Nicolas Nelson, le CIO et DSI d’Air France* revient sur ses priorités actuelles et à court terme, après la crise sanitaire qui a conduit à l’effondrement du trafic aérien dans le monde entier et pour toutes les compagnies. Une situation qui impose d’être souple et réactif dans tous les mécanismes de fonctionnement.
Cet article est extrait du guide « Nouvelles priorités de la DSI : face à la crise , quels messages stratégiques porter au Comex ? » Découvrez les autres témoignages de DSI.
Alliancy. Quel est votre périmètre d’action au sein du groupe Air France-KLM en termes de systèmes d’information ?
Nicolas Nelson. Nous sommes une entité très centralisée, qui gère l’informatique de l’ensemble du groupe, pour les deux compagnies aériennes Air France et KLM. Nous travaillons pour tous les métiers, qui vont du personnel d’enregistrement à l’aéroport, les équipages, les équipes de maintenance technique, le cargo, mais aussi les activités de marketing, la finance, la gestion de programmes, la gestion de flottes… Le transport aérien a une complexité élevée en termes de besoins informatiques (avec des millions de passagers) et une variété de situations très riches.
Comment se compose l’équipe IT ?
Nicolas Nelson. L’équipe compte environ 3 000 collaborateurs, dont 1 400 basés en France (Paris, Toulouse et Sophia Antipolis) et 900 à Amsterdam (Pays-Bas) ; auxquels s’ajoutent des assistants maîtrise d’ouvrage dans les métiers du groupe (Paris et Amsterdam). On sert les 65 000 collaborateurs d’Air France-KLM, mais nous avons aussi beaucoup de prestataires extérieurs qui utilisent nos systèmes dans les différents aéroports.
Notre stratégie de sourcing est un mix interne/externe. Nous avons une structure de collaborateurs internes et l’on fait aussi appel à des prestataires extérieurs, soit au travers de services managés, soit à travers des activités d’assistance technique qui nous renforcent ponctuellement. Certains pans d’activité sont positionnés depuis longtemps chez des fournisseurs extérieurs. Les plus connus sont Amadeus, spécialisé dans la réservation et la vente de billets en ligne ; et Sita, une société de services IT spécialisée dans l’industrie aéronautique, dont les systèmes sont importants dans la performance de nos propres applications. Nous faisons en général appel à des partenaires sur des domaines technologiques ou des activités de services particuliers.
Sur quel périmètre intervenez-vous ?
Nicolas Nelson. Nous gérons au total 100 000 postes de travail, répartis dans le monde entier. Ces dernières années, tous nos personnels de front office ont été dotés de tablettes Ipad pour être en proximité directe avec les clients et avoir accès rapidement à des informations essentielles. Nous avons une problématique de couverture mondiale, sur plus de 250 sites au total, avec une exigence opérationnelle élevée (7 jours/7, 24 heures/24) sachant qu’il y a toujours des avions en vol, des enregistrements en cours et des clients à traiter quelque part. Tous nos systèmes doivent tourner en permanence et nous avons un niveau de sécurisation et de redondance élevé qui nous permet de garantir une disponibilité de 99,9 % pour environ 200 applications critiques sur un parc de 2 000. Nous disposons également de nos propres datacenters (3 paires), à Amsterdam, Toulouse et Nice, qui se répartissent les infrastructures correspondantes à nos différentes activités. Nous sommes dans une stratégie de cloud hybride et utilisons ponctuellement des services extérieurs en ouvrant nos datacenters et des passerelles avec des providers de cloud public ou des activités en mode SaaS.
[bctt tweet= » Nicolas Nelson (Air France) « La réduction de voilure est très forte, avec des budgets coupés d’environ de moitié, uniquement sur la base du maintien en condition opérationnelle de nos systèmes. » #IT #DSI #NUMEP » username= »Alliancy_lemag »]Comment la crise du Covid-19 vous a-t-elle concrètement touchés ?
