Les champions du numérique doivent montrer patte blanche

[Billet d’humeur] Le contrat de confiance entre les entreprises et leurs grands fournisseurs tech n’aura jamais été aussi difficile à préserver qu’en 2025… Face aux frustrations, des comportements exemplaires sont nécessaires.

Récemment, lors d’un échange en petit comité à la rédaction, un responsable en poste dans une grande entreprise française laissait poindre son agacement et sa lassitude : « J’ai l’impression que, de plus en plus, les gains de productivité amenés par les solutions numériques sont absorbés par d’autres contraintes et préoccupations, comme les incertitudes sur les augmentations des prix des licences et des abonnements. » Et au-delà des chocs déjà subis par les entreprises ces dernières années, il mettait en avant que la crainte de la dépendance technologique et financière — vis-à-vis d’augmentations futures des prix, par exemple — contribuait largement aujourd’hui à bloquer « l’élan de transformation » qui avait souvent prévalu en interne jusque-là. Autrement dit, le comportement et les pratiques de certains acteurs du numérique, notamment les plus grands et omniprésents d’entre eux, commençaient sérieusement à éroder le capital confiance dont ils disposaient naturellement, grâce à l’efficacité de leurs solutions et aux changements qu’ils déclenchaient dans une organisation.

Cette remarque m’a tout de suite fait penser à une analyse que j’ai lue récemment. Dans son numéro de janvier 2025, le magazine Alternatives Économiques propose un dossier utile sur l’enjeu de la productivité pour nos entreprises. Au-delà des difficultés de définition et de mesure des indicateurs — et du débat socio-économique qu’ils ne manquent pas de provoquer — c’est au détour de l’interview de la chercheuse en économie Florence Jany-Catrice que le couperet est tombé. La titulaire de la chaire EQAM à l’université de Rouen Normandie exprime en effet un avis tranché que je n’ai pas souvent vu écrit de cette façon : « Nous avons tous en tête le paradoxe de Solow, l’économiste américain écrivant en 1987 qu’il voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité […] Les explications de ce décalage sont nombreuses. L’une des plus importantes consiste à rappeler que le secteur des nouvelles technologies a d’abord pour objectif son chiffre d’affaires et sa profitabilité, et non pas d’être utile aux gains de productivité des secteurs clients. Les GAFAM se moquent de savoir à quoi servent leurs innovations, du moment qu’elles rapportent. »

Bien sûr, la généralisation est sévère et le jugement sans doute simpliste, mais son expression renvoie quoi qu’il en soit à une réalité à laquelle font face les acteurs de tout l’écosystème : la confiance est une denrée de plus en plus précieuse. Déjà sévèrement mise à mal par les aléas de la géopolitique et des intérêts d’État — entre crainte d’espionnage et effets des lois extraterritoriales — l’image de la tech et de ses géants subit également les coups de boutoir des actualités récentes, avec des patrons-stars qui s’associent au premier plan aux outrances d’un Donald Trump et se greffent à sa vision du monde faite de chaos et de « post-vérité ».

Fragile confiance qui risque donc aussi de souffrir de plus en plus des promesses non tenues sur la productivité en 2025 ! C’est pourquoi les investissements massifs dans l’intelligence artificielle générative, autant que les frustrations que génèrent ses mises en œuvre opérationnelles, sont scrutés d’aussi près. Au-delà d’un discours convenu sur l’efficience amenée par le numérique, servi depuis des années sous toutes ses formes, les champions doivent donc plus que jamais apporter des preuves. Des preuves qui devront désamorcer le sentiment qu’ils cherchent avant tout à capter la valeur au sein des pays européens… au détriment de tout le reste.