Après sa carrière de sprinteur olympique, Bruno Marie-Rose a vécu sa deuxième passion pour les métiers de la technologie, jusqu’à prendre la direction des systèmes d’information et de la technologie des Jeux Olympiques de Paris 2024. Il revient pour Alliancy sur certains des enseignements de cette expérience hors norme.
Vous avez accepté de livrer votre expérience lors de notre soirée « What’s Next, CIO ? », consacrée à l’épineuse question de l’enthousiasme face aux transformations permanentes. À travers votre parcours, ce sujet vous touche-t-il particulièrement ?
Il y a effectivement beaucoup de concepts que nous avons évoqués durant cette soirée qui font écho aussi bien à mon parcours professionnel qu’à mon parcours sportif. Sport et technologie, ces deux sujets sont une histoire de passion. Mais cette passion n’est pas qu’une question individuelle. Dans ma carrière de sportif de haut niveau, j’ai pu atteindre la plus haute performance en athlétisme sur une épreuve comme le 200 mètres mais aussi en équipe, avec le 4 x 100 m, épreuve pour laquelle nous avons battu le record du monde en 1990. Au-delà de l’enthousiasme et de la performance individuelle, parvenir à sublimer une équipe est donc une dimension qui me touche énormément.
L’expérience unique des Jeux Olympiques de Paris 2024 doit également vous donner une perspective particulière en la matière. Comment avez-vous vu évoluer vos équipes « tech » pendant les différentes phases de ce projet hors norme ?
Pour résumer, il y a trois grands piliers pour la direction technologiques des Jeux. Le premier est le développement des systèmes d’information qui ont permis au comité d’organisation de fonctionner. Il faut voir ce dernier comme une entreprise qui a grandi très vite. En 2018, nous n’étions par exemple qu’une trentaine dans le comité, dont deux personnes pour la technologie. Nous avions donc des besoins de start-up. Mais rapidement, nous avons atteint la taille d’une entreprise intermédiaire, avec à peu près 5 000 collaborateurs internes et un périmètre d’organisation ouvert sur plusieurs centaines de milliers de personnes à l’externe. Et aujourd’hui, nous sommes en train de faire disparaître cette organisation, comme cela était prévu après les Jeux. Notre rôle de direction des systèmes d’information a donc dû s’adapter à ces changements rapides et accompagner les équipes en ce sens.
Quels sont les deux autres piliers ?
Le deuxième pilier, c’est ce qu’on peut appeler la « technologie industrielle » pour assurer la livraison d’un grand événement sportif. Il s’agit des technologies présentes dans les stades par exemple, allant de l’affichage sur les écrans géants jusqu’au chronométrage. Le « timing » et le « scoring », en particulier, sont essentiels pour classer les athlètes instantanément et sans erreur. C’est un système d’information spécifique à ces opérations, contrairement au système « corporate » du premier pilier. C’est quelque part le cœur du métier sur lequel on espère n’avoir jamais à entendre parlé de l’IT, signe que tout se déroule parfaitement.
Et puis, il y a un troisième pilier, transversal et assez structurant par rapport à tout ce qui est dit sur le rôle proactif et le positionnement « business » d’une DSI aujourd’hui. Comment mettre la technologie au service de l’ambition globale de Paris 2024 ? On parle ici de Jeux sécurisés et soutenables. La cybersécurité était une préoccupation majeure, demandant un travail particulier. Quant au deuxième point, nous sommes encore en train de réaliser tous les bilans, mais ces Jeux Olympiques ont vraiment réduit l’empreinte carbone de la livraison d’événements, c’est une réalité.
Dans ce contexte, au-delà de vos équipes IT, a-t-il été simple de créer de l’enthousiasme pour la technologie auprès des « métiers » de Paris 2024 ?
Il faut avoir en tête la sociologie particulière du comité d’organisation. C’est un écosystème très hétérogène en termes de parcours des collaborateurs, de leur âge, de leur expérience, de leurs métiers… Dès le départ, il y a donc eu un enjeu très fort de fédérer cet écosystème hétérogène pour bâtir une confiance vis-à-vis de la technologie, qui allait être centrale pour les Jeux. Cette confiance est passée par une capacité de la direction de la technologie à démontrer sa connaissance métier et sa proximité avec tous les acteurs de l’organisation.