Nicolas Nelson. De manière extrêmement brutale, avec à la fois une évolution très rapide de la situation et un aboutissement de l’effondrement du trafic aérien dans le monde entier et pour toutes les compagnies. En quelques semaines, nous avons dû abaisser notre programme de plus de 95 %, puisque les frontières se sont fermées, que les mesures de restrictions se sont multipliées, hors les 300 000 personnes que nous avons pu rapatrier au début du confinement. Aujourd’hui, il y a une légère reprise du marché domestique, mais nous restons très bas en termes d’activité, sur les marchés internationaux, européens ou longs courriers.
Quelles sont vos perspectives de reprise ?
Nicolas Nelson. La courbe est plate, avec une remontée lente, et l’on espère revoir nos niveaux d’activité de 2018 vers 2023, 2024, voire au-delà. La situation dans laquelle nous sommes, d’activité fortement réduite, est totalement nouvelle et imprévue. Notre environnement concurrentiel est également totalement nouveau, puisque toutes les compagnies aériennes ont été frappées de la même façon… Certaines se sont déjà mises en faillite, ou annoncent de profondes restructurations. On peut donc prévoir que le paysage concurrentiel va énormément bouger, avec toute une série d’incertitudes par rapport au niveau de concurrence, de guerre tarifaire éventuelle, de réouvertures de liaisons ou pas…
Comment êtes-vous organisés en interne ?
Nicolas Nelson. Nous avons immédiatement mis en œuvre les mesures de confinement et de sécurité qui étaient imposées à tous. Tout le monde était en télétravail et en activité partielle, sauf quelques opérateurs essentiels dans nos datacenters. Nous avons également fourni les moyens d’accès à notre système d’information à tous les collaborateurs du groupe qui en avaient besoin (ordinateurs portables ou fixes, accès VPN, outils collaboratifs…). Les volumes de visioconférences pendant cette période ont été jusqu’à dix fois supérieurs à ceux d’une période normale. Par exemple, nos dirigeants ont beaucoup utilisé les webcasts pour communiquer en interne. Au final, nous avons réussi à offrir un service de bonne qualité à tous et avons pu négocier avec nos fournisseurs des volumes d’accès supplémentaires.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile durant le confinement ?
Nicolas Nelson. Il a fallu répondre rapidement à des besoins inattendus. Par exemple, nous avons eu un abattement brutal de notre programme de vols. Ce qui a entraîné une inadaptation de tous nos outils prévisionnels et de tous les outils de dimensionnement de nos activités et de gestion de ressources… Ils n’étaient pas conçus pour travailler dans les volumes nouveaux qui étaient les nôtres. Très rapidement, nous avons dû outiller les directions opérationnelles de solutions nouvelles ou répondre, en termes de développement, à des sollicitations particulières de l’ARS notamment.
Autre cas de figure, nous avons annulé des milliers de vols et l’on s’est retrouvé avec un afflux de demandes de remboursement de billets qu’il a fallu gérer dans l’urgence… Nous avons développé des automates de traitement qui ont permis à nos centres de relation client de traiter plus rapidement les demandes. Nous avons également mis en place des fonctions d’analyse, de recherche opérationnelle pour imaginer ce que pourrait être la reprise… Il a fallu être souple et réactif dans nos mécanismes de fonctionnement pour appuyer les directions métiers dans ces opérations.
Comment voyez-vous aujourd’hui la sortie de crise ?
Nicolas Nelson. La situation financière étant ce qu’elle est, nous nous sommes mis au niveau le plus bas possible de dépenses, en faisant partir tous nos sous-traitants, sauf là où il n’y avait pas d’alternative. La réduction de voilure est très forte, avec des budgets coupés d’environ de moitié, uniquement sur la base du maintien en condition opérationnelle de nos systèmes. Cette chute brutale a été maîtrisée et l’opérationnel a continué à se dérouler sans anicroches. La consigne est désormais de dépenser le moins possible ! Si on choisit de redémarrer une activité, il faut le faire avec une analyse claire des impacts financiers comme des enjeux qui sont derrière. C’est donc une problématique de décision par rapport aux demandes émanant des différentes directions métiers et elles sont nombreuses…
De quel ordre sont-elles ?
