly/1FBl94S), il s’inscrit dans le cadre des solutions pour une Nouvelle France industrielle, dévoilée récemment par Emmanuel Macron. Le numérique y tient une place d’accompagnement, d’aide à la décision, tout en étant vu dans le cadre d’une démarche écologique. La France a travaillé, par exemple, sur un projet de « passerelle numérique », à base de réalité augmentée – proche dans sa conception d’un cockpit d’avion. Un officier de quart, chargé d’une manœuvre d’entrée au port, peut ainsi voir – en surimpression sur l’eau, la « cinématique », c’est-à-dire le déplacement de son bâtiment, pour mieux l’anticiper.

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Du constructeur naval français DCNS, ce navire de guerre de type Fremm (Frégate européenne multimission) assure une série de missions de combats antiaériens, notamment la lutte sous-marine et de combat de surface. © Eric Houri

Une feuille de route marétique

Mais la problématique pour les acteurs du milieu maritime ne saurait être seulement technologique. « Il faut inscrire ces sujets numériques noir sur blanc pour attirer l’attention de nos membres, des industriels, même si cela peut paraître au départ loin de leurs activités quotidiennes, reconnaît Marie-Christine Méchet pour le Gican. Il faut les attirer notamment vers de nouvelles méthodes de construction, vers des procédés plus collaboratifs et agiles, qui vont avec la culture numérique. Nous espérons mettre en place bientôt une vraie feuille de route marétique, mais il faudra que l’Etat accompagne le mouvement aussi à son niveau. »

Enfin, « il y a des ruptures de modèles partout. Pourquoi les activités maritimes en seraient exemptées ? Va-t-il y avoir un nouvel entrant qui va tout bousculer comme Uber a pu le faire sur son secteur ? », interroge Henri d’Agrain. Le numérique chamboule, on le sait… Des initiatives originales apparaissent, à l’image de la location de bateau entre particuliers proposée par la start-up Boaterfly, qui vient de lever un demi-million d’euros. « A l’avenir, toutes ces activités se structureront autour de la génération de grandes masses de données. Mais qu’en feront précisément les acteurs maritimes ? », poursuit Henri d’Agrain. 

Car l’enjeu est bien d’imaginer de nouveaux services. Cela fait des années que Mercator Océan se pose la question. Ce centre français d’analyse et de prévision océanique, créé en 1995, filiale commune du CNRS, de l’Ifremer, de l’IRD, du Shom et de Météo France, modélise les mers à l’aide de données satellites et de près de 3 500 bouées dispersées sur les océans. De quoi optimiser le parcours de navires pour économiser un fuel précieux ou, pour la marine militaire, de capitaliser sur cette connaissance pour mieux cacher ses sous-marins. « Nous assistons à une vraie explosion de l’activité, témoigne Bertrand Ferret, DSI de Mercator Océan, basée près de Toulouse, avec des quantités de données et des puissances de calcul qui n’ont plus rien à voir avec le passé .» La société, qui vient de se doter d’un supercalculateur Bull de 30 teraflops de puissance, estime qu’il lui faudra réaliser 650 millions d’heures de calcul annuelles en 2024, contre 27 millions aujourd’hui. De quoi donner un autre sens à l’expression big data.

A terre, le numérique optimise la logistique

A quai, les ports également se retrouvent au cœur d’un large processus de transformation, notamment autour des questions logistiques. Comment, par exemple, optimiser la gestion et le déplacement de milliers de conteneurs de marchandises ? « Pour schématiser, on peut dire que ça bouchonne, constate Marie-Christine Méchet. Le problème est très concret : c’est l’attente d’arrivée à un quai qui pose problème, puis l’hinterland, le transport qui va permettre d’évacuer les conteneurs vers les terres. Les voies, ferroviaires et fluviales, sont vite saturées. »

Charge donc au numérique de changer la donne et de fluidifier les flux. Le sujet n’est pas nouveau, depuis une décennie, les ports – menés par  Marseille-Fos et Le Havre – se sont fédérés autour de AP+, un logiciel – Cargo Community System – à dimension nationale qui permet une gestion trimodale de la marchandise sur un hub portuaire. En connectant tous les systèmes d’information des utilisateurs de la plaque portuaire à la même plate-forme, l’ensemble des opérations de sortie d’un conteneur a été ramené à 24 heures, contre plusieurs jours auparavant. « Reste que les acteurs portuaires sont encore dotés d’une faible culture numérique. Concrètement, c’est un véritable patchwork de PME, avec peu de moyens et,  surtout, un vrai retard technologique  », précise Jérôme Besancenot, chef du service du développement des SI du GPM Havre.

Pour l’ensemble de ces acteurs comme ailleurs, le salut passera peut-être par l’open innovation. A voir, par exemple, la multiplication de projets autour des lunettes connectées… STX France s’est ainsi appuyé sur le centre de recherche Clarté et l’IRT Jules Verne pour expérimenter sur les applications industrielles de la réalité augmentée. Sur le terrain, au milieu d’un chantier, des lunettes, voire des casques à visière connectée, doivent permettre aux personnels d’accéder à de l’information supplémentaire : comment saisir le plus efficacement une pièce encombrante ? Où la placer ?… De leurs côtés, DCNS et Polm Studio (photo) ont été récompensés par notre Grand Prix Alliancy 2015, également pour un projet de lunettes connectées (http://bit.ly/1BWut2M). Celles-ci permettent à un intervenant en chantier d’être lié à un opérateur à distance, pour recevoir des informations utiles à son activité, sans s’encombrer les mains ou perdre le temps de consulter d’abondantes documentations. Et pour pousser ce produit de télédiagnostic, DCNS qui compte des milliers d’ingénieurs en R&D, est allé chercher une start-up de 10 personnes, basée à Angoulême (Charente), spécialiste du jeu vidéo. Une démarche bien différente des habitudes d’un tel acteur industriel, mais dont le succès appelle déjà à être reproduit pour d’autres projets.

*Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer.

Des lunettes connectées

lauréats du Grand Prix 2015 Alliancy_lemag

L’industriel DCNS (à gauche, Stéphane Conty, Manager Purchasing Strategy & Upstream innovation) et la start-up Polm Studio (Frédéric Pedro, CEO) ont reçu le Grand Prix Alliancy 2015 pour leur projet de lunettes industrielles connectées. Et, pour soutenir le développement  de son projet, Polm Studio a lancé en juin un emprunt  de 100 000 euros sur le site de crowdfunding des PME Lendopolis.com.

Retrouvez les lauréats d’Alliancy sur : https://www.alliancy.fr/alliancy-le-prix/entreprises/2015/03/17/alliancy-le-prix-recompense-3-laureats-en-2015