Un deuxième aspect pour créer cet enthousiasme vis-à-vis de la technologie, a été d’être orienté « service ». Le réflexe de beaucoup d’acteurs « métier », c’est de demander des produits, comme ceux qu’ils ont vus sur le marché ou lors d’une expérience précédente. Or, le but est de leur montrer l’intérêt de pouvoir s’appuyer sur des « tech business partners » qui vont comprendre précisément leurs besoins et adopter une démarche de maturité et d’influence vis-à-vis des demandes. Autrement dit, c’est la capacité de nos équipes à dire « oui, mais… » ou « non, mais… » face aux demandes, pour ne pas se tromper de combat. La subtilité, c’est que cette façon d’infléchir la discussion face à une demande ne doit pas être vécue comme un symbole de défiance vis-à-vis du métier, mais plutôt comme le moyen d’apporter la meilleure solution possible.
Vos équipes IT ont-elles dû être remobilisées à certains moments du projet, afin de mieux faire face à des situations anxiogènes ?
J’ai décrit les transformations importantes vécues naturellement par le comité d’organisation au fur et à mesure de l’avancée de l’organisation des Jeux. Dans ce contexte, il y a évidemment des épisodes que l’on n’avait pas entièrement anticipés. En particulier, pour respecter nos engagements budgétaires, nous ne pouvions pas recruter de nouvelles compétences systématiquement, malgré l’évolution de nos besoins année après année. Nous avons donc dû transformer le métier d’environ 40 % de nos équipes IT, en particulier pour les amener sur le deuxième pilier technologique. Des profils de développeurs de systèmes d’information sont ainsi devenus des responsables de technologies de sites olympiques, en se réinventant complètement.
Malgré l’enthousiasme pour le projet des Jeux, il est toujours anxiogène de changer de métier en cours de route… Cela demande de sortir de sa zone de confort. Mais, a posteriori, je me dis que nous avons réussi notre accompagnement en la matière, car nous avons pu constater le sourire de ceux qui sont allés déployer des systèmes sur les sites directement, alors qu’ils venaient à l’origine d’un univers moins « terrain », comme le conseil par exemple. Nous avons ressenti un engouement extraordinaire.
Vous avez aussi mentionné une particularité du projet technologique de Paris 2024 : le fait qu’il y ait une « date limite », un plan de départ quasiment total pour les effectifs, anticipé très tôt. Dans ce contexte, n’est-ce pas difficile de maintenir l’engagement, passé le point d’orgue des Jeux eux-mêmes ?
Il est certain que les états d’esprit changent pendant six années. Malgré tout, en tant que manager, l’avantage que nous avons eu, c’est de pouvoir être très clairs sur cette réalité dès le recrutement. Je pense que l’enjeu est donc moins la fin de l’aventure en tant que telle que le fait de savoir gérer les « temps forts » et les « temps faibles » de chacun, à travers des phases de projets très différentes. Pour y parvenir, il est déjà très important d’avoir pu anticiper et écrire toutes les procédures jusqu’au bout de l’histoire. Il faut en effet pouvoir se raccrocher aux fondamentaux et ainsi se libérer l’esprit pour garder la motivation quand il s’agit de gérer les imprévus. Notamment au moment de la période très intense des Jeux eux-mêmes !
Cela implique aussi de construire ce qu’on appelle un esprit « One Team » avec nos grands partenaires technologiques. C’est ce qui permet d’avancer sans se rejeter la faute quand il y a des coups durs, des baisses de moral, des incidents… Cela a été un défi, car nos équipes étaient en moyenne plutôt jeunes et elles ont dû elles-mêmes acquérir rapidement ces réflexes managériaux. Tout au long de ces six années, j’ai donc essayé de les inspirer en m’appuyant aussi sur mon vécu de sportif. Un des aspects qui m’a été précieux en la matière, a été de créer les conditions favorisant une culture du « feedback ». Pour un sportif, c’est un élément essentiel de progression. Dans une entreprise, c’est plus compliqué et souvent vécu comme une critique. J’ai beaucoup travaillé pour que la confiance soit là, afin de sortir de cette perception problématique.
Un autre point important a été le travail de définition initiale de notre raison d’être. Dès 2019, nous avons pris ce temps précieux pour poser la vision de Paris 2024. Pourquoi organiser ces Jeux ? Ce n’était pas juste livrer un grand événement sportif… Il fallait mettre en évidence pourquoi nous pensions que c’était « juste ». Ensuite, nous avons décliné cette raison d’être au sein de toutes les directions, afin de mobiliser au plus tôt sur cette promesse et ces convictions. L’innovation technologique au service de l’accessibilité, l’organisation du marathon pour tous, record mondial dans l’organisation d’une course connectée… Autant d’exemples qui nous ont permis de mettre en évidence la différence et le sens qu’apportait la technologie. Cela a un impact fort sur la mobilisation des équipes.