Nicolas Nelson. De trois types. Dans le contexte de la crise, d’être capable de réagir et d’apporter des solutions et des améliorations rapidement. Ensuite, des évolutions avec des business cases et des ROI rapides. Enfin, des projets de transformation de moyen terme qui s’inscrivent dans le plan de redémarrage et de restructurations du groupe… Nous sommes aujourd’hui dans une phase de dialogue avec les directions métiers pour établir la liste de priorités et les faire arbitrer à un niveau élevé dans l’organisation, sachant que l’on travaille sur la base d’exceptions.
Comment est organisée la DSI aujourd’hui ?
Nicolas Nelson. Nous sommes encore sur la base du maintien en condition opérationnelle avec les équipes au minimum. Tous les projets sont gelés. Tous les prestataires sont partis sauf quelques exceptions. Nous avons renégocié tous les contrats possibles et, si l’on redémarre des activités, nous le faisons de manière très prudente, d’abord en ajustant le taux d’activité partielle des équipes internes, et seulement si besoin, en prenant de prestations en complément.
Comment retient-on les talents dans ces conditions ?
Nicolas Nelson. Beaucoup d’entreprises connaissant des difficultés comme nous et dans nos bassins d’emploi, notamment à Toulouse ou à Sophia Antipolis, le marché n’est pas aussi dynamique, ni attractif qu’il pouvait l’être avant la crise. Tout le monde est un peu attentiste actuellement. A nous d’avoir un message clair sur notre projet de transformation et de restructuration de l’entreprise pour permettre de sortir de la crise… Les demandes de nos métiers internes sont également élevées : ils attendent des solutions pour se transformer. Ce sont des opportunités pour l’équipe IT.
Cela change-t-il les relations IT-métiers ?
Nicolas Nelson. Nous avons des relations étroites et échangeons régulièrement. Sur le court terme déjà, nous sommes dans une approche d’analyse de leurs priorités et d’évaluation de leurs besoins. De manière plus structurelle, nous avons aussi besoin de faire évoluer nos relations pour nous rapprocher des métiers et faire disparaître la couche intermédiaire d’assistance maîtrise d’ouvrage, qui servait parfois de tampon entre l’informatique et les métiers. Nous avions déjà une réflexion de transformation de cette organisation que l’on va poursuivre. Enfin, au niveau de l’entreprise, nous devons développer la méthode du « Value Management », c’est-à-dire une capacité d’évaluation des besoins en faisant la part du coût généré par les projets et la valeur acquise. Il y a souvent une marge d’optimisation… dans la simplification notamment. On va accompagner les métiers également dans cette démarche pour leur permettre de faire des choix qui parfois pondèrent l’enthousiasme de certains acteurs qui veulent des solutions trop sophistiquées… C’est de l’IT Frugality : on vise le meilleur compromis entre les coûts et la valeur générée.
Peut-on dire que l’innovation perdure même en cette période difficile ?
Nicolas Nelson. Dans nos prévisions, nous allons baisser notre budget de l’innovation, mais il va rester conséquent. Au niveau du groupe Air-France-KLM, nous avions prévu en 2020 de dépenser 270 millions d’euros en innovation sur un budget global de l’IT de l’ordre de 750 millions. Nous allons finir cette année autour des 130 millions, du fait de l’arrêt de tous les projets et du redémarrage très prudent dans lequel on se place. A l’avenir, notre niveau de dépenses en matière d’innovation devrait se situer entre 180 et 200 millions d’euros. Et ce car tous les métiers du groupe seront très demandeurs de solutions IT pour leur propre transformation.
