Interview de Gérald Karsenti,
Vice-président de HP et P.-D.G. de HP France
Propos recueillis par Catherine Moal
La chute vertigineuse des ventes de PC impose au leader mondial du marché de se développer dans le stockage, le réseau, les logiciels… Gérald Karsenti, vice-président de HP et PDG de HP France, revient sur cette révolution numérique en cours, où l’utilisateur dicte sa loi au monde de l’entreprise. Du jamais vu.
Alliancy, le mag. Beaucoup d’acteurs de l’informatique vivent une période chahutée, dont HP. Comment l’expliquez-vous ?
Gérald Karsenti. Ce qui se passe actuellement dans notre secteur est assez unique. Deux mondes – celui du consommateur et celui de l’entreprise -, qui se développent jusqu’à présent en parallèle, vont se rejoindre. D’un côté, nous sommes vraiment devant une révolution numérique au niveau de l’individu, rendue possible pour deux raisons, le réseau et les outils de développement.
De l’autre, on trouve le datacenter, car il faut encore produire de l’énergie informatique… Mais, c’est parce que la technologie bouge et que l’on assiste à cette explosion d’objets numériques, que ces « usines » doivent être de plus en plus performantes. Ceci dit, HP est le seul groupe à avoir un regard équilibré sur l’ensemble de cette chaîne de valeur. Aucun de nos concurrents n’est présent à la fois dans le monde de l’utilisateur, du datacenter et entre les deux, du réseau.
La montée du Byod* est donc inéluctable ?
Dans notre vie privée, à notre domicile, nous utilisons des technologies très innovantes… Il serait de moins en moins acceptable pour l’utilisateur d’avoir à les multiplier parce que son patron ou le DSI de son entreprise, ne sait pas les intégrer.
C’est aussi ce qui explique la chute du marché du PC ?
Tout à fait. Certaines personnes pensent même que le PC est mort… Ils ne lui voient aucun avenir. Ce n’est pas mon point de vue. Simplement, les « form factors » [formes, NDLR] évoluant, les technologies suivent. Les PC vont changer, même les tablettes se transforment déjà…
Quand on utilise une tablette intensément, on déploie un clavier, certains y ajoutent une souris ou une batterie de rechange… Comment cela s’appelle-t-il ? Un PC portable, non ? Quelle différence faire également entre une tablette et un smartphone par exemple ? Est-ce vraiment utile d’avoir ces deux terminaux ? En fait, TOUT va bouger. Alors, oui, dans ce contexte, le PC tel qu’il est aujourd’hui, va chuter parce qu’il va évoluer.
Comment réagit HP ?
Tout ceci veut dire que l’on se dirige vers des standards ouverts, totalement flexibles, normalisés… Nous devons donc être capables d’intégrer rapidement et efficacement toutes ces technologies et assurer une certaine convergence. C’est là que toute la lueur de notre stratégie prend sa place. Lancée dès 2007, cette notion de « Converged Infrastructure » a évolué pour devenir un « Converged Cloud » où l’on fait travailler des environnements très différents, toujours avec cette logique d’ouverture. Depuis, HP s’est juste adapté et continue à investir là-dessus. C’est la raison pour laquelle nous réussissons plutôt pas mal aujourd’hui.
Cela veut dire qu’il ne faut pas rater beaucoup de virages dans ce marché. Ca bouge très vite. Il faut toujours être sur le qui-vive. Et, autant, nous avons eu un passage délicat après le lancement avorté il y a deux ans de la HP TouchPad (qui, au final, ne nous a pas trop porté préjudice car nous sommes restés leader mondial du PC), nous accélérons maintenant les annonces sur les terminaux que le consommateur souhaite.
Par exemple ?
A l’automne dernier, nous avons lancé le PC détachable HP Envy X2 sous Windows 8… Clipsée à son clavier, cette tablette devient un PC portable avec toute sa connectique et 16 heures d’autonomie [8 heures pour chacun des appareils, NDLR]… Voilà une évolution phénoménale. Nous ne sommes pas les premiers à l’avoir fait, mais de nombreux innovateurs vont avoir plein d’idées et des produits vont émerger, tout aussi évidents.
Très prochainement, nous allons aussi sortir le PC tout-en-un mobile HP Envy Rove 20 sous Windows 8… Pour rappel, nous avons annoncé plus de 80 nouvelles plateformes en 2012, dont l’imprimante à jet d’encre la plus rapide au monde, l’Officejet Pro série X. C’est dire la vivacité qu’il y a dans nos laboratoires de R&D.
Et dans le domaine professionnel ?
