François Raynaud est le directeur des systèmes d’information et du Numérique à la Direction Commerce d’EDF SA. Alors que son entreprise met en œuvre la méthode SAFe d’agilité à l’échelle, il revient sur les niveaux d’exigence que cette transformation implique au quotidien pour tous dans l’organisation.
Alliancy. A quel point votre quotidien a-t-il changé avec « l’agile » ?
François Raynaud. Plus une entreprise devient numérique et agile, plus la qualité de production devient le pilier d’appréciation des équipes SI/Numériques. Autrement dit, on est légitime au quotidien si on sait tenir la production. Cela a des conséquences importantes pour la DSI ou la Direction Numérique, sur leurs compétences et organisations. Il y a encore quelques années, la séparation SI et métier était nette, chacun intervenait séparément ou presque et en séquence. En mode Agile à l’échelle, le travail est simultané et a tendance à focaliser l’énergie de tous sur le très court terme : il est donc encore plus nécessaire de coconstruire une vision commune à horizon 12-18 mois voire au-delà.
Pour prendre une comparaison avec la conduite automobile, disons qu’en cycle en V, on était dans une conduite de jour avec une visibilité à longue distance et peu d’autres véhicules sur la route alors, qu’en Agile à l’échelle, on roule sur une route de nuit en feux de croisement donc en visibilité réduite à courte distance avec de nombreux autres véhicules autour, ce qui rend nécessaire une bonne coordination et, de temps en temps, de mettre un coup de feux de route pour visualiser la trajectoire à suivre. En termes d’organisation au sein de l’entreprise, le passage à l’Agile à l’échelle revient à positionner trois niveaux de co-construction entre Métiers et SI/Numérique : la stratégie à long et moyen termes (Portfolio), la priorisation + arbitrage à moyen et court termes (Value Stream) et la mise en œuvre (Trains). Ce fonctionnement implique que tout le monde s’aligne : les frontières classiques disparaissent.
Et au niveau individuel, quelles sont les conséquences ?
François Raynaud. Quand on fait de l’agile, on raccourcit le temps. Cela a pour conséquence que les gens autour de la table, qui composent la fameuse « pizza team », doivent apporter très efficacement des réponses aux questions qui se posent pendant la durée d’un sprint. Cela signifie notamment qu’il n’y a plus le temps d’aller chercher loin l’information sous peine d’échouer à la fin du sprint. Donc les équipes cherchent à augmenter rapidement leurs niveaux de compétences et de connaissances. Cela fait presque une décennie que les équipes IT sont « mises sous tension » pour apprendre à développer plus vite face à la pression de la transformation. Le fait d’entraîner également les équipes fonctionnelles dans les « sprints » est, par contre, nouveau pour les équipes Métiers qui doivent s’adapter très rapidement. Du cycle en V à l’agilité et au DevSecOps, ces changements de méthodes de travail ont parfois été difficiles pour les équipes SI et ils s’étendent maintenant en peu de temps aux Métiers. Il faut que ceux-ci se mobilisent aussi, apprennent à « granulariser » d’avantage leurs besoins, à plus les prioriser par la valeur et à décider beaucoup plus vite.
Le choc est important et, de plus, il coupe significativement les lignes managériales des lieux d’actions/décisions jusqu’à casser les organisations métiers traditionnelles : le fonctionnement matriciel devient une quasi-obligation.
Comment fait-on en sorte de ne pas provoquer du désengagement ?
François Raynaud. En premier lieu, cette ambition passe par une formation des comités de direction, afin de faire comprendre les implications de l’Agile à l’échelle et d’obtenir le sponsorship de la part des dirigeants métiers au sein de l’organisation. Ensuite, la conduite du changement doit être la même appliquée aux métiers et aux équipes SI/Numériques. Il faut absolument créer un accompagnement unique car les formations sont l’occasion de créer un lien et une culture commune entre Métiers et SI/Numérique ! Une formation commune permet aussi d’unifier le message des « coachs » et d’éviter d’avoir de nombreuses variantes autour de « l’agile ». L’agilité à l’échelle est quasiment comparable à une approche d’orchestre : plusieurs pupitres mais un seul tempo et une seule partition où tout est millimétré, c’est extrêmement important pour la cohérence des équipes qui avancent en parallèle. Il est normal qu’au démarrage, les équipes SI soient sur-représentées, mais la tendance s’équilibre progressivement. Côté DSI et pour partie côté métier, le rôle des managers a été également revu en 2019 pour qu’ils n’agissent plus directement sur le « delivery » en tant que tel. Celui-ci est de la responsabilité des EPIC Owners, des Business Owners ou des Product Owners, etc. Les managers, eux, doivent vérifier avec leurs salariés (pour la DSI à raison d’environ 2h d’entretien par mois), si ceux-ci sentent qu’ils ont les bonnes compétences et s’ils se sentent efficaces dans leur activité. A défaut, des plans de formation ou d’accompagnement se mettent en place entre manager et salarié pour que chacun s’adapte le plus efficacement à la transformation. C’est à toutes ces conditions que l’on fait vraiment émerger un partenariat solidaire entre SI et métier. C’est beaucoup plus exigeant que de simplement se déclarer « business partner » mais c’est aussi beaucoup plus efficace pour l’entreprise !
Où en êtes-vous concrètement aujourd’hui ?
François Raynaud. Sur la partie BtoB, nous avons environ 50 équipes autonomes ou regroupées en « trains », coordonnées par un même « Product Increment planning (PI) ». Cela représente plus de 200 personnes qui se coordonnent tous les 10 semaines sur les 30 semaines à venir. C’est une méthodologie qui fait ses preuves mais les exigences sont nombreuses. Nous portons donc une attention particulière à la fatigue que cela peut entrainer dans la durée pour les salariés qui enchaînent les sprints PI après PI. Ce n’est pas à prendre à la légère. Il faut prendre le temps de se caler, prévoir les moments de respiration, et ne pas tout le temps se retrouver tous les 15 jours dans une course éperdue au bouclage du sprint (plus facile à dire qu’à faire). En parallèle, pour éviter des prises de décisions trop focalisées sur le court terme ou des choix problématiques dans la durée, il est essentiel de repartager très régulièrement, et plus souvent qu’avant, la stratégie globale à moyen/long terme et de s’assurer que les équipes se l’approprient.
Quels KPI estimez-vous intéressants de surveiller durant cette transformation ?
François Raynaud. Comme avant en cycle en V, on doit évidemment vérifier les KPI de valeur attendue de chacun des portefeuilles. Cependant, il faut également regarder du côté des indicateurs d’amélioration de l’usine de production SI/Numérique. Quelle est sa vélocité ? Combien de défauts en production ? Par ailleurs, pour la transformation en elle-même, il est nécessaire d’avoir des indicateurs d’engagement individuels et collectifs. Nous regardons les ROTI (retour sur le temps investi, ndlr) sur les différentes cérémonies agiles par exemple. Et est-ce que les équipes arrivent à être transparentes, à partager ce qu’elles pensent vraiment, prend on en compte leurs retours ? Au-delà de nos indicateurs « locaux », nous bénéficions au niveau du Groupe EDF d’une démarche annuelle très structurée et suivie qui s’appelle le MyEDF. C’est une enquête destinée notamment à mesurer l’engagement des salariés et les faire s’exprimer sur l’évolution de leur cadre comme de leurs conditions de travail. Les résultats de MyEDF sont analysés dans chaque unité et en global par le COMEX qui demande des plans d’actions de progrès sur les items en dégradation ou trop bas. C’est un indicateur de plus mais très utile également car il donne les tendances et permet de mesurer l’évolution sur plusieurs années.