C’est-à-dire ?
Nicolas Nelson. Notre transformation informatique va viser plusieurs points. Primo, l’adaptation à la baisse de l’activité et une amélioration de notre performance interne en termes de coûts et d’efficacité. Cela passera par des changements d’organisation, par une révision de notre stratégie de sourcing ou d’outsourcing de certaines activités, par diverses optimisations locales pour gagner en termes d’efficacité globale… Ce sont des changements que nous avions prévus, mais que nous allons accélérer.
Auriez-vous des exemples à citer ?
Nicolas Nelson. Concernant le sourcing, de nombreux développeurs étaient fournis par environ 80 sociétés de services. Nous voulons aujourd’hui aller vers des « Manage Delivery Centers », gérés par des fournisseurs en partenariat, mais en moins grand nombre. Nous allons aussi modifier notre organisation de développement pour mettre en place des pratiques de compétences pour mieux développer les connaissances et des parcours de carrière sur nos internes et gagner en flexibilité notamment. Nous avons aussi des optimisations en termes d’organisation des activités liées aux infrastructures et aux couches techniques en faisant appel à la sous-traitance pour se concentrer sur nos savoir-faire particuliers. On se recentre sur nos cœurs de métiers en rationnalisant nos organisations et en cherchant les convergences encore existantes entre Air France et KLM.
Cette crise a-t-elle modifiée votre vision de vos prestataires et fournisseurs ?
Nicolas Nelson. Nous avons écrit à tous nos fournisseurs en leur expliquant notre situation économique et l’urgence de réduire les coûts (report de paiement, renégociation de certains contrats…). Certains ont joué le jeu et ont été réellement force de propositions quand d’autres pas du tout, en utilisant leur position dominante… Cela nous conduira probablement à privilégier certains fournisseurs parmi d’autres, lorsque l’opportunité se représentera.
Face aux difficultés, comment réagissent vos équipes ?
Nicolas Nelson. Remarquables et extrêmement impliquées, totalement solidaires avec les équipes opérationnelles de terrain. Nous avons eu une mobilisation forte et spontanée. Aujourd’hui, nous sommes encore en activité partielle et en télétravail… Notre objectif désormais est de ramener les équipes au bureau, de leur redonner une visibilité (plus grande agilité dans nos modes de fonctionnement) et de les mettre en action par rapport aux enjeux de transformation évoqués précédemment. Pour autant, nos prestataires ne reviendront pas dans nos locaux, ils resteront dans les locaux de leurs employeurs.
Comment travaillez-vous sur votre culture d’entreprise en cette période ?
Nicolas Nelson. Nous allons favoriser les retrouvailles, la rencontre et les échanges, même si le télétravail va perdurer encore quelque temps. On veut également engager tous les personnels dans la transformation de l’entreprise et à laquelle ils sont très attachés. Tout le monde doit s’inscrire dans ce projet et jouer son rôle dans un contexte très « challenging ». On compte sur chacun pour apporter sa pierre à l’édifice. C’est un sujet essentiel dans les mois à venir : nous avons des difficultés, mais nous avons un plan de sauvetage de l’entreprise pour lequel nous avons besoin de la force de chacun pour s’en sortir. Nous allons d’ailleurs les accompagner dans des opérations de formation, de reskilling, de montée en compétences, de mobilité interne… Notre secteur est frappé de façon inédite ! Tout le monde souffre de manière analogue et de nombreuses incertitudes persisteront encore longtemps… Ce qui fera la différence dans les mois et années qui viennent, sera notre capacité à trouver le souffle et l’énergie pour se transformer rapidement afin de pouvoir repartir.
* sous la direction de Jean-Christophe Lalanne, DSI Groupe et Vice-Président exécutif CIO d’Air France-KLM. Paul Elich, CIO, est le DSI de KLM aux Pays-Bas.