Nous avons annoncé Moonshot, une nouvelle classe de serveurs optimisés pour accompagner l’explosion des données, en particulier dans le cloud, grâce au cloud ou avec le cloud… Le volume des données double tous les dix-huit mois, il faut bien y faire face ! Ces serveurs permettent de réduire l’emplacement au sol et la consommation énergétique de l’ordre de 90 %… Ce sont des gains invraisemblables.
Et concernant le stockage ?
Même chose. Il faut, comme pour les serveurs, avoir de la performance au meilleur coût et un impact environnemental minimum. Il faut pouvoir accéder à l’information très rapidement, tout en augmentant la densité. Mais là, nous pensons que les technologies actuelles, de type flash, seront obsolètes d’ici trois ou quatre ans. Il va donc falloir se diriger vers de nouvelles technologies, comme la technologie Memristor issue des travaux du Professeur Leon Chua, de l’Université de Californie à Berkeley, en 1971. Ce « quatrième » bloc basique pour construire des circuits peut conserver les données lorsqu’il n’est pas alimenté électriquement. Si cette innovation n’a pas été uniquement le fait d’HP, par contre les transpositions sous forme de certaines applications est unique à HP… De quoi faire la différence.
Et, enfin, sur la partie logicielle…
Nous avons effectué tout un train d’annonces sur les réseaux, les technologies et le software. On a inventé des logiciels qui permettent de gérer le réseau, mais aussi le datacenter pour le rendre plus efficient, comme Software Defined Datacenter, Software Defined Network… Des annonces encore très différencientes entre nous et nos concurrents.
Justement, vous parlez de cloud, qu’en est-il de vos partenariats avec Numergy et CloudWatt, les deux clouds souverains français ?
Nous sommes partenaires des deux, dans le sens où ils nous achètent notre technologie. Ce qui change, c’est l’approche. A Numergy [SFR, Bull et CDC, NDLR], nous fournissons toute l’infrastructure et les logiciels HP. Tandis que Cloudwatt [Orange, Thales et CDC, NDLR] a choisi notre technologie, mais d’autres également. Numergy s’appuie sur nous et d’autres partenaires stratégiques pour attaquer le marché. Mais nous ne sommes pas exclusifs. Cloudwatt fait tout de bout en bout, y compris l’aspect commercial. Ce sont donc deux clients, avec chacun ses spécificités.
Vous disposez aussi d’une offre Infogérance et Cloud, n’est-ce pas ?
Nous comptons trois datacenters en France, deux de dernière génération [Tier IV, niveau le plus élevé en matière de normalisation, NDLR] en Isère et le troisième en Ile-de-France. Et nous allons continuer à investir sur ces sites. Néanmoins, en complément des offres de Numergy et de CloudWatt qui s’adressent principalement aux clients intermédiaires, nous sommes plutôt sur les grands comptes. Si parfois, nous sommes concurrents, c’est à la marge.
Le besoin pour certains de positionner les données en France, vous l’entendez ?
Bien sûr. D’où nos investissements continus en France. Nous venons de doubler la capacité de Grenoble pour ces raisons-là. Mais quand vous avez mis des données dans le cloud, ça bouge… Aussi, chez HP, il n’y a pas d’offres cloud, sans parler de big data et de sécurité. C’est un triptyque indissociable. Bien sûr, nos clients veulent s’assurer du positionnement de leurs données, mais aussi de leur destruction potentielle… La sécurité n’est pas un vain mot. Pour cette raison, elle fait partie des axes stratégiques de notre offre aux entreprises chez HP.
Quel est notre métier au fond ? Demain, il consistera à mettre la bonne information dans les mains de la bonne personne pour qu’elle prenne la bonne décision au bon moment. Mais, pour y parvenir, il faut être capable d’aller chercher les bonnes informations, d’où la notion de Business Intelligence, de Datamining, de Data Analysis…
Et c’est compliqué ?
Accéder à l’information n’est plus un problème. Par contre, trouver l’information pertinente pour prendre des décisions intelligentes, cela est un art. Nous avons donc racheté plusieurs sociétés, dont l’éditeur britannique Autonomy, qui permet de gérer de l’information structurée et non structurée, quelque soit le format. Puis, Vertica pour faire de la gestion de l’information en temps réel. Par exemple, durant les JO de Londres, ce sont manifestement des logiciels HP qui ont permis d’arrêter de possibles terroristes… Nos outils très poussés étaient couplés aux caméras de surveillance (décryptage de mouvements, de faciès…). De tels systèmes permettent aussi d’accompagner toutes les stratégies souhaitées de développement marketing grâce au profilage des clients et prospects de nos clients justement.
Où se situe la France dans ce domaine ?
Mieux qu’on ne le pense. Globalement, nous ne sommes pas en retard, mais pas très en avance non plus. Il existe un gisement. Mais les clients veulent savoir à quoi cela sert, quel retour sur investissement en attendre… Il y a une confusion entre information et compétence. Comment peut-on utiliser une masse d’informations pour être encore plus réactif, plus rapide… C’est cela l’enjeu ! Les entreprises ne savent pas toujours ce que l’on peut en faire.
Comment est-ce possible ?
Les clients cherchent toujours à investir dans les technologies avec un retour sur investissement qui n’est pas forcément immédiat, ni facile à mettre en avant pour nous. Pour autant, ce que j’ai observé et c’est nouveau, plus un seul dirigeant de grands groupes ne nous questionne sur l’intérêt du Big Data. Le monde a changé. L’informatique, qui était vue comme un centre de coûts, est désormais un outil stratégique de compétitivité. Par contre, il faut du temps parfois pour investir, surtout en période de crise… C’est ce qui peut générer du retard.
Et dans les PME ?
Les PME l’ont compris aussi. Par contre, le coût leur pose problème. Aussi, ce qui va émerger pour ce marché, ce sont les services de Cloud. Ce sera la grande évolution des années à venir, qui a déjà commencé… Demain, vous n’allez plus acheter un centre informatique, vous achèterez un service. Cela ira progressivement, mais sûrement ! Et les entreprises gagneront en flexibilité, en compétitivité.
Quels secteurs utilisent déjà cette puissance de calcul ?
C’est le cas dans deux directions, la sécurité et le marketing. Aujourd’hui, quand on surfe sur le net, les bandeaux publicitaires s’affichent en fonction de vos centres d’intérêt. Derrière cela, il y a de très puissants outils de croisements de données. C’est vraiment un débouché auquel je crois. La banque et l’assurance sont aussi en train d’exploser. Ils sont très sensibles à la flexibilité et à l’optimisation de la gestion d’intelligence des données. D’ailleurs, le fait qu’ils aient besoin de faire converger des offres banque et assurance a été un plus. Indéniablement.
Mais, d’autres secteurs, comme la santé, bougent aussi. Là, la notion de sécurité, surtout de confidentialité des données, prend une dimension considérable. Nous avons donc des équipes qui aident ces clients à sécuriser et à mettre en place des systèmes d’information flexibles propriétaires.
Et dans l’industrie ?
C’est variable selon les secteurs. Tous ceux qui utilisent de la donnée massivement s’en occupent vraiment. L’automobile, l’aéronautique, l’énergie… Mais rares sont ceux qui ne sont pas concernés.
Vous avez cité quelques acquisitions récentes. Elles se sont multipliées ces dernières années (3Com, EDS, Palm, 3PAR…). Vous allez poursuivre sur ce rythme ?
Meg Whitman, CEO de HP, l’a dit très clairement. Il y aura moins d’acquisitions cette année, sauf sur des niches pour compléter technologiquement nos offres… 2013 est plutôt l’année de l’intégration, de l’homogénéisation et des synergies entre les différentes solutions.
Et en termes de partenariats ?
Je crois beaucoup à la « coopétition ». Demain, nous serons tous compétiteurs et tous partenaires sur les différents segments. Avec SFR par exemple, nous participons à la réussite de Numergy dans le cloud. Mais, en même temps, ils vont concurrencer HP et IBM…
Microsoft, premier partenaire mondial d’HP, lance Surface, une tablette en concurrence avec des produits HP… et nous les aidons à promouvoir Windows 8. Il faut tout faire pour assurer une lecture facile aux clients. Mais là, nous commercialisons chacun nos tablettes…
Avec Google, comment voyez-vous les choses ?
C’est nouveau pour nous. Est-ce un concurrent, un partenaire ? Google pourrait se positionner demain sur le cloud et être notre concurrent… Ce n’est pas le cas, mais ça le pourrait le devenir… Pour autant, quand ils nous aident à mettre au point des solutions Android sur des tablettes HP, c’est un partenaire. Et Google est clairement un concurrent de Microsoft, qui lui est notre partenaire historique.
Qu’est-ce qui fera alors la différence ?
La compétence va être clé dans ce contexte, comme le capital humain.
Comment bouge HP sur ces points ?
En termes de formation, nous avons pris plusieurs engagements au niveau du groupe. Nous souhaitons former un million de personnes, comme de jeunes diplômés sur les systèmes d’information et les enjeux du numérique. En France, ça se traduit par un plan sur les quatre ans à venir de prendre 10 % de cette part, soit 100 000 personnes concernées. Nous avons aussi depuis trois ans, l’Université HP qui fonctionne bien [4 000 jours/homme par an, NDLR] et développons des partenariats pour favoriser l’emploi.
Mais, vous avez aussi un plan social en cours ?
D’abord, HP France marche plutôt bien. Nous avons donc été épargnés par rapport à d’autres au sein du groupe. Aujourd’hui, nous sommes plusieurs milliers de salariés en France, soit environ la taille d’un IBM. 29 000 suppressions de postes sont prévues d’ici à fin 2014 au niveau du groupe, dont 520 en France. J’ai fait réduire ce chiffre à 308 fin 2012. En parallèle, nous lançons un plan d’embauches d’environ 140 jeunes… pour moitié de futurs apprentis et pour moitié, de jeunes diplômés.
Pourquoi cette démarche ?
Je ne veux plus voir nos ingénieurs partir à la concurrence. Nous avons donc opté pour des départs volontaires en préretraite exclusivement et avons mis la barre à 58 ans, en accompagnant les collaborateurs qui veulent partir à transmettre leur savoir à la génération suivante. Ce système, vertueux, va permettre aux autres collaborateurs d’évoluer dans l’entreprise au fur et à mesure des départs.
La notion d’entreprise sociale, vous y croyez ?
C’est déjà une réalité. Les marchés financiers qui imposent leurs lois depuis 20, 30 ou 40 ans, tout le monde les subit. Et en Europe plus qu’ailleurs. Demain, nous allons passer à quelque chose de plus équilibré. Les entreprises, y compris françaises, vont se recaler sur d’autres impératifs. HP, par exemple, a un programme mondial sur le bénévolat… et encourage ses collaborateurs à consacrer du temps à des associations, des écoles… Demain, les marchés valoriseront les entreprises qui œuvreront pour le bien-être des individus, pour la sauvegarde de l’environnement, et, celles qui n’agiront pas en ce sens, seront dévalorisées ou peineront à capter les talents, or la compétence est clé et le deviendra encore davantage.
Comment cela va se passer ?
Tout cela sera régulé. Il y aura des labellisations, sur la formation par exemple. Comment savoir aujourd’hui si HP est meilleur que Microsoft ou que GE pour former les jeunes qui entrent dans l’entreprise ? Comment évaluer ce que les entreprises font pour développer les talents ? Pour assurer le bien-être ? C’est très compliqué… Les critères sont différents, chacun a sa façon de faire… Nous ne sommes pas encore capables de définir des étalonnages. Donc, il faudra des instituts pour définir des critères, à l’image des agences de notation pour la partie financière. Demain, les entreprises seront notées sur leur contribution à l’environnement, à l’œuvre sociale… C’est un sujet absolument vital pour Meg Whitman, qui travaille notamment avec Mickael Porter sur ce sujet et cela se matérialise.
Mais cela vous sert aussi ?
Oui, bien sûr. Mais quand vous sortez des serveurs qui sont mille fois plus puissants que les précédents, qui prennent 90 % de place en moins et qui consomment 90 % de moins d’énergie, il faut vendre quatre fois plus de serveurs pour compenser le chiffre d’affaires que l’on va naturellement perdre… Ce qui valait très cher il y a quelques années ne vaut plus rien aujourd’hui et cela va continuer. Aujourd’hui, on sort des technologies qui changent la donne. Mais, en même temps, on sort des applications qui sont plus gourmandes, en puissance de calcul, en capacité de stockage…
L’innovation est donc la clé ?
Ne survivrons que ceux qui investissent en innovation. Ce n’est même plus une question de puissance économique. Il faut avoir les reins solides, car l’innovation va continuer tambour battant. Et là encore, il faut apporter de la valeur au client. Je le rappelle, l’informatique est devenue un outil stratégique. Regardez le prix que vient d’obtenir David Fattal, ingénieur chez HP… Spécialiste de la téléportation quantique, c’est l’un des jeunes chercheurs en physique les plus en vue de sa génération. A 33 ans, il a inventé une technologie qui permet de voir en 3D les images sur un portable… C’est cela qui fera notre différence.
C’est aussi le souhait de Meg Whitman?
Surtout. Meg Withman a fait passer HP de l’acquisition à l’innovation, c’est l’une de ses grandes contributions. Nous investissons plus de 3 milliards de dollars en R&D chaque année. Fondatrice et CEO d’Ebay pendant dix ans, passée par la politique, c’est un entrepreneur habitué à la compétition. Chez HP depuis septembre 2011, elle est dans l’action, tout en posant des fondations pour le long terme. C’est une nouvelle stratégie qui voit le jour.
* BYOD pour Bring your own device, ou, désormais en français, « Avec », pour Apportez votre équipement personnel de communication
Retrouvez cet interview dans le n°4 d’Alliancy le mag, pour recevoir votre exemplaire : abonnez-vous !
Photo : Olivier Roux pour Alliancy